(retourGRsept2006.htm)

GÉRALD À ALGER, 19-24 SEPTEMBRE 2006

"J'AI PRIS MES CLICS ET MES CLACS"
(CHTITHA BALLADE)



En rentrant d'Alger, j'ai trouvé ce dessin, envoyé par Jean Brua.
Il m'a beaucoup ému. Jean a su traduire juste en un dessin
ce que j'aurais eu moi-même beaucoup de mal à traduire en mots. Merci Jean.

"On ne reconnaît pas tout du premier coup, comme il arrive avec les amis de ce temps.
Nous sommes tous de vieilles maisons qui se délabrent."

JEAN BRUA, 06 octobre 2006.

   Bonjour.

   Chères et chers Es'mmaiennes et Es'mmaïens, ceux qui son retournés, ceux qui se tâtent pour retourner, et ceux qui, j'te jure, jamais y retourneront, je voulais vous dire que je suis, moi, retourné dans une ville qui n'est celle d'aucun d'entre vous. Oui. Au bout de presque 2 semaines depuis que je suis rentré, j'ai fini de mettre de l'ordre dans mes photos, et aussi un peu de légende(s) entre elles, et je viens de relire tout ça, et voilà que je m'aperçois que ce que ce dont je vous parle là, c'est une ville dont moi seul ai les clés, je me rends bien compte que je vous cause de choses qui ne sont chères qu'à moi, ou même qui n'existent que pour moi, et moi seul (et à la rigueur pour mon petit frère, vu que nos mémoires ont, en gros, pour Alger, les mêmes points d'eau, et les mêmes yeux de chimère).

   Les uns, y vont me maudire d'être passé devant un souvenir qui compte beaucoup pour eux, et je l'aurai même pas regardé, les autres, ou les mêmes, vont se demander qu'est ce que je les embête avec des trucs qui ne leur disent rien, et que ça ne regarde en gros que moi, ou à la rigueur moi et un ou deux autres pékins ! Et puis je me suis dit qu'après tout, je m'étais bien intéressé à la Robertsau que nous évoque Sergio, à la rue de l'Union de Jeanjean, ou à cette rue Duc des Cars que vont nous raconter Jean, Jean-Paul, et Jean-Claude, même si jamais j'y ai mis les pieds lorsque je fus un petit Algérois. Ce qui me pousse à les lire, ce qui fait que souvent je vais fouiner pour vous dans des quartiers dont je n'avais même pas idée, c'est d'avoir quitté cette ville trop tôt, de ne pas l'avoir assez parcourue, vu que j'en suis parti à 16 ans après 8 ans d'une guerre qui nous a fait vivre claquemurés, de ne pas avoir connu beaucoup de ses habitants, et surtout pas ceux qui parlaient le français avec un autre accent que celui de nouzotres... Et quel bonheur, grâce à E's'mma, d'avoir pu me lier à certains d'entre vous que je n'aurais même pas connus si nous étions restés !

   Certains ne veulent pas retourner "pour ne pas abîmer le souvenir qu'ils ont de notre ville", la chonce qu'ils ont, ceux-là qui ont quelque chose à préserver ! Moi je sais pourquoi j'y retourne... J'y retourne justement parce que j'en avais trop peu, des souvenirs. Trop peu de tout, d'ailleurs... C'est pour ça aussi que j'ai écrit, et là je rabâche et re-rabâche, qu'en ce qui concerne le "retour", chacun a en lui sa vérité, que c'est une affaire entre soi et soi, et qu'y manquerait plus qu'ici, sur Es'mma, on s'avise de vous donner des conseils dans un sens ou dans l'autre. Allez, j'ai fini cette intro pleine de rechignade et de renâclerie, je me laisse la parole...

