ANNEXE 1 : LETTRES

Ces courriers répondent aux envois de livres d'Edmond Brua : les premières éditions de La Parodie du Cid et de Souvenir de la Planète (Grand prix littéraire de l'Algérie 1942).


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Lundi 22 Septembre (1941, ndlr)

Mon cher Brua,

Je vous remercie vivement pour l'envoi de votre plaquette. Je l'ai lue avec plaisir et je me suis amusé à suivre votre travail sur le texte plus morose de Corneille. J'ai mieux goûté ainsi vos réussites et vos trouvailles. De temps en temps, j'ai retrouvé aussi une vieille impression : celle que ce langage pourrait admirablement servir une situation tragique. Il est trop vivant pour n'en pas servir aussi bien les craintes que le rire. Mais je me trompe peut-être et, dans tous les cas, vous devez voir plus clair que moi dans un domaine où vous êtes passé maître. Merci encore, mon cher Brua, pour votre bonne pensée. Si j'avais en ce moment la moindre influence, j'aurais dit ailleurs que sur ce papier le plaisir que j'ai pris à vous lire. Mais je vis très seul ici et je n'ai pas les qualités qu'il faut pour rejoindre aujourd'hui le troupeau.

Votre fidèle
Albert Camus
67 r. d'Arzew. Oran





 
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Le Panelier (1), par Mazet-Saint-Voy (H-L), 10 octobre (1942, id)

   Mon cher Brua,
J'ai reçu "Souvenir de la Planète" et je vous remercie d'avoir pensé à moi. Je vous dis tout de suite que c'est un beau livre qui vous ressemble beaucoup. On fait en ce moment de la poésie bien bizarre, mais toute la mystique et tout l'hermétisme du monde ne vaudront pas deux beaux vers venus de ce qu'il y a de plus simple au cœur de l'homme :

"Ne nous demandez pas un amour impossible
Ni d'espérer en Dieu, ni de croire au néant"

J'ai été heureux de retrouver les comptines que j'aimais beaucoup et qui sont de petits chefs-d'œuvre de rythme et de grâce. Il y a dans ce livre beaucoup de choses dont j'aimerais parler si je le pouvais. Mais en tout cas j'ai lu et relu certains de vos poèmes parce que j'y trouvais de l'amertume, de l'humour, deux ou trois sentiments simples et éternels — et parce que le mélange de tout ça me faisait penser à Villon, à une certaine poésie que j'aime parce que je devine l'homme derrière et aussi à des heures d'Alger que je connais bien et que nous sommes quelques-uns, n'est-ce pas, à aimer. Peut-être est-ce pour cela que je préfère votre "Marelle"* à tout ce que je lis en ce moment dans des revues bien ennuyeuses.
Merci encore, mon cher Brua, d'avoir pensé à moi. J'espère et je souhaite que votre beau livre ait le succès qu'il mérite. Je reste de toute façon très cordialement et fidèlement votre

A. Camus







(1) Le séjour de Camus au Panelier se situe à la charnière entre sa vie algérienne et sa vie parisienne. En janvier 1942, alors que L'Étranger est sur le point d'être publié par Gallimard, l'aggravation de son état de santé exige un changement de climat. Il quitte Oran en août pour s'installer avec sa femme dans une pension de famille d'Auvergne, "La Maison-Forte", proche de Chambon-sur-Lignon. C'est de là qu'il se rend à Saint-Etienne trois fois par mois, pour subir des insufflations pulmonaires. Francine repartira en octobre à Oran, où elle enseigne. Au moment de la rejoindre, en novembre, Camus se trouvera bloqué en Métropole par le débarquement allié en AFN, qui provoque l'invasion de la zone sud par les Allemands.



