Ma 6e A2 au lycée Gautier (1945/46) a connu trois profs de français-latin : au premier trimestre, M. Darolles, l'homme à la main leste, mais polie (Cf. Gifle ou châtaigne ?) ; ensuite, et pour un temps assez court, Mme Locci, qu'un très mauvais plaisant avait tenté de « seccotiner » à sa chaise. Enfin, et pour le reste de l'année scolaire, le magnifique M. Mucchielli, héros de cette guerre qui avait occupé nos pensées et nos jeux entre la fin 42 et le printemps 45.

    C'est le censeur Fantômas, alias Salini, qui, devant le front de la classe, dressée comme un seul homme (il ne manquait que le ran-tan-plan du « garde-à-vous »), nous avait présenté le jeune prof longiligne, au sourire ombré de mélancolie, avec des mots graves que nous entendîmes à peine. Que nous importait, en effet, l'homélie salinienne ? Nous étions fascinés par la manche et le gant noir plaqués contre le côté droit de notre nouveau prof, si invraisemblables pour un homme de son âge. D'emblée, nous sûmes que nous ferions tout pour être dignes de lui…

    Et il nous le rendit bien, par la qualité et l'originalité de ses cours, certes, unanimement reconnues par les générations suivantes de petites classes, à Gautier, à Bugeaud et plus tard, dans les facs métropolitaines où il a dispensé son enseignement. Mais surtout par les récits de guerre vécus qu'il nous concédait parfois en fin de cours. Car le jeune homme en qui nous n'étions pas loin de voir un grand frère en était déjà à sa deuxième guerre !

    - D'abord, en 1940, élève-aspirant à l'école de l'Arme blindée-Cavalerie, il avait fait partie de l'historique phalange des « Cadets de Saumur » qui, jointe à une force hétéroclite de 1500 soldats pauvrement armés, avait écarté l'ordre de reddition du maréchal Pétain pour résister plusieurs jours à 40 000 Allemands dotés de 150 chars et 300 canons (voir L'honneur des Cadets).

    - Ensuite, à partir de 1943, sur les ailes de la Victoire. Rendu à la vie civile après le fait d'armes de Saumur, il ronge son frein à Alger jusqu'au débarquement américain du 8 novembre 42 (Cliquer ICI), tout en poursuivant ses études de philosophie (il était déjà licencié avant d''être mobilisé en 39) en vue d'un premier diplôme d'études supérieures).




    La reprise des armes de la France, bien sûr, ne peut se faire sans lui, rallié de la première heure à la conjuration des « Compagnons du 8 Novembre 42 » qui ont aidé les Américains à prendre pied en Afrique. Dans les jours qui suivent ce renversement de situation stratégique, il s'engage dans les Forces françaises libres, avant même la création du Corps Franc d'Afrique (1), qui combattra en Tunisie.

    « L'Armée Leclerc » (comme disent ceux qui ironisent sur les galons rapidement mués en étoiles) lui ouvre les bras. Elle vient de s'illustrer dans la campagne africaine (Tchad, Fezzan, Libye) contre L'Afrika Korps et ses alliés mussoliniens. Intégrée à la VIIIe Armée britannique de Montgomery, elle a talonné l'ennemi jusqu'aux confins tunisiens où Américains, Anglais et les régiments d'AFN remis en ligne vont le réduire à merci. Leclerc et les siens, qui combattent depuis 1941, ont besoin, plus que de souffler, de se réorganiser en « vraie » division blindée. Comme la 1ère (général Touzet du Vigier), de recrutement nord-africain, est déjà à l'oeuvre en Tunisie, c'est sous le nom de 2e DB qu'elle va se reconstituer et s'équiper, comme sa grande soeur, au « format américain ».