   Oh, non, j'ai pas encore fini de les distiller, ces quatre jours et demi passés à Alger ! À Alger CENTRE. Et rien qu'à Alger-Centre. Non, je ne suis pas sorti de notre petit Royaume, tel qu'on l'a une bonne fois défini en page de garde de notre site. Entre la rue de Lyon et la Place du Gouvernement. Je ne suis allé ni à Tipasa, ni à Notre Dame d'Afrique, ni au Jardin d'Essai. Ah, si, quand même, j'ai fait une sortie-éclair à El-Biar, pour essayer de retrouver les 3 petites maisons construites par mon arrière-grand-père pour chacune de ses 3 filles (et j'en ai retrouvé 2 sur les 3, bon score !), et aussi une autre virée au cimetière de Saint-Eugène, sur la tombe de ma grand-mère, du côté paternel cette fois. Et une troisième "sortie" le vendredi soir, pour dîner chez des amis qui habitent à La Madrague. À chaque fois en taxi, pas parce que c'est dangereux, juste parce que j'en avais plein les pieds de mes journées passées à crapahuter et à photographier. En 84, j'étais monté à El-Biar à pied, mais j'avais 22 ans de moins. À plusieurs reprises au cours de ce séjour, j'ai eu le plaisir de la compagnie de Jacqueline Blanc, de Dahmane, et de Yves Jalabert, ils furent de très agréables compagnons de déambulation.

   Je n'avais prévenu de mon séjour aucun de mes amis Algérois. Comme l'a fait remarquer récemment Marie de BEO sur le Livre d'Or, il est vrai qu'en ce moment je ne me sens pas très liant. "Un vrai sauvage", disait ma mère... Mais surtout, je ne savais pas comment allait se passer ce séjour à Alger (psychologiquement, s'entend). Si le vendredi soir, j'ai eu le plaisir de ce dîner dont je vous ai parlé, c'est bien grâce à Jacqueline, qui elle, ne néglige pas ses amitiés. Dîner pendant lequel j'ai pris un très grand plaisir à la compagnie de nos convives, et pour lequel je souhaite ici remercier nos hôtes (outre la conversation, j'ai fort goûté le couscous à l'orge qui nous fut servi, et dont je dois avouer que je n'en avais jamais mangé de semblable. C'est excellent, je vous recommande d'essayer). Au risque de me répéter, que je n'aie prévenu personne, ni ici ni en France, de ce voyage, ce n'était pas de ma part de la négligence. Juste de la prudence. Je ne savais rien de ce qui allait se produire, c'est tellement imprévisible et complexe. Et contradictoire. Il est des situations dont on pense qu'il est préférable de les vivre seul avec soi-même... Mais comme je vous le dirai plus loin, j'ai cette fois-ci vécu Alger bien plus dans le présent que dans le passé, en particulier les deux derniers jours, et j'espère que ces amis voudront bien, lors de mon prochain séjour, accepter ma compagnie.

   Mardi

   Arrivée à l'aéroport en fin de matinée. Voyage impeccable, même que les voyageurs ont applaudi le pilote après l'atterrissage, comme dans mon enfance, mais à la réflexion, il n'avait fait que son devoir, heureusement d'ailleurs pour nous tous. Sauf que c'était pas un pilote, mais UNE pilotesse ! Comment dit-on pilote au féminin ? Longtemps j'ai cru que c'était "un pilote, une hôtesse de l'air", non ? Peut-être que c'est pour ça qu'ils ont applaudi ? Parce qu'elle a réussi à poser un avion, malgré que c'était une femme ? Bon, assez plaisanté, imiter les machos, c'est trop facile, on devient lourd... J'vais vous apprendre la pilotesse, moi, grossier personnage ! Aéroport tout neuf, il ressemble à celui de Francfort, parait-il. Mais ça, peu me chaut.


Une partie du groupe, on attend le car... Ah, y'en a un qui fait bande à part,
il est parti vers la droite... Vite, cliquez pour le rattraper !
(photo © Michelle Laborderie)



Le car traverse les faubourgs sud, ce n'est plus par la route moutonnière, c'est par un nouvel axe qui passe derrière l'hippodrome du Caroubier. Je suppose que si j'avais eu à reconnaître quelque chose des quartiers sud, ceux de la jeunesse de mon père, je n'aurais rien remis, tout semble en construction permanente... Mais je ne suis pas de là, je n'ai que peu de souvenirs de ces quartiers déjà chamboulés. Nous croisons la statue en bronze d'une sorte de portefaix habillé à la turque. En prenant ma photo, je ne me suis pas aperçu que, sans le vouloir, j'avais encore ajouté à sa charge ("jusqu'à 200% de bonus !"). Pauv'vieux !

