Alger_3caramels1939



PREMIÈRE RENTRÉE (1945) À GAUTIER

Gifle ou châtaigne ?

(Texte et dessin de Jean Brua)




   Bien qu'il précède d'un mois les souvenirs de nos propres rentrées (bienheureux septembres de là-bas !), le réveil des piaillements de cour de récré me ramène chaque année à l'aube de ma carrière lycéenne à Gautier, et à la tortueuse conception de la discipline qui me fut révélée de mon premier professeur de français-latin, M. Darolles.

   L'inoubliable Darolles était un homme proche de la cinquantaine, affligé d'une épaisse myopie et de lunettes en cul de bouteille qui proclamaient son bon droit à refuser de lire l'écriture au crayon. Prohibition sans appel qui me valut mon premier zéro dès la matinée de rentrée en 6e d'octobre 1945.

   J'arrivais de l'école Duc-des-Cars, tout fier de mon orthographe et plus encore de ma trousse de cuir (tellement plus chic que le plumier du primaire) richement pourvue de porte-plume fléchés "sergent-major", crayons, gomme et compas. Hélas pour moi et beaucoup d'autres boudjadis de la 6e A2 (voir la troupe 45-46 en photos de classe), le trou réservé à l'encrier dans la table de bois était aussi vide que l'orbite droite de l'amiral Nelson !

   Les démunis de stylo (accessoire encore peu courant) écrivirent donc à la mine de graphite leur dictée de contrôle. Et quel ne fut leur dépit, quand, au lieu de la déposer dans son cartable défraîchi avec les copies à corriger, le prof la leur rendit illico, frappée du sceau rouge d'un "ouallou" souligné deux fois ! Ceux qui en pleurèrent (j'en étais) eurent tort. Ils ne savaient pas, les chérubins, qu'ils venaient de bénéficier d'une mesure de clémence pour délinquant primaire. Car, en tout autre circonstance que cette première classe, le zéro (ou le moindre manquement à la discipline) serait désormais suivi d'une sanction contondante dite "à la carte". Le code pénal darollien offrait le choix entre la gifle et la "châtaigne".

   La gifle, tout le monde connaît. Mais la châtaigne mérite explication : il s'agit d'un coup sec donné sur le sommet du crâne avec les premières phalanges de l'index et du majeur du poing fermé, dans une vive rotation de poignet. C'est assez douloureux (c'est fait pour), mais guère plus que la gifle. Pourtant, c'était presque toujours cette dernière qu'on choisissait, parce que, une bonne tarte, c'est quand même plus franc de collier qu'un coup qui vous arrive par derrière. Est-ce à dire que le cher Darolles nous prenait en traître ? Pas du tout, comme vous le montre ce petit dialogue qui résume le rituel de la sanction :

   - Tu préfères une gifle ou une châtaigne ?

   - Une gifle, M'sieu.

   - Demande-la poliment.

   - M'sieu, j'peux avoir une gifle s'il vous plaît ?

PAF ! (petit carillon dans les oreilles et empourprement instantané de la joue)

   - ...

   - Et alors, qu'est-ce qu'on dit ?

   - Heu... Merci, M'sieu !