    Après un court stage à Londres, base arrière des FFL, le sous-lieutenant Mucchielli rejoint en Algérie le régiment de cavalerie le plus ancien de France : le 12e Cuirassiers dit « Dauphin Cavalerie » (créé sous Louis XIV), qui a combattu à cheval pendant plus de deux siècles et notamment à… Iena et Austerlitz. La cavalerie a bien changé. Maintenant, les chevaux sont sous le capot et la cuirasse sur le véhicule, au lieu de l'homme. Et le canon de 75 mm en tourelle vaut dix batteries de Gribeauval 1793. Le jeune officier, ses camarades chefs de peloton (dont Pity, qui va jouer un si grand rôle dans son destin) et leurs hommes se formeront pendant plusieurs mois (en Algérie, puis au Maroc) sur le nouveau matériel américain dont le fer de lance est le fameux char moyen Sherman M4 de 30 tonnes.

    Quand, son entraînement terminé, la division (1) quitte le Maroc pour l'Angleterre, le 12e Cuirassiers aligne 68 de ces chars, répartis en quatre escadrons de 17 machines (5 par peloton + deux de commandement). Elle embarque à Casablanca et, après 11 jours de navigation sous la menace invisible des U-Boot, débarque à Swansea, dans le sud du Pays de Galles.

    C'est dans leur base de toile de West Lutton (Yorkshire) que Mucchielli et Pity suivront pendant plus de trois mois le dernier entraînement en vue de leur débarquement et de la campagne proprement dite de libération du territoire national…


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      Quand les hommes de la division retrouvent celui-ci avec émotion, le 1er août, une partie des forces alliées débarquées en juin se bat toujours en Normandie et en Bretagne contre les « poches » ennemies. La « division Leclerc » néglige ces obstacles résiduels et jamais ne s'attarde, la victoire n'attend pas, dit son chant de guerre. Elle suit le train d'enfer imposé par Patton dit Blood and guts (« Sang et tripes »), son impétueux patron de corps d'armée.


Il passe, il passe, l'éléphant…

    C'est au cours de ces marches forcées que le 12e Cuir. du colonel Noiret va affronter chars, blindés, antichars divers et artillerie autoportée. En moins d'un mois, la charge libère plusieurs villes de la nouvelle « voie sacrée » sous les acclamations des habitants et fait un millier de prisonniers. Mais au prix toujours trop lourd du sang : une quarantaine de tués, plus de 60 blessés et, côté matériel, une quinzaine de chars détruits ou endommagés. À Argentan, le « Belfort » de Mucchielli a encaissé deux coups directs d'un char lourd qui ont tué son chef de char et blessé deux cuirassiers. De son côté, il a détruit au moins un char, deux canons lourds et plusieurs véhicules ou blindés. Aux ordres du capitaine Gaudet, son escadron, « totémisé » Éléphant blanc, engrange succès et citations, passe outre les pertes et poursuit sa route vers Paris. Et, sans le savoir, vers sa pire épreuve : la prise de l'aéroport du Bourget.



(1) Au départ, cette unité de volontaires est de recrutement distinct de celles mobilisées sur place contre les forces allemandes en Tunisie. Elle a connu un afflux enthousiaste de volontaires algérois (dont l'écrivain Edmond Brua, caporal-chef de circonstance). Dans le combat pour la libération du Protectorat, elle est intégrée au format de brigade dans le corps de bataille allié. Après le succès de la campagne, son effectif, « travaillé » par les recruteurs gaullistes ou giraudistes, se partagera entre les divisions de la France Libre (2e DB et 1ère DFL) et les régiments d'AFN, pour les campagnes suivantes (Corse, Italie et France).

(2) La 2e DB (16.000 hommes) comprenait une force blindée de quatre régiments de chars moyens (dont le 12e Cuir.) et légers (1er Spahis marocains) ainsi qu'un régiment de fusiliers-marins sur TD (tanks-destroyers) où servait… le second-maître Jean Moncorgé dit Gabin.





    Jusqu'à ce point du récit, nous nous sommes servis d'archives, de journaux de marche et de rares témoignages de proches (3). Pour son dramatique épilogue, nous nous effacerons devant les souvenirs, encore vibrants d'émotion de l'intéressé et cités en italiques, tels que notre propre mémoire d'élèves de 6e les a retenus pour le restant de nos jours.

