Il y a 70 ans, le débarquement allié faisait d'Alger la plate-forme de la Libération…
Retour au "prologue" romanesque de Cherchell…


Par Jean BRUA, d'après des extraits de son article dans "Nice-Matin" (nov. 92)


   J'allais avoir 8 ans dans cinq semaines et, sans doute, n'avais-je pas une conscience très claire des événements qui préoccupaient mes parents : la défaite de 40, l'occupation de la France (on ne disait pas encore "la Métropole"), les soldats prisonniers, le drame de Mers el Kébir, le poids des premières mesures antijuives sur plusieurs de nos amis…
   Au soir du 7 novembre 1942, je m'étais donc endormi, dans notre appartement des hauteurs du Forum, d'un sommeil d'autant moins encombré de soucis que le lendemain était un dimanche. Autant dire que, réveillé au canon vers 3 ou 4 h du matin, j'étais loin d'imaginer que ce grondement persistant pouvait être autre chose que celui de l'orage. Ni que cette intrusion brutale de la guerre dans mon univers d'enfant ouvrait une période de trois ans, pendant laquelle mes pensées, mes inquiétudes et mes espoirs allaient être tendus vers un but supérieur : la libération de la France et la victoire sur le diable allemand.
   La mémoire des Es'mmaïens de mon âge s'est souvent manifestée à propos de l'événement considérable que fut le débarquement par quoi tout a recommencé.
   Je ne reviendrai pas sur les différentes anecdotes liées à la découverte des GI's (quasiment des Martiens !) des jeeps, du chewing gum et du jazz. Pour célébrer ce 70e anniversaire, je ne me suis donc rajeuni que de vingt ans, en réunissant des extraits d'une page spéciale que j'avais réalisée pour mon journal Nice-Matin (manchette dans le titre) en novembre 1992.
   C'était une justice que je croyais devoir à la "Grande Histoire" de notre Algérie, celle qu'on ne commémore jamais, bien qu'elle ait fourni à la France un part essentielle des moyens humains qui ont conduit à sa libération, via l'Italie et le Débarquement de Provence. C'est le même souci, le même sentiment d'injustice, qui me conduisent à tirer d'un oubli pas toujours innocent, ces extraits à peine réactualisés qui retracent l'épisode connu sous le nom de "conférence de Cherchell".


Messelmoun : la "conférence-commando"

   L'assaut américain contre la plate-forme Maghreb est l'aboutissement de deux ans de préparation opiniâtre à la revanche. Moins de trois semaines auparavant, une réunion décisive, tenue sur la côte algérienne, a fixé les grandes lignes du plan de conquête d'Eisenhower (opération Torch) entre représentants français de l'armée et du "Groupe des cinq" et les envoyés américains. Cette réunion, restée dans l'Histoire sous le nom de "conférence de Cherchell", a eu lieu en fait - dans des conditions très éloignées du confort d'une conférence - à une vingtaine de kilomètres de l'ancienne cité romaine (elle-même située à 100 km d'Alger). Dans ce secteur, le littoral en dents de scie offre de nombreuses criques ou plages propices à des débarquements discrets. Celle qui s'évase à l'embouchure de l'oued Messelmoun est bien connue des pêchers d'ombrien, long poisson qui peut atteindre un demi-quintal.
   Au soir du 22 octobre, c'est un poisson de fer de 700 tonnes qui émerge au large de la plage déserte. Dans les flancs du sous-marin britannique Seraph, les généraux américains Clark et Lemnitzer, assistés de trois officiers d'état-major, se préparent à la première conférence-commando de l'Histoire. Il s'agit, sur un signal ami de la côte, de gagner celle-ci en kayak avec le concours de trois spécialistes des Royal Marines. Depuis la veille, la ferme Sitgès, qui doit abriter la réunion, est occupée par des visiteurs couleur de muraille, dont trois membres du "Groupe des Cinq" (Henri d'Astier de la Vigerie, le colonel Van Hecke et Jean Rigaud), le consul général américain Robert Murphy, le général Mast, commandant la division d'Alger, secrètement mandaté par le général Giraud et le colonel Jousse, major de garnison et théoricien militaire de l'entreprise . Deux lieutenants des douairs (patrouilles de surveillance côtière) acquis à la conjuration se sont arrangés pour détourner les rondes.



