(parapet.htm)


   Contrairement aux quartiers Est, tirés au cordeau par les urbanistes du Génie militaire au début de la présence française, la partie ouest d'Alger présente un entrelacement de voies méandreuses et pentues. Entre Berthezène et Sept-Merveilles, l'axe Trolard-Duc-des-Cars, objet de notre flash-back, adopte ce style sinueux et s'offre même deux épingles à cheveux dignes d'une route de montagne. Dans la montée, elles font tirer la langue aux cyclistes, aux 2 CV, aux vieux trolleybus "G" des T.A. et, dans l'autre sens (interdit), sollicitent l'audace et l'adresse des jeunes pilotes de Formule C (pour "carriole à roulements").

La tondeuse de M. Marie

   À sa source, la rue Duc-des-Cars sort de la première boucle dans une gorge aussi encaissée que celles de La Chiffa, entre une haute falaise schisteuse et un bloc continu d'immeubles. Une centaine de mètres plus loin, une placette coiffée d'une pergola marque le confluent de la rue Serpaggi, d'où les escaliers Edouard-Cat dégringolent vers les parallèles Berthezène, Pasteur et Michelet.

   Pour les "Ducdécariens" pur sucre, c'est à partir de la Pergola que la rue est vraiment elle-même, et non plus le simple appendice de Docteur-Trolard. Elle va bientôt passer entre deux portées d'escaliers Émile-Lacanaud, devant le garage où, après la guerre, on découvrait, comme des engins venus d'une autre planète, les belles américaines aux noms encore exotiques : Cadillac, Studebaker, Chrysler. Des merveilles de 6 m de long aux chromes agressifs, que le gérant consentait parfois à laisser admirer de près, à condition "de ne pas toucher".

   À quelques dizaines de mètres de là, la seconde épingle à cheveux mérite doublement cette appellation. D'abord, parce que la rue y fait une révolution à 180° ; ensuite parce que le virage est "tenu" par le coiffeur, ce bon M. Marie, tondeur bimensuel - au minimum - de nos tignasses. M. Marie, que je n'ai jamais vu autrement que sous sa blouse blanche de praticien des têtes (il doit dormir avec), est un brave homme, mais un homme d'ordre.

   Son autorité est indiscutée dans le salon où, chaque jeudi, ses fournées de jeunes patients se partagent sagement des loques de "Miroir-Sprint" en attendant leur tour. Mais elle s'étend implicitement à tout le virage dit du "Parapet". Car M. Marie, qui n'aime pas être perturbé dans son commentaire non-stop de l'actualité sportive ou politique, n'hésite pas à se montrer sur le seuil de sa boutique en claquant sévèrement de la tondeuse quand les familiers du lieu se font trop nombreux, bruyants ou agités sur la large portion de trottoir qui borde ce balcon sur la ville.

Interdit aux moins de 10 ans

   Le virage, le trottoir-promenade et sa murette de pierre bleue d'un mètre de haut délimitent un espace de réunion spontanée, au débouché des dernières marches de la longue escalade Lafferrière-Maréchal-Foch. Il faut dire, quoiqu'il en déplaise aux bas-riverains du virage Trolard ou aux haut-placés du Viaduc, que le Parapet est l'empire du Milieu, le coeur géostratégique de la rue Duc-des-Cars : en fait, la djemââ de toutes les palabres adolescentes, mais aussi le belvédère des grands happenings historiques ou artistiques (le 13 Mai, De Gaulle, le Putsch, "Aïda", "L'Arlésienne"...).

   Jean-Claude Hestin (qui ne signe pas pour rien DucdCars sur le web) y occupa une situation privilégiée, comme locataire en façade du "28", l'immeuble du tournant , mais aussi en tant que fils de l'épicerie Hestin, établie moins de 100 m plus haut (voir plan), en face de l'école de garçons. Il nous livre quelques souvenirs du "Parapet" de ses jeunes années :

   On pouvait s'asseoir sur la margelle, mais ce n'était pas possible pour tout le monde, il fallait déjà avoir un certain âge et une certaine taille. De plus, c'était assez dangereux car le vide était là : une bonne dizaine de mètres de hauteur... Mieux valait donc attendre d'avoir 10 ans pour profiter du spectacle pile et face. Le dos à la rue, on faisait face au Forum, au Gouvernement général, au jardin public, on voyait le rond point de la rue Dubief qui allait vers la rue Dupuch. Et puis, cerise sur le gâteau, il y avait cette vue sur le port, le Monument aux morts. Côté tournant, on voyait monter les divers véhicules qui empruntaient la rue : motos, autos, trolleybus et les fous de vélo. Pour les motards, l'exploit était de passer le virage aux trois facettes à fond la caisse en faisant frotter les pots d'échappement par terre...