    Nous passerons rapidement sur les péripéties connues des combats dans la capitale auxquels ont été associés les escadrons du 12e Cuirassiers et les autres unités de la division : la manoeuvre entre les piliers de la Tour Eiffel, la prise de l'école militaire, les snipers des toits…

    Venons-en directement au 27 août, et sur l'aéroport du Bourget, au terrible jeu de cache-cache avec les grenadiers allemands, entraînés et fortement armés pour le combat antichars.


Traîtrise allemande

    Ils avaient aménagé des trous très bien camouflés sous le tarmac et même les pistes. Ils étaient invisibles des chars quand ceux-ci les dépassaient. C'est alors qu'ils bondissaient de leurs cachettes et tiraient sur le chef de char ou le mitrailleur de tourelle. Mais ce n'est pas comme cela que j'ai été blessé. Mon camarade Pity, qui commandait un autre peloton, aurait pu l'être, car un « feldgrau » surgi de l'arrière avait tenté d'escalader son Sherman, un pistolet et une grenade à manche en mains…

    Nous, les élèves, voyions littéralement la scène comme au cinéma et brûlions de crier « Attention, derrière ! » alors que le « méchant » brandissait ses armes…

    Heureusement, Pity a vu ou senti le danger ou dernier moment, et, comme il avait déjà son 45 au poing, il a abattu l'Allemand avant que celui-ci ait pu tirer sur le cordon d'amorçage de sa grenade…

    Le soupir de soulagement sorti à ce moment de trente bouches de 10-12 ans, le censeur Fantômas a dû l'entendre de son bureau, de l'autre côté de la cour ! Pourtant, nous n'étions pas au bout de nos émotions. L'instant d'après, nous nous trouvions en pleine fusillade. Le danger, cette fois, avait surgi après un moment d'accalmie, alors qu'une vingtaine d'Allemands venaient de se présenter devant les chars, drapeau blanc en tête. Au moment où le chef du 3e peloton français descendait avec une partie de son équipage pour recevoir leur reddition, ils s'étaient jetés à plat-ventre devant une section, au moins, de leurs camarades qui avaient ouvert un feu nourri d'armes automatiques et de panzerfaust (voir infographie).

    Les tirs éclataient de toutes parts. Au milieu de l'orage de projectiles et des éclatements de grenades, c'est à peine si j'ai compris que j'étais touché. Sans doute ai-je dû m'évanouir un court instant. En tout cas, j'ai repris conscience en constatant que j'étais remorqué sur le dos par des bras amis. « Un brancardier », pensais-je. Puis il y a eu un brusque arrêt et j'ai senti peser contre moi ce sauveteur inconnu, avant de plonger dans le noir.

    L'inconnu était son meilleur ami, Pity. De son char, celui-ci avait vu tomber son frère d'armes et n'avait pas hésité à sauter au sol pour le secourir sous les tirs. Hélas, il devait être atteint mortellement d'une balle dans la nuque avant d'avoir pu le mettre à l'abri. Le blessé, laissé pour mort sur le terrain, bras droit déchiqueté par une ou plusieurs rafales, n'apprendra qu'à l'antenne chirurgicale le sacrifice de son camarade, qui avait suivi de peu la mort de deux de ses hommes d'équipage, du Belfort, victimes des premiers tirs.

    Réveillé de l'anesthésie, je prenais à peine conscience de la disparition de mon bras quand j'ai reçu la nouvelle, comme une autre blessure. Mon camarade, mon frère, avait donné sa vie pour moi. Je n'aurais pas trop de la mienne pour le pleurer. Sachez-le, mes enfants : si je devais ne retenir qu'une leçon de ces terribles journées, ce serait que, au coeur du pire que représente la guerre, le meilleur de la condition humaine peut se montrer à tout moment.

    Ces événements dramatiques et ces paroles, rapportées dans leur substance, sinon dans leur forme littérale, disent bien ce qu'a été Roger Mucchielli le reste de sa vie durant : un patriote, un humaniste engagé contre l'adversité et l'ignorance.

(liens)




(3) Nous devons des précisions et documents précieux à l'épouse de Roger, Arlette Bourcier-Mucchielli, elle-même ancien professeur à La Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Nice.






Autres écrans sur Es'mma consacrés à Roger Mucchielli :

"Savoir, acquisition et partage"

"L'honneur des cadets", Saumur 1940.


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