   C'est l'une des habiletés de la jeune résistance nord-africaine que d'avoir noyauté nombre des moyens par lesquels le régime de Vichy se croit le mieux protégé contre les "entreprises étrangères". À Messelmoun, les sentinelles regardent ailleurs ; à Alger, les policiers préviennent les suspects qu'ils sont chargés de surveiller ; un peu partout, des officiers détournent des armes et maquillent les états de matériel et d'effectifs à la barbe des commissions d'armistice germano-italiennes. Le moment venu, les mêmes retourneront contre leurs auteurs les mesures d'urgence anti-alliés. Ainsi, c'est sous les brassards V.P. (volontaires de place) prévus pour les supplétifs ultravichystes du S.O.L (Service d'ordre légionnaire) et du P.P.F. (Parti populaire français) que les groupes du choc du 8 novembre neutraliseront Alger assez longtemps pour éviter l'affrontement meurtrier qui s'est produit au Maroc et à Oran avec les troupes françaises, auxquelles Vichy avait donné l'ordre de "résister à l'invasion" .


L'étrange pêche du "Baraquette"

   Après une journée de discussions, les envoyés américains rembarquaient sur leur sous-marin, non sans mal, comme on va le voir, à cause d'une levée de mer qui allait retourner le kayak du général Clark et lui faire perdre un petit sac de documents qu'il avait attaché à la ceinture de son pantalon (pour plus de sûreté !) avant d'embarquer en caleçon dans son kayak.
   Ces objets perdus devaient pourtant reparaître quelques jours plus tard… dans le filet d'un chalutier. J'en ai vu une partie moi-même lors d'une visite à Sète chez mes amis cherchellois Di Maïo. Quatre pièces d'or de 20 et 10 dollars canadiens de 1912 à l'effigie du roi George V. C'est tout ce qui restait du viatique d'urgence dont le généralissime avait été dépouillé par une énorme lame, après la conférence à haut risque de la ferme Sitgès.
   M. Paul Di Maïo en a trouvé une pleine bourse, ainsi que des jumelles de marine, un "nécessaire d'espion" (postiches, accessoires de maquillage) et une liasse de documents, dans les filets du chalutier Baraquette qu'il exploitait avec ses frères à Cherchell.
   "Pêche au trésor ? Pêche aux ennuis, plutôt", m'a-t-il raconté en 92 à Sète, où sa faconde était aussi connue qu'autrefois à la "marine" de la petite ville de l'ouest algérois.


(Dessin de Jean Brua)

   Les dollars et les accessoires, il les avait partagés avec ses quatre frères, tous disparus avant lui. Mais bien lui en avait pris de se débarrasser des documents (dont plusieurs cartes annotées).
  - "On pensait bien que c'était de la dynamite. Quelques nuits auparavant, on avait aperçu le sous-marin, tout noir et silencieux .
   Aussi, ces papiers, on les a envoyés, lestés, dans un trou de mer où personne ne viendrait les rechercher. Ce qui fait que quand la police, avertie par des bavardages de l'équipage, est venue perquisitionner, elle n'a trouvé rien de sérieux. Pour l'or et les objets, la justice a reconnu qu'il s'agissait de prises de mer. N'empêche qu'on a été embêtés pendant des mois !"

   Ainsi, il aurait suffi que la police de Vichy mette la main sur ces documents pour que le débarquement soit éventé. Le général Clark a perdu quelque 300 dollars au cours de son bain forcé, mais ce n'était pas trop cher payer la chance qui lui a aussi insolemment souri d'un bout à l'autre de cette aventure et continuera à l'accompagner tout au long de la campagne d'Italie, avec l'aide du C.E.F. du général Juin. Mais ceci est une autre histoire, que nous n'avons pas fini de raconter .

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(Infographie de Jean Brua)



Les deux officiers français sont accompagnés de José Aboulker, l'un des jeunes résistants engagés dans la conjuration algéroise.

Malheureusement, le capitaine Alfred Pillafort, et le lieutenant Jean Dreyfus, en pointe des éléments qui avaient occupé différents points stratégiques d'Alger, tombèrent sous des coups de feu isolés des forces régulières de la garnison.

Paul Di Maïo, armateur et patron de pêche est mort à Sète en 2003.

Le lieutenant de vaisseau Jewell, commandant du Seraph, se souviendra d'avoir croisé "un petit vapeur".

Cette guerre de nos pères, Es'mma a commencé à l'évoquer par Michèle Salério, avec les souvenirs de tirailleur du sien. Le prochain écran sur l'épopée de nos aînés est en cours de préparation par Geneviève "La Flamante", dont le père Maurice Bordier, aviateur dans la R.A.F., a disparu avec son "Halifax" lors d'une mission de bombardement sur l'Allemagne. Sur un mode moins grave, on peut aussi se reporter à une autre évocation de cette époque avec "L'oeuvre du Colis au Prisonnier matricule 68528, ou la Fondation perso d'Odette Pons, 1940-1945" que Gérald Dupeyrot a consacrée à l'activité de pourvoyeuse que mena sa mère pour son père prisonnier de guerre en Allemagne.