   S'il arrivait que ça frotte un peu trop, on pouvait toujours se faire panser un peu plus loin à la pharmacie Michel (le père de Jean-Christian), voisine du boucher mozabite à la belle barbe blanche, qu'on appelait "le Chir".

   Quant au coiffeur, Jean-Claude l'associe à un souvenir bien particulier :

   Quand on sortait de chez M. Marie, on avait intérêt à rentrer fissa à la maison, sinon les copains t'attendaient au tournant (c'est le cas de le dire) pour te taper la coupe. Et paf ! la claque derrière la tête ! (voir à propos de cette coutume barbare les "Petits textes d'ethnologie gautiéraine" de Jean-Paul Follacci (cliquer pour vous y rendre).

   Il ne fallait pas se défier que des copains. L'ethnologie ducdécarienne rapportée par J.-C. Hestin comportait des manoeuvres d'évitement plus subtiles dans les trois parcours d'escaliers (Maréchal-Foch, Émile-Lacanaud, Edouard-Cat) qui convergeaient la zone du Parapet :

   Descendre à pied au quartier des Facultés, ça allait tout seul... Le problème c'était de remonter, surtout quand on avait le cartable. Putains d'escaliers ! D'autant plus que les petites mémés qui revenaient du marché de l'Agha attendaient souvent qu'un jeune se présente aux bas des escaliers et nous disaient "Tiens, petit, tu peux me donner un coup de main à monter le couffin ?". Comme on n'osait pas dire non, en plus du cartable on se tapait le cabas et il fallait attendre la mémé qui montait les escaliers à son rythme...

   Pour éviter la corvée de cabas, l'astuce était de faire le grand tour par Trolard. Ensuite on rejoignait la rue Duc-des-Cars à hauteur de la cour d'école par la maison transversale à plusieurs niveaux et à deux entrées où habitaient Renée Pistoresi et les frères Laleu.

Mai-juin 1958 à guichets fermés

   C'est la période de la guerre qui avait "promu" le Parapet au niveau de premières loges sur l'Histoire. On venait en famille, les soirs de fête, y contempler les jeux tricolores des projecteurs de D.C.A. installés sur le Forum, ou bien, après un carton de l'aviation allemande, les pétroliers ou les cargos brûlant dans la rade. À partir de 43, on assisterait aux premières apparitions de De Gaulle au balcon du G.G., bras en V.



   Jamais mieux que pendant les grands rassemblements patriotiques du 13 Mai, le "Parapet" n'a mérité sa position de "belvédère sur l'Histoire". Dans le carré rouge qui le délimite, quelques points "stratégiques" du plus célèbre tournant de la rue Duc-des-Cars. 1) Le n°28, belvédère du belvédère : en H, le balcon de la famille Hestin. 2) Le "parapet" proprement dit, surchargé de spectateurs. 3) Le salon de coiffure de M. Marie. 4) La pharmacie Michel. 5) L'école de garçons. Sur le trottoir d'en face, se trouvait l'épicerie Hestin. (Coll. J.-C Hestin)


   En 58, ce seront, à la bissectrice d'une autre guerre, les journées de mai-juin, le "bis" théâtral de De Gaulle, les foules de plus en plus compactes et pavoisées au Parapet Duc-des-Cars et aux balcons et terrasses de la longue façade d'immeubles en escaliers... Un "tabac" permanent ! Au son des musiques militaires, ces meilleures places s'arrachent comme des strapontins aux terrasses du Grand Prix de Monaco. Mais c'est l'apogée qui précède le déclin.

   Après avril 61 (échec du Putsch des généraux) et l'amoncellement des nuées annonciatrices du pire, l'endroit - très surveillé - n'est plus fréquenté, à la sauvette, que par des petits groupes en conciliabules méfiants ou désabusés. Dans les derniers temps, il sera même l'objet de tirs d'intimidation nocturnes de la part des gendarmes retranchés au G.G. et énervés par les concerts de casseroles.

   Pendant la période de violence des années 90, il sera encore plus suspect aux autorités algériennes. Pour protéger des tirs islamistes la nouvelle garnison du G.G. devenu P.P. (Palais du Peuple), on construira un "mur sur le mur". C'est ainsi que les voyageurs esmmaiens de septembre 2005 ont eu la surprise de découvrir une haute superstructure de béton blanc, écrasant ce qui reste du fameux Parapet, désormais aveugle, sourd et muet, puisqu'il a perdu, avec sa belle vue sur la ville, la faveur des jeunes bavards du quartier.




