La maison à côté de la plaque…
À Dréan (ex-Mondovi), ce 22 janvier 2012 choisi pour un hommage hâtif à Camus, la plaque ment (l'écrivain est né à une dizaine de km de là), mais l'ambassadeur Driencourt feint de ne pas s'en apercevoir. Ou alors, c'est qu'il n'a pas lu "Le Premier homme"…
"Regarde, dit l'Arabe, le village". On apercevait à gauche de la route et un peu plus loin, les lumières de Solferino, brouillées par la pluie. "Mais tu prends la route à droite", dit l'Arabe. L'homme hésita, se retourna vers sa femme : "On va à la maison ou au village ?" demanda-t-il. (Le Premier homme)
La maison ou le village ? C'est toute la question. Et pourtant, celle-ci n'a troublé ni les autorités algériennes, ni l'ambassadeur de France, M. Xavier Driencourt, le 23 janvier 2012, au moment d'apposer une plaque commémorant la naissance d'Albert Camus, l'enfant universellement célèbre de Dréan.
Dréan ? Cette petite localité de l'est algérien voisine d'Annaba est mieux connue hors d'Algérie sous son nom de colonisation, Mondovi, auquel Jacques Cormery, le héros autobiographique du
Premier homme, substitue celui de "Solferino", par jeu de miroir (bien dans la manière railleuse de Camus) entre les victoires respectives des deux Napoléon en Italie, aux siècles avant-derniers. Dans le Dréan d'aujourd'hui, l'ironie tombe à plat. Ainsi, un vieil habitant du village, interrogé par un journaliste algérien, est persuadé que "Mondovi" est le nom du premier immigré italien débarqué des convois de colons. Et quand on a entendu parler de l'écrivain, c'est surtout par les questions des visiteurs - intellectuels algériens et étrangers - qui, depuis quelques années, tentent de retrouver des repères sur sa toute petite enfance.
On revient donc à la question : la maison ou le village ? Pour constater que, en dehors de la colonie rapatriée des vieux Mondoviens, tout le monde semble s'être rangé à l'idée "officielle" que les deux ne font qu'un.
Il suffit pourtant de lire le récit de Cormery-Camus : c'est bien dans la ferme du hameau de Saint-Paul (aujourd'hui Chebaïta Mokhtar) et non au village même, qu'Albert est venu au monde, dans la nuit qui a suivi l'installation de la petite famille sur le domaine viticole du
Chapeau de gendarme, où le père avait trouvé un emploi de caviste

.
"C'était une nuit de l'automne 1913"… à la ferme Saint-Paul du domaine du Chapeau-de Gendarme, où le nouveau caviste Lucien Camus ne reviendra jamais. (Dessins J. Brua)
Un reportage-pèlerinage
Un autre texte, qui n'est pas du roman, confirme le fait. Il s'agit d'un reportage effectué sur les lieux
par le journaliste et écrivain algérois Edmond Brua, vieil ami de Camus, six mois seulement, après la mort de ce dernier dans l'accident de Villeblevin.
Brua, bien que né à Philippeville, ne s'était jamais rendu à Mondovi et, arrivant de Bône en voiture, il devait dépasser la ferme Saint-Paul sans soupçonner que c'était le lieu qu'il cherchait, puisqu'il pensait trouver la maison natale au village même.
… ……
Les vignes défilaient au soleil. Nous avions dépassé Duzerville et nous approchions. J'avais lu sur une borne : Mondovi, 9 km. À droite de la route surgit un bouquet d'ormeaux et d'eucalyptus ombrageant une vieille ferme somnolente aux murs ocres, au toit de tuiles poussiéreuses. À gauche, juste en face d'elle, un groupe imposant de bâtiments agricoles éclatants de blancheur moderne arborait une enseigne connue : "Domaine du Chapeau-de-Gendarme".
… ……
Il va bientôt être profondément troublé par le spectacle d'un grave accident de voiture, non loin de la ferme entrevue.
Barrant le passage, un taxi commercial est échoué en travers de la route, le capot broyé, le pare-brise en miettes. De cette épave sort, ininterrompu, un cri affreux, absurde (j'essaie en vain de chasser ce mot), un cri ni d'homme ni de bête, mais de machine : le klaxon coincé. Hébété, le visage couvert de sang, le chauffeur se penche sur cette chose, sans comprendre.