   Auparavant, en passant le pont à Maison-Carrée, nous avions eu une surprise de taille : l'Harrach ne sent plus ! Plus rien ? Ben, non. De quoi on a l'air avec notre article dans les dernières kémias ? Ou alors c'était pas l'heure ? Bravo, les nouveaux ! (nouveaux, c'est relatif, en 45 ans, ils ont eu le temps de réfléchir au problème... et d'y remédier) C'est à ça, et à beaucoup d'autres petites choses, qu'on mesure que le temps a passé. Il s'est accéléré depuis 1984, date de mon premier retour, peu à peu les traces de notre jeunesse s'effacent. Les Algérois avaient attendu 40 ans, mais maintenant...


La joie de mes compagnons de voyage découvrant (AAAAAAAhhhhh!!!) que l'Harrach ne sent plus,
mais alors, plus rien, ça fait plaisir à voir...
(photo © Michelle Laborderie)


   Juste les bagages posés à l'hôtel, que déjà je suis reparti à travers nos quartiers pour humer l'air, retrouver les images familières, parler avec les algérois. Jacqueline Blanc m'accompagne, je biche (pour les jeunes, "bicher" c'est comme "kiffer") à jouer les grands frères en lui racontant un quartier où elle a été petite, un peu trop pour en avoir beaucoup de souvenirs. Mais moi-même, en ai-je donc tant que ça ?

   Bd Pasteur, Tunnel sous les Facs... Quand on y entrait, mon frère et moi on s'amusait à pousser des grands "Ha !" et des grands "Ho !" que la voûte nous renvoyait en écho. Aujourd"hui, avec la circulation incessante qui s'y engouffre, c'est tout juste si on s'entend quand on parle. HEIN ? QUOI ? Je disais que... Oh, laisse tomber, on arrive au bout, voilà la place Lyautey et Bissonnet, et le bas du bd Saint-Saëns, et... Punaise, c'est trop... D'être ici me submerge et me dilate le coeur. On remonte la rue de Mulhouse jusqu'à sa source. Ici, les murs des maisons ont repris la couleur de la terre, la rue est caillouteuse comme un oued à sec, le ravin reprend ses droits, de la végétation s'accroche et envahit. On devine ce que doit être le torrent qui se forme ici à chaque gros orage... Ma rue Burdeau aussi, quand j'étais gosse, redevenait l'oued qu'elle avait été pas si longtemps auparavant. L'oued Burdeau charriait des troncs d'arbres jusqu'à la hauteur de la rue du Languedoc... On se rend mieux compte de ce que devait être Alger du temps des ravins profonds dont parlent les chroniqueurs, des vallons aux parois abruptes qui déboulaient vers la mer...

   Dans sa partie supérieure, la rue de Mulhouse est reliée à la rue Valentin par une voie, anciennement "rue de la pensée", peut-être ainsi appelée parce qu'elle ne cesse de s'élever, vers le Telemly. On prend la bretelle "de la pensée", et on redescend par la rue Valentin jusqu'à la place ex-Lyautey et au souterrain des facs. Un joli petit hôtel, assez pimpant, de style années 20, surprend dans cette rue sinistrée (c'était "l'Hôtel Saint-Saëns", au n°17, il s'appelle aujourd'hui "Hôtel Mohamed V", normal, on s'aligne sur le nom du boulevard tout proche, mais du coup c'est moins mélodieux)... CLIC-CLAC aussi pour l'immeuble où se trouvait la salle de l'Entraide Féminine, où, entre autres associations, le Camera Club d'Alger tenait ses réunions. Voilà faites les photos qu'on m'avait commandées, + celles qui m'intéressaient, dont le 11 rue de Mulhouse, où en 1945 éditait un éditeur qui ne manquait ni de mérite ni de goût.