Au cours du voyage de septembre 2005, Yves Jalabert devant le "surmur" du Parapet,
à quelques mètres de l'ancien salon de coiffure de M. Marie.
De la vue panoramique, il ne reste qu'une mince bande d'ex-Gégé, et le drapeau algérien.

(Photo Betty Reybaud)


   Les anciens Ducdécariens d'en haut diront qu'il n'y a pas de quoi en faire un drame, eux qui ont toujours considéré la gloire du Parapet comme surfaite et préféré pour leurs palabres de djemââ les "barres" de la rue d'Estonie , le terrain vague devant la rue Marcel-Pallat ou la terrasse du "Viaduc", le café moderne installé sur l'ouvrage d'art du même nom, au débouché du Télemly.

   Avant la construction du "Viaduc", le seul débit de boissons depuis le Bar du Forum de la rue Serpaggi était le bar-restaurant des 7 Merveilles, rendez-vous de "Vieilles tiges" et d'artistes (voir l'écran de J.-L. Jacquemin : "Les canapés de Saint-Ex"). À partir du milieu des années 50, les "Viaducdécariens" regardent donc de haut les "Estoniens" et les "Parapétiens", contraints de s'approvisionner en boissons fraîches aux épiceries Benoît et Hestin au lieu de se désaltérer assis sous un parasol ou une tonnelle en regardant passer les petites cailles des hauteurs. En outre, il est un autre parapet tout proche : celui de l'avenue De Lattre-de-Tassigny, au-dessus du stade Leclerc, d'où la vue sur la baie est encore plus large que du tournant de M. Marie.

   Avec le temps, toutefois, et surtout avec ce qu'il faut bien appeler "l'exil" des uns et des autres, l'animosité entre haut et bas-ducdécariens s'est estompée. Jean-Paul Follacci en convient volontiers, lui qui fut un irréductible "barriste" de la rue d'Estonie. Le reproche d'"arrogance" que lui et ses copains faisaient à leurs voisins du dessous (qui le leur rendaient bien), n'était-ce pas encore l'histoire de la paille et de la poutre ?

   Vus de l'extérieur, accroupis sur nos barres, toisant ironiquement le passant essoufflé par les escaliers, nous ne devions pas apparaître beaucoup plus urbains. Leur seul défaut, c'était l'altérité, comme Bou-Haroun vu de Chiffalo, Blida de Boufarik, Douaouda-marine de Fouka, ou ceux de Pépin chez Jean de Florette.

   D'ailleurs, un "ennemi" héréditaire peut en cacher un autre. Ainsi, oubliant les griefs mutuels, une large coalition regroupant le quartier Duc-des-Cars-Estonie-Marcel-Pallat et une partie du Télemly et des 7 Merveilles se formait naturellement contre "ceux d'en bas", à savoir les "Barbares" de la caserne des Douanes et leurs alliés de la rue Berthelot. Il en résultait d'épiques garreras (batailles de cailloux) et des charges hurlantes dans les jardins et les escaliers du Forum. Les fils de douaniers étaient pourtant nos condisciples à l'école Duc-des-Cars, et l'origine du contentieux aussi vague que celle de la première guerre du Néolithique.

   Aujourd'hui, la rue Duc-des-Cars a été rebaptisée Jugurtha, du nom d'un autre général, vieille connaissance des traducteurs de Salluste que nous fûmes à Gautier, sous Laherre, Dugand, Baccardats ou Chiapporée ...

   Mais, même si le Parapet n'est plus ce qu'il était, il y a toujours, d'un bout à l'autre de l'ex-rue Duc-des-Cars, des gamins pour palabrer, jouer au foot, se battre et regarder de travers ceux d'en haut ou d'en bas. Le changement de plaques n'empêche pas les mêmes autobus de se traîner d'arrêt en arrêt, la cour des deux écoles de résonner des mêmes jeux et disputes et les maisons traversantes d'être traversées par les mêmes poursuites de gendarmes-voleurs.

   Cela suffit aux vieux enfants que nous sommes pour rêver un peu. On se prend à tâter sa calvitie avec tendresse, en l'imaginant couverte d'une jungle de cheveux drus dont les abattis tapisseront demain le salon de M. Marie. Le chef de famille a frappé sur la table : "J'en ai assez de voir cette tignasse de gitano ! Dernier avertissement avant le tondeur de Galoufa  !"

   Demain ? Juste le jour où doit être lancée du Forum la montgolfière qu'on "gonfle" depuis deux jours ! Il va y avoir un monde fou au Parapet. On ne peut pas tomber plus mal pour aller chez M. Marie. Antantion la tête à la sortie ! À moins de coiffer le casque allemand ramené d'Italie par papa, comment passer sans dommage sous la