L'autre machine est une camionnette militaire. Elle a été beaucoup moins endommagée par la collision, mais sur le bas-côté de la route, un soldat est étendu, les yeux clos, sans connaissance
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… ……
Poursuivant sa route vers Mondovi tout proche, la voiture du journaliste croise une ambulance se rendant sur les lieux de l'accident. Quand elle pénètre enfin dans la localité, Edmond Brua croit toucher au but de son voyage :
Voici donc le village où naquit Camus. Je m'efforce de chasser l'image apparue sur la route et son double en surimpression. Ici est né Camus ; ici, une des plus hautes destinées du siècle, dénouée tragiquement, revient à sa source de mystère, d'innocence et de paix. Petit village où voisinent l'ancien et le neuf, comme les deux fermes qui se regardaient sur la route, au moment de l'accident. La mairie est moderne, avec des colonnes (ou peut-être des demi-colonnes sur sa façade. Le cinéma, installé dans une halle, évoque les salles des premiers temps du "muet". Mais il y a des arbres dans les rues et des fleurs dans tous les jardins.
La ferme Saint-Paul
À Mondovi, c'est le maire, M. Roch Peraldi, qui le détrompe, en bavardant avec lui et l'inspecteur des Contributions, M. Lucien Rossi, lettré qui lisait Camus avant le discours de Stockholm et n'ignore rien du bref passé mondovien de l'écrivain. Ensemble, ils vont consulter le registre municipal des naissances.
On apporta le vieux cahier à couverture noire entoilée. Les feuillets n'ont pas jauni, l'encre a à peine pâli. Le 8 novembre de l'an 1913, à 10 heures du matin, Camus Lucien Auguste, caviste, 25 ans, est venu déclarer la naissance, survenue la veille, 7 novembre, à 2 heures du matin, d'un garçon prénommé Albert, son fils et celui de Sintès Catherine, ménagère, 31 ans, son épouse. Les témoins de la déclaration étaient Frendo Salvator, employé, et Piro Jean, caviste.
Deux autres enfants sont nés le même jour à Mondovi, deux filles, toutes deux prénommées Khedidja. La première est morte à un an (n° 91). L'autre, tout au moins légalement, vit toujours (n° 93). Je relis l'inscription n° 92 et je marque ma surprise : "… demeurant près de Mondovi, à la ferme Saint-Paul" !
- Albert Camus n'est donc pas né au village même ?
- Non, répond le maire, c'est sur le territoire de la commune, à quelques kilomètres d'ici. Nous allons vous y conduire.
… ……
Et la route qui m'a amené se déroule à l'envers. Voici l'endroit où j'ai croisé l'ambulance. Voici le lieu de l'accident. Il est vide. Seules subsistent des taches déjà sombres et une poussière brillante comme du mica. Voici le "Domaine du Chapeau-de-Gendarme" et en face…
- Voici la ferme où est né Albert Camus, dit le maire à voix basse.
Nous franchissons le portail délabré. Dans la cour, à gauche, on a traîné au pied d'un arbre le taxi au capot broyé, qui a cessé son cri. À droite, à quelques mètres, c'est l'humble appentis, récemment reblanchi, où notre grand Camus est venu au monde. Derrière laquelle de ces persiennes closes est la chambre de sa naissance ? Des enfants musulmans qui jouaient près d'un large puits nous entourent.
La ferme Saint-Paul à l'été 60. Elle sera démolie avant l'indépendance. (Photo Edmond Brua)
Le "large puits" apparaît au premier plan de la photo faite ce jour-là par le visiteur (qui n'était pas un familier de la prise de vue) et reproduite avec son reportage dans le Journal d'Alger. Elle restera, pour les générations à venir, et notamment pour les deux enfants d'Albert Camus
, la seule image du lieu où tout a commencé.
Cela pour une raison très simple. À l'été 60, l'avenir de la ferme Saint-Paul proprement dite, est scellé. Le bâtiment délabré de la maison natale doit être détruit. C'est le maire lui-même, M. Roch Peraldi, qui, après un échange de correspondance, l'apprendra deux mois plus tard à Edmond Brua dans la lettre (voir Annexe 2 en cliquant ici) où il lui annonce que le préfet de Bône vient de donner son accord au projet de double hommage de la commune à Albert Camus : l'apposition d'une plaque sur un autre bâtiment du domaine "en bordure de la route nationale" et le baptême d'une rue du village au nom de l'écrivain.