La rue Valentin. Au coin à gauche, c'était Bissonnet,
Juste derrière à gauche démarre le Bd Saint-Saëns.
La salle de l'entraide féminine était un peu plus haut (et à gauche encore) dans la rue Valentin.
Au début du XXème siècle, les immeubles du côté droit de la rue Valentin
descendaient jusqu'à la rue Michelet, là où traverse le gars en kamiss blanc.
À sa place se trouvait, au 2 rue Michelet, la pharmacie de Gustave Gayzard (cliquer pour vous y rendre).

   Place Lyautey : me voici à le lieu d'Alger qui compte le plus pour moi. Le trou des facs, avec sa galerie circulaire et ses multiples issues, c'était comme une rose des vents qui nous permettait, à nous, enfants de cet endroit précis du monde, selon la sortie que nous empruntions, de nous diriger vers les points cardinaux qui régissaient nos existences. En me tournant vers la droite, et en remontant un peu le boulevard Saint-Saëns, je suis au n°10, où j'ai vécu les 7 ou 8 premières années de ma vie, avant que mes parents ne soient expulsés, et leur immeuble rasé pour faire place au building de la B.I.A.N.



   Le grand immeuble en face de nous, au 15 rue Michelet, avec sa drôle de visière en forme de lunette, belle construction des années 30, jouxte la rue Warnier, la faille au milieu de la photo, coincée qu'elle est entre lui et la petite maison à trois étages du n°13. Depuis 40 ans, je me demandais ce que depuis la rue Michelet on voyait de la rue Warnier. Il me suffit maintenant de regarder cette photo pour le savoir. Je n'irai jamais à la belle fac, là-haut sur la colline, au dessus du tunnel, l'Histoire pour nous va s'arrêter bientôt, il nous reste trop peu de temps. Dans l'entrée du même immeuble du 15, je serai passé à tabac au lendemain de mon quatorzième anniversaire, une nuit de décembre, entre deux haies de gendarmes mobiles. Si je ressors par l'escalier où se trouvait le hall Renault, j'ai bientôt 11 ans, et comme un Charlie Brown mort d'amour et de timidité, je vais suivre en tapinois, comme le gamin dans le sketch de Fellag, la petite fille rousse tellement sublime, qui, cette rentrée scolaire 1957, ne va plus à l'école Dujonchay, elle entre en 6ème à Delacroix. Si je sors du "trou" en face de chez Bissonnet, et que je remonte la rue Michelet, j'arrive à la librairie À Nostre-Dame, où j'ai attrapé la passion des livres qui me tiendra toute la vie. Je pourrais aussi dire comment ce Trou des facs desservait selon les sas empruntés, nos commerçants, nos églises, nos cinémas, nos jardins, notre marché... Tous à quelques pas d'ici. Oui, ici c'est le centre d'un monde, le mien, ici c'est chez moi.

   Le trou des facs... Je me souviens qu'on m'avait dit que c'était fermé, ou mal famé. En tout cas qu'il fallait éviter d'y descendre. Houlala, un vrai coupe-gorge... Pourtant je voudrais une fois au moins, une fois encore, une dernière fois, déboucher du souterrain dans la rue Warnier où, enfants, nous nous arrêtions pour nous faire couper les cheveux avant d'aller chez ma grand-mère, Bd Baudin.

   Je vois que d'élégantes jeunes femmes, des voilées, des pas voilées, descendent les escaliers... Moi, pas plus fragile ou agressable qu'elles, non ? On descend par l'escalier devant chez Bissonnet. Et sur quoi on tombe, juste devant nous ? Qui nous regarde, éberluée, pensez après tout ce temps et 50 bons kilos supplémentaires (pas elle, moi), avec son grand oeil rond de cyclope ? Regardez bien, en face de l'escalier, dans la pénombre... Eh oui, LA bascule, rouge, avec son disque circulaire, celle dont on parlait il n'y a pas si longtemps dans le Livre d'Or ! Toute seule sur un mur de chemises indiennes que des jeunes gens charmants, des bac +5 et 6, ont étalées pour gagner leur vie. Et ils ne sont pas les seuls, tout le souterrain est maintenant un grand souk. Y'a pas qu'en France que des diplômés font des petits boulots ! Les prix sont très bas pour une bourse non-algérienne, et l'endroit vaut le détour pour quelques emplettes.

