Cet article d'Edmond Brua, évoqué par Herbert Lottman dans sa biographie de Camus (page 554) a été retrouvé et copié par le Génie Chercheur de Bureau Gérald Dupeyrot dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France.
(Notes et dessins de J. Brua).
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ALBERT CAMUS m'avait donné rendez-vous pour 10 h du soir à la terrasse d'un café de la rue Michelet. J'arrivai en avance : il était déjà seul dans une île déserte. L'éclairage officiel et les clignotants automatiques rendaient plus sombres les rideaux de fer des brasseries naguère flamboyantes - Le "Laf" (1) englouti, les autres fermées à partir de 9 heures - et plus profond le silence de la rue. On pouvait entendre le bruit de la mer, comme dans un coquillage.
- Alger n'a jamais eu beaucoup de vie nocturne, me dit Camus, mais cela me frappe davantage à chaque retour. Il est vrai que c'est "une ville du matin" (Jean Grenier l'a écrit).
À Paris, quand le téléphone sonne chez moi dans la matinée, avant 10 heures, je pense aussitôt : "C'est un Algérien (2) !" et je me trompe rarement. N'importe ! Je n'étais pas revenu ici depuis deux ans et je trouve Alger plus belle que jamais…
- Même avec ses gratte-ciel ? dis-je en exagérant un peu.
- Ils ne me choquent pas du tout, au contraire. Peut-être certains auraient-ils dû être implantés d'une façon plus rationnelle…
- Oui, il a manqué un plan. Quand Le Corbusier a proposé le sien, voici plus de vingt ans, avec le premier building poussé en hauteur, on a… poussé les hauts cris ! Aujourd'hui, nous avons les gratte-ciel, mais nous attendons toujours le plan d'urbanisme…
"Retour à Tipasa"
Camus a passé la journée de dimanche à Tipasa :
" - Je désirais revoir le Chenoua… On l'aperçoit de loin, bien avant d'arriver, vapeur bleue et légère qui se confond encore avec le ciel. Mais elle se condense peu à peu à mesure qu’on avance vers elle, jusqu'à prendre la couleur des eaux qui l'entourent, grande vague immobile dont le prodigieux élan aurait été brutalement figé au-dessus de la mer calmée d'un seul coup. Plus près encore, voici sa masse sourcilleuse brun et vert, voici le vieux dieu moussu que rien n'ébranlera, refuge et port pour ses fils, dont je suis…"
Ces lignes qu'on lit dans "L'Été" flottent entre nous pendant que Camus raconte :
- J'étais là-bas avec quelques amis, dont Dominique Blanchar (3) qui voyait Tipasa pour la première fois et qui a été éblouie.
Camus s'exalte presque quand il parle de Tipasa. Je sais qu'il rêve depuis longtemps d'y avoir une petite maison, sur une crête qu'il a choisie. S'il pouvait réaliser ce rêve, il passerait six mois de l'année à poursuivre l'accomplissement de son oeuvre à l'endroit même qui semble en être la pure source d'inspiration…
Tipasa, pour Camus, c'est une autre Acropole, c'est là, j'imagine, qu'il eut la révélation du "miracle méditerranéen". Mais, comme s'il voulait rectifier une confusion, il me parle de la Grèce où il va se rendre bientôt en tournée de conférences sur "l'artiste et son temps".
À Alger, il se repose, apparemment. Cependant, son front laisse transparaître une pensée soucieuse quand il m'apprend qu'avant son départ, il ira voir Orléansville et la zone sinistrée du Chélif. Est-ce le mythe de Sisyphe qui le hante devant ces ruines à relever ?…
Ce n'était pas une interview, c'était une causerie amicale. On pouvait parler de tout et de rien, même de la bombe atomique. J'essayai de manipuler l'objet avec précaution :
- Un savant français croit que l'énergie nucléaire, même utilisée à des fins pacifiques, est capable de provoquer des mutations dans l'espèce vivante, l'homme compris, et d'y créer des "monstres". Mais notre époque n'abonde-t-elle pas déjà en monstres (d'insensibilité, d'égoïsme, d'indifférence, d'imbécillité) et ne peut-on les imputer à des mutations dues, héréditairement, à des excès comme à des privations : à l'alcool, par exemple…
- À l'alcool, sûrement.
- … à la syphilis, au tabac, et aussi à la vitesse qui modifie le rythme de l'existence et détraque le coeur, à la misère et à la peur qu'engendrent les guerres ?…
"Il faut faire face"
- Notre époque nous apparaît en effet monstrueuse, dit Camus, et ce n'est pas une illusion d'optique. Mais cela vient d'une rupture d'équilibre entre elle et ceux d'entre nous qui s'efforcent de discerner le sens de l'évolition (les autres étant sans doute, dans la pensée de Camus, ceux qui se laissent emporter par le mouvement ou le suivent par conformisme). Ortega y Gasset (4) a montré que la population de l'Europe s’est accrue dix fois plus (malgré les grandes guerres) entre Napoléon 1er et… disons Eisenhower, qu’entre le Moyen-Âge et Napoléon 1er. Ce monde agrandi en surface cherche sa profondeur. Il lui faut tenter de prendre connaissance de lui-même par des "informations" sans cesse croissantes en multiplicité, en rapidité, en complexité. Il est de plus en plus nécessaire de mettre au point l'idée d'un tel monde.