Baptêmes et débaptêmes
Dans l'élan de son pèlerinage à Mondovi et du reportage qu'il en a tiré pour son journal, Edmond Brua bouillonne de formules d'hommage à Camus qui trouvent un écho enthousiaste chez le maire, Roch Peraldi. Parallèlement à sa correspondance avec ce dernier, Brua s'ouvre de ces projets au groupe d'amis algérois de l'écrivain (Roblès, Poncet, Benisti, entre autres) et, bien sûr, à sa veuve, avec les précautions d'usage. Mais Francine Camus, peut-être plus lucide que la "bande d'Alger", ne retiendra des formules proposées que la stèle de Tipasa.
Quant à la plaque de rue à Mondovi, en vue de laquelle le maire a déjà entrepris une procédure auprès de la préfecture de Bône, la veuve de l'écrivain se montre plus que réticente.
Informée de ce projet - écrira Edmond Brua - Mme Albert Camus s'en montra très touchée, mais me fit demander par Charles Poncet de l'abandonner. À voir la marche fatale des événements d'Algérie, elle redoutait avec raison qu'un jour vînt où ces plaques seraient martelées, arrachées et le nom de Camus, dans la grand' rue du village, remplacé par un nom de "moudjahid" ou de "fedayin".
Crainte prémonitoire, car c'est exactement ce qui va se passer au lendemain de l'indépendance et même, 50 ans plus tard, à l'occasion de l'initiative maladroite des autorités algériennes et de l'ambassadeur de France.
On sait que le maire de Mondovi, en raison de la destruction programmée de la ferme Saint-Paul (lieu précis de la naissance de Camus), avait choisi de donner le nom de Camus à une rue du village. Ce qui fut fait avant la fin de l'année 60, dans la rue de la Pépinière, proche de la rue principale, ou rue Damrémont ( voir plan en Annexe 3 en cliquant ici). On suppose que le texte de la plaque était une version "relocalisée" de celui qu'Edmond Brua avait proposé (son dessin, ci-dessous) pour la ferme Saint-Paul, mais on n'eut guère le loisir de le vérifier, car, sitôt l'Indépendante survenue et Mondovi redevenu Dréan, en 1962, la rue Albert-Camus prit le nom de "Feddaoui Messaoud, martyr combattant".
Ainsi, le clan très influent des anciens moudjahidine imposait sur la commune "libérée" une emprise qui ne se démentira jamais pendant le demi-siècle suivant, décourageant toutes les tentatives d'intellectuels algériens et français de pérenniser le nom de Camus sur les lieux de sa naissance. Pire : au lendemain de la cérémonie "de rattrapage" organisée en janvier 2012 à Drean, la plaque apposée officiellement était déboulonnée et volée anonymement, comme pour protester contre la glorification d'une personnalité appartenant, dans le sentiment majoritaire local, au "parti colonial".
Francine Camus venait d'avoir raison pour la deuxième fois.
Dans l'ancienne rue Saint-Ambroise de Drean, le rectangle rouge à gauche du pilier du portail marque l'endroit où a été apposée (puis volée) la plaque contestée par les radicaux de l'endroit, mais aussi par les anciens Mondoviens français. Ceux-ci confirment qu'il ne s'agit pas de la maison natale de Camus, mais seulement du logement où sa petite famille a vécu quelque mois, plus confortablement qu'à la ferme Saint-Paul, jusqu'au départ du père à la guerre, et avant de quitter Mondovi pour Alger.
(Photo Jean-Pierre BARTOLINI, 2006).
Notre grand disparu, lui, se fût amusé de la confusion "administrative", comme à l'époque d'Alger-Républicain, quand il provoquait malicieusement la vigilance des censeurs militaires (cliquer ici pour ce rappel). Rien n'égayait autant cet anticonformiste que les situations cocasses que peut produire l'incompréhension, surtout quand elles mettent en cause un représentant de l'autorité.