   Le bar, à côté, est tout pareil que le jour de son ouverture ! Sauf que quand il s'est ouvert, ce n'était pas un bar, mais un nouveau bureau des T.A. (Tramways Algériens), où le public avait, en période de pointe, jusqu'à 5 employés à disposition pour renouveler les cartes des lignes A, B, E, G, I, J, K pour les trolleybus, et de toutes les lignes de tramways. Détail qui a son importance : toutes les menuiseries et l'aménagement intérieur furent l'oeuvre des ouvriers de la maison. Je vous joins la coupure de journal qui annonçait son entrée en fonction, le 30 octobre 1953 ! (le "Trou des Facs avait été inauguré, rappelons-le, le 6 décembre 1951). Je pose la question aux "vieux du Trou" (salut, Jean !) : est-ce le même comptoir qui fut ensuite converti en "milk-bar", tel qu'on l'entrevoit sur la photo où se trouve Monsieur Spips en 1958 ? (cliquer ici pour voir la photo)





   Ensuite j'ai parlé à n'en plus finir (même que Jacqueline elle est partie, tellement il faisait chaud et que ça durait) avec Ahmed, passionnant jeune-homme féru de philosophie et d'histoire des religions, l'un des gardiens de la belle salle de conférences du trou. Son hall est situé dans l'espace délimité en son centre par la galerie circulaire. Ensuite, un large et solennel escalier permet de descendre jusqu'à son niveau. Elle est pareille à elle-même, depuis plus de 50 ans ! Les appliques lumineuses, d'origine, de 1951, constituées chacune de trois épaisses lames de verre, sont magnifiques. Son accès se situe juste en face des sorties vers le trottoir des n° impairs de la rue Michelet, et vers la rue Warnier. Attention avant de prendre des photos, il y a là des Algérois susceptibles, voire agressifs ! Comme on le serait partout ailleurs dans le monde. Avec le fait qu'en plus, ici, le touriste n'est pas une denrée courante ! Auquel ses devises donneraient des droits indus...

   Ne prendre de photos qu'après s'être assuré de ne heurter personne. Normal. Souvenons-nous que le droit de chacun sur son image est absolu. Et toujours, mettez-vous à la place des autres. Tout alors devient plus facile. Est-ce que vous n'accorderez pas plus facilement à un inconnu qu'il vous prenne en photo, ou qu'il prenne en photo votre maison, quand il vous sera devenu moins inconnu, même un tout petit peu ? Et puis, au cours de ce second retour, je me suis aperçu qu'il était autrement plus agréable d'oublier un peu les photos, de se laisser aller à avoir davantage un pied dans le présent, et l'autre moins dans le passé, de se faire Algérois parmi les Algérois. Après tout, je suis ici chez moi, c'est gentil de me le dire, car on me l'a dit souvent, si aimablement, mais je le sais, chaque pore de ma peau, chaque cellule de mon corps me le disent, je n'ai pas besoin qu'on me l'assure, qu'on me rassure, je marche ici comme si je n'avais jamais cessé de le faire, chaque angle de rue m'est familier, partout est mon histoire, je discute le bout de gras avec les uns et les autres, le vendredi, je me suis assis, avec deux autres pépés de mon âge, sur des tabourets tirés devant une boutique sous les arcades de la rue Bab-Azoun, à papoter et à lapper un café bien chaud, je vis ma ville, et c'est un bonheur, un drôle de bonheur, avec parfois des soupirs, parfois, rarement, un sanglot, mais malgré ça, ou grâce à ça, un vrai bonheur. Je vous en re-causerai.