- Certes, si l'on pouvait confronter, vivants, deux hommes dont l'un, jailli de la "dimension temps", serait un "honnête homme" du XVIIe siècle et l'autre notre contemporain, on constaterait entre eux des différences sécifiques…
- Peut-être, dit Camus. Mais nous ne devons pas refuser le changement, l'évolution, sous prétexte que nous ne les comprenons pas, que nous n'y sommes pas adaptés. Il faut faire face.
Camus ruaïste
Et nous parlons de sport. Le R.U.A. est en effervescence depuis qu'il sait Camus à Alger. Le R.U.A., c'était la "cinquième Faculté" de feu le recteur Taillart ; c'est toujours le troisième amour de Joséphine Baker, sa marraine ; c'est probablement l'unique "faible" d'Albert Camus.
- La "feuille violette" est le seul journal auquel je collabore, me dit-il le plus sérieusement du monde, et la saison prochaine, je lui enverrai régulièrement le compte-rendu des grands matches de football parisiens (5)…
"Qui plus fier" et plus heureux que moi, qui suis (en titre) le rédacteur enchef du "R.U.A." ? Enfin, nous aurons de la "copie" ! Et quelle "copie" !
(Demain, les ruaïstes recevront Albert Camus. Un beau "dégaiement" en perspective pour — si je ne m'abuse — leur ancien "goal" ! Quant à moi, je ferais mieux de rester sur la touche, avec Carréras) (6).
"Un cas intéressant"
Je parle à Camus de la pièce qu'il a adaptée de l'italien et que Georges Vitaly doit mettre en scène.
- Elle est, dit-il, de Dino Buzzati, un écrivain remarquable de la nouvelle école réaliste italienne. Elle s'intitule "Un cas intéressant" (en italien : Un caso clinico). J'ai d'abord hésité à l'adapter, car c'est presque une trop belle pièce, d'une beauté… terrible !
J'ai cru à un algérianisme (beauté terrible et tout) mais Camus me résume la pièce qui est - elle aussi - construite en hauteur (et en profondeur) : une clinique de six étages où le client sait à quoi s'en tenir selon le palier. Ce n'est rien ou c'est la mort…
Des gens descendent de voiture à la terrasse du café. Une jeune femme parle haut, avec un accent algérien… terrible ! Camus se délecte. Je lui dis qu'un de nos lecteurs vient de reprocher le même accent à un chroniqueur politique de Radio-Algérie. Il s'étonne de cette sévérité. Pourtant je le soupçonne de ne jamais écouter la radio. En tout cas, il convient qu'il ne regarde pas la T.V., mais il m'apprend que notre ex-concitoyen Max-Pol Fouchet s'y taille un réel succès : il a créé un type de chroniqueur littéraire, familier et fin, qui plaît beaucoup aux spectateurs-auditeurs. Camus estime fort, par ailleurs, la critique de Fouchet dans l'hebdomadaire Carrefour. Il me parle des jeunes, de Jean Sénac (7) qui "fait face" à Paris et dont le premier recueil de poésies, édité par la N.R.F., a été "remarqué" de Yacine Kateb, qui lui a montré sa première pièce où il y a de belles choses ; et d'autres, surtout de Jean Grenier, avec une chaude amitié qui trouve en moi tant d'échos.
Rencontrer Camus, c'est une chance. Causer avec lui, c'est une rare occasion de se sentir plus intelligent, plus sensible, plus humain. Quel dommage que les Algérois ne sortent pas davantage la nuit !
E.B.
NOTES
1- Le Lafferrière, rendez-vous des ruaïstes.
2- On note qu'en 1955, Camus nomme toujours "Algériens" ceux qu'en France métropolitaine, on commence à appeler "Pieds-noirs".
3- Fille cadette de Pierre Blanchar, elle-même comédienne (L'École des femmes, Ondine). Elle jouera en 1957 dans Le Chevalier d'Olmedo de Lope de Vega, mis en scène par Camus.
4- Philosophe et sociologue espagnol (1883-1955).
5- Voeu pieux. "La belle époque" restera le seul article de Camus pour son club de coeur.
6- Fernand Carreras. Chef des services sportifs du Journal d'Alger.
7- Jeune poète parrainé à ses débuts par Edmond Brua. Après avoir épousé la cause indépendantiste, il restera dans la "nouvelle Algérie" où il sera assassiné en 1973.
Edmond Brua évoque "un café de la rue Michelet", comme lieu d'une rencontre qui se voulait discrète. Il est probable qu'il s'agissait de la brasserie des Facultés. À "l'Otomatic", en effet, Camus aurait pu être reconnu par des étudiants. Et "l'Université" ou les "Quat'Z'arts" étaient un peu éloignés de la zone Charles-Péguy ("Lafferrière", "Coq Hardi", "Bristol") où les deux hommes avaient leurs habitudes.