Voilà pourquoi, sans nul doute, il eût préféré aux discours des officiels devant sa fausse maison natale, une anecdote rapportée de Dréan en 2012 par un reporter du journal algérien Liberté, et que l'ambassadeur de France aurait été bien avisé de lire. Il y aurait en effet appris, par l'interview d'un vieux Dreanais, que le lieu de naissance de Camus, connu sous le nom de "ferme Gazan-Saint-Paul", se nommait aussi Bir Kamel. Ce qui entraînait parfois des confusions "à mourir de rire" de la part de visiteurs :
Il y a plusieurs années des étrangers sont venus demander à mes voisins des nouvelles de ce grand écrivain, et les gens leur faisaient rencontrer tous les Kamel de la région, parce qu'ils avaient compris que la personne recherchée était un certain Kamel Bir.
Pour en finir avec "l'affaire de la plaque", on me pardonnera de citer, accompagné d'un petit dessin, mon courrier de lecteur de 2012 à un grand quotidien national, sous le titre "Le pavé de l'ours" :
Parmi les "ambitieuses initiatives" imaginées par l'ambassadeur de France Xavier Driencourt, il en est une qui a vu le jour, mais qui est une sorte de modèle de fiasco. Il s'agit de la pose, en janvier dernier, d'une plaque commémorative sur la prétendue maison natale d'Albert Camus à Drean (ex-Mondovi), dans la wilaya d'Annaba (ex-Bône). Acceptée du bout des lèvres par les autorités algériennes, cette cérémonie bâclée (la vraie maison natale de l'écrivain, détruite depuis, se trouvait à quelques kilomètres du village, sur le domaine viticole du "Chapeau de gendarme") a eu pour effet, au lieu du "réchauffement attendu", le vol de la plaque, dès le lendemain. Ce qui n'a guère étonné les vieux rapatriés mondoviens qui, par les attaches qu'ils conservent dans leur région natale, ont su que l'initiative de l'ambassadeur français rencontrait une vive hostilité des intégristes locaux, toujours très influents.
Laissons à La Fontaine la morale de cet apologue vrai :
"Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi".
On laissera à d'autres officiels, qu'on espère mieux inspirés, le soin du dernier hommage de l'Année Camus, le 7 novembre, centenaire de cette naissance illustre. Pour notre part, en conclusion d'une "série" (ici et ici) où nous avons essayé d'évoquer surtout la "part vivante" de l'écrivain, à travers des témoignages de première main, nous ne pouvons que renouveler, à l'intention de ceux qui ne connaissent l'Algérie que par la mémoire de leurs parents ou des écrits "extérieurs" pas toujours bien intentionnés, le conseil de lire ou relire Camus, en commençant par Le Premier homme, L'Étranger, Noces, L'Été à Alger, Chroniques algériennes :
"Piquer une tête dans Camus, si l'on ose dire, est pour ses frères et soeurs algérois, un bain de jouvence, dont on sort chaque fois meilleur".
J.B. (août 2013).
NOTES
Camus s'est accordé une petite liberté de romancier en faisant arriver ensemble ses parents et son frère. Dans la réalité, le père avait précédé sa famille à Saint-Paul.
"En cherchant à Mondovi la maison natale de Camus" (Journal d'Alger des 26-27 juin 1960, cliquez ici pour voir sa "une" en annexe 1).
Edmond ne dira que plus tard qu'il avait été frappé par la ressemblance de ce soldat "au front haut" avec Camus, dans une circonstance qui rappelait le drame de Villeblevin.
En découvrant la photo, en 2007, Catherine Camus dira que c'était bien ainsi qu'elle imaginait la première demeure de son père, d'après les indications que donne Jacques Cormery dans Le Premier homme. Indications probablement indirectes de la part de Camus, car il n'a pas été établi qu'il se fût jamais rendu à Mondovi par la suite. L'ancien maire Peraldi a confié à Edmond Brua qu'il devait venir en 1959, mais qu'il s'était décommandé peu avant (à cause d'ennuis de santé de sa mère). En fait, il avait profité de son passage à Alger pour faire un saut incognito à Tipasa. "Incognito" percé par notre ami Jean-Paul Follacci, comme on a pu le voir dans l'écran n° 2 (cliquez pour vous y rendre, c'est tout à fait en bas d'écran).
Si ce n'est déjà fait, ne manquez pas d'aller rendre visite
aux écrans consacrés à Camus parus précédemment :
-
"Signes d'Amitié" (cliquez pour vous y rendre)
-
"Paroles de témoins" (cliquez pour vous y rendre)
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