   Suite à ce que j'ai lu récemment dans le Livre d'Or, je profite d'en être au souterrain des facs pour rappeler qu'il n'avait aucune issue dans la rue Charras (Jean l'a déjà bien rappelé). Disons juste que, si l'on sortait du côté de la rue Warnier et en descendant un peu celle-ci, on pouvait à gauche prendre le passage du Caravansérail (où habitait notre ami Jean-Pierre Djian) qui aboutissait rue Charras, à peu près à la hauteur du VOX, maintenant disparu.

   Au 2 bis rue Charras (en haut de la rue, trottoir de gauche, presqu'en arrivant rue Michelet), un CLIC-CLAC ému pour la petite boutique qui fut, il y bien longtemps, la librairie "Aux Vraies Richesses", où Edmond Charlot accueillait Camus, Roblès et tant d'autres talents. Le mot "bibliothèque" s'inscrit toujours sur la vitrine... Je pousse la porte... Je suis reçu avec une grande gentillesse par celle qui doit être maintenant la maîtresse des lieux, une jolie jeune femme brune, et l'un des employés, très affable, très pénétré du fait de travailler, sinon dans un endroit historique, du moins dans un lieu où souffla l'esprit. L'endroit est toujours une bibliothèque de prêt (c'est la femme d'Edmond Charlot qui l'anima quand son mari ouvrit une nouvelle librairie rue Michelet). Le décor est intact, le petit escalier juste en face au fond monte toujours, de la droite vers la gauche, à la mezzanine, et au minuscule bureau où Camus annotait des manuscrits pour le compte de l'éditeur. Mais mon hôtesse me montre les injures du temps (essentiellement des injures humides), et soupire en m'informant qu'il va bien falloir bientôt refaire tout ça. Je n'ai pas osé demander si l'endroit était classé, il ne faut pas être impertinent. Par contre, l'Ambassade de France à Alger serait peut-être bien inspirée si elle consentait à débloquer un p'tit sou pour contribuer à une rénovation fidèle de ce lieu quelle devrait avoir à coeur de préserver. On peut rêver...

   Ensuite, je me suis dirigé vers la rue Charles Péguy. La sortie du Trou des Facs par la rue Warnier, ce sera pour un autre jour. La Grande Poste dépassée, me voici rue d'Isly. Je la parcours jusqu'à la rue Dumont d'Urville, puis retour par la rue de Tanger et le Bd Bugeaud. La rue de Tanger est incroyablement encombrée. Tellement il y a de peuple, qu'à peine on s'aperçoit que la chaussée est sale et défoncée. On la voit pas, juste on la sent avec les pieds. La rue est ponctuée de boui-bouis, il y en a un toutes les deux boutiques... il servent des tas de choses qui on l'air toutes plus appêtissantes les unes que les autres. Certains proposent d'énormes "briques" à la crevette, la brique carrément pour famille nombreuse, à 100 DA la pièce. À peine un euro. J'ai photographié beaucoup de choses dont je vous ferai profiter un jour, peut-être... En bas de la rampe Bugeaud, juste en face de l'entrée de l'hôtel Es-Safir, notre "Aletti", je fais une photo de l'endroit où se trouvait le célèbre palmier. Pas par regret pro-palmipède, non, c'est que j'ai sous les yeux la photocopie d'un article sur un accident, entre une Simca et un camion, qui s'est produit juste à cet endroit, il y a 50 ans. Je fais le cliché sous le même angle que la photo de l'Écho d'Alger. Un peu plus haut, le restaurant "Le Berry", que j'avais déjà photographié en 1984 est toujours là, et s'appelle toujours ainsi.


Juste à gauche de l'immeuble où se trouve Le Berry,
la palissade bleu-ciel indique le terrain vague qui était l'emplacement de l'Hôtel d'Angleterre.


   À l'angle du Bd et de la rue des généraux Morris (qui étaient ces curieux "généraux Morris" ? Les frères Bogdanov de la grande Muette ? Non, ils étaient père et fils, et s'illustrèrent, en particulier, à la bataille de Solférino), coup d'oeil et CLIC_CLAC sur le terrain vague qui a remplacé l'Hôtel d'Angleterre, explosé voilà juste 10 ans par les terroristes. Soupir en pensant au bel hôtel "Art Déco" qui accueillit la commission d'armistice italienne, chassée de l'Aletti en face, par leurs collègues allemands... (voir "L'Aletti s'en va-t-en guerre"). Pour l'hôtel Aletti, je vais revenir samedi.