ANNEXE 2 : L'AFFAIRE DES "SCOMBÉROÏDES"
ou "Camus et les censeurs militaires"

Note manuscrite d’Edmond Brua (1972)


   De janvier à juillet 1940, comme secrétaire au XIXe Corps d'armée, à Alger, où j'étais chargé officieusement de la confection du Rapport sur le moral pour le Président du Conseil ("sic", car j'étais simple soldat, mais le document était signé par un officier "ayant au moins le grade capitaine"), j'ai vu passer tous les rapports du service de la censure, accompagnés des articles ou copies d'articles censurés. Les morasses (1) d'Alger-Républicain et tout spécialement les éditoriaux d'Albert Camus étaient les victimes favorites des ciseaux de la censure.
   L'intérêt de ces articles caviardés ou le plus souvent entièrement supprimés était dépassé par celui des lettres de protestation et de discussion que Camus — mesure pour mesure — adressait à "Monsieur l'Officier censeur", autant par délectation, je crois, que "pour le principe". Entouré d'officiers intelligents — magistrats pour la plupart — qui connaissaient mon amitié pour Camus et avec qui je me délectais à mon tour de l'ironie camusienne, je puis affirmer que dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, d'autres gens n'auraient pas manqué de faire entrer le nom de Camus au fichier des suspects, qui en avait vu bien d'autres ! J'en ai notamment extirpé une fiche au nom de Marx (Karl), relevé par le B.S.L.E. (Bureau spécial de la Légion étrangère, à Sidi-Bel-Abbès) dans une lettre de légionnaire et une autre fiche, au nom d'un certain Sovrano (Augusto), de Rome, relevé par le Contrôle télégraphique de Tunis dans une dépêche commençant par ces mots : Augusto Sovrano ringraziate voi... etc. On a compris depuis que c'était l'auguste souverain d'Italie, Victor Emmanuel II, remerciant un négociant italien de ses voeux d’anniversaire.
   Ces traits saillants — et quelques autres — sont restés intacts dans ma mémoire. Malheureusement, il m'est impossible de citer un seul de ceux que Camus décochait régulièrement à Monsieur l'Officier censeur. J'aurais pu prendre copie de ses lettres et même de ses éditoriaux, mais je remettais cette tâche à l'issue de la guerre que je n’imaginais pas autrement que victorieuse. Au moment de la débâcle, je n'ai plus pensé aux démêlés de Camus avec la censure. Beaucoup plus tard, après le débarquement des Alliés, quand j'ai eu l'idée de rechercher ces textes précieux, j'ai appris que les archives du B.C.R. avaient été détruites en 1942. Il me reste toutefois le souvenir précis d'une manchette d'Alger-Républicain rédigée par Camus (c'est lui-même qui me l'a dit en 1941) et impitoyablement sabrée par le censeur :

Il faut supprimer les scombéroïdes

                                                                   Ravachol

   Je dois dire que, même au B.C.R., mes intelligents officiers froncèrent les sourcils. Il leur sembla que Camus allait un peu loin. Le Larousse consulté sur le sujet des scombéroïdes (2) apaisa tout juste les soupçons. Quant aux censeurs, ils insinuaient que cette citation de Ravachol, authentique ou non, pouvait constituer un message secret, sinon personnel. Je rédigeai pour l'autorité supérieure (le T.O.A.F.N. (3) du général Noguès) une note explicative sur les scombéroïdes et Ravachol (4). Parvenue à cet échelon, l'affaire m'échappa complètement. Je me demande très sérieusement si elle n'a pas, à elle seule, fait plus de tort à Camus que la longue série de ses éditoriaux censurés.
   Quand je l'ai revu à Alger en 1941, au Maxim's de la rue Dumont-d'Urville, Marx, Sovrano, Ravachol et ses Scombéroïdes nous ont fait passer un bon moment. Je lui ai demandé ce jour-là ce qu'il préparait. Il m'a confié qu'il avait achevé un récit (c'est le terme dont il s'est servi) dont l'idée fondamentale serait aussi l'objet d’un essai et d'un drame ou d'une tragédie. Il tenait beaucoup à cette formule de triptyque (il n'a pas employé ce mot), il semblait en faire un système structural pour chacune des oeuvres à venir. J'ai suivi celles-ci avec un intérêt particulier : L'Étranger, Le Mythe de Sisyphe, Le Malentendu ; puis La Peste et... je l'ai revu en 1947.

E. B.      

(1) Dernière épreuve corrigée de la page avant le "bon à tirer".
(2) Famille des "scombridés" : poissons dits "bleus", qui comprennent notamment les thons, les bonites et les maquereaux. Ces derniers, pris au sens "proxénétique" ont peut-être inspiré l'ironie de Camus (note J.B.).
(3) Théâtre des Opérations en Afrique du Nord.
(4) Figure de l'anarchisme révolutionnaire de la fin du XIXe siècle. Condamné à mort pour un assassinat et plusieurs attentats il est guillotiné en 1892.



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