L'hôtel était devant le mur blanc, entre la petite rue en face au centre,
qui n'est autre que le début de la rue de Tanger, et le Bd Bugeaud où nous sommes.
À gauche, on peut voir un grand espace ingrat, qui constitue ici la bordure du Bd Bugeaud,
entre la rue du Maréchal Bosquet (angle avec le n°15 du Bd) et la rue des Généraux Morris (angle avec l'ex-Hôtel d'Angleterre,
qui devait être au n°11, vu que le restaurant Le Berry, lui, est toujours au n°9).
On n'ose qualifier de jardin ou de square cet espace planté de trois ou quatre arbrisseaux étiques, au pied d'un immense mur aveugle
(à part quelques impostes qui ont dû donner sur des cours intérieures) peint en blanc.
Qu'y avait-il ici auparavant ? Ce long lambeau de terrain constituait-il à lui seul le n°13 ?


   Je finis de remonter le Bd Bugeaud. Au 21, coup d'oeil à je ne sais plus quoi, qui fut les "Galeries Bugeaud", où souvent ma mère venait avec nous, les gosses, acheter le linge de maison tout venant. Pensée pour son ancien collègue des deux Magots, l'aimable Monsieur Sapena (orthographe non garantie), qui après une émigration sans joie au Canada était revenu ici faire le vendeur. Il nous offrait des découpages "Polichinelle", des pantins à assembler, du nom de la marque de sous-vêtements, à l'époque célèbre. Je ressors entre Grande Poste et ce qui fut l'agence "A" du Crédit Foncier. Cette première demi-journée touche à sa fin... Avant le dîner, Jacqueline, Dahmane, Yves et moi prenons un verre à une terrasse de café devant la Grande Poste, en cet espace devenu "piétons". La circulation venant de la rue d'Isly tourne maintenant avant la Grande Poste et emprunte l'avenue Pasteur, dégageant cet espace où plusieurs cafés ont leur terrasse. L'un d'eux s'appelle "l'Atlas". Il est exactement à l'emplacement (au 59 rue d'Isly) de la belle boutique du même nom qui, "de notre temps", vendait de la "lingerie de Paris", sous-vêtements et déshabillés de luxe.


L'"Atlas" ce 19 septembre 2006...
(On est rue d'Isly (ben M'hidi Larbi), bien sûr, et la rue qui part à gauche, c'est l'Avenue Pasteur).



... et il y a juste 50 ans, sur cette photo parue en décembre 1956.
Oui, nous sommes sur les marches de la grande-poste.
On notera le panneau annonçant le 1er salon de la télévision, du 1er au 9 décembre
(ce qui répond à la question "A-t-on pu voir des émissions de télé à Alger AVANT le lancement officiel de la télévision ?
Bien entendu, la réponse est OUI).



Autre très bel aperçu, nocturne cette fois, de la vitrine du magasin ATLAS :
celui de cette carte postale Jomone des années 50.


  Au fil des rues, on retrouve ainsi de ces commerces qui ont changé d'activité, mais ont conservé l'ancien nom. Ainsi, pas loin d'ici, au 56 rue d'Isly, l'ancien magasin Natalys est devenu un magasin de vente de CD et cassettes sous le nom de NATALYS MUSIQUE. À l'angle avec la rue Chanzy, l'ancien logo (un poussin sortant de sa coquille) rappelle une autre époque, il semble se demander ce qu'il a à voir avec tous ces grands ados depuis longtemps éclos qui viennent ici s'approvisionner en musiques.

  

   Des photos, encore, et encore, et encore, et des tchatches avec des Algérois de rencontre. Et j'allais continuer comme ça pendant encore 4 jours...




Demain est un autre jour...
Pour la suite, mercredi 20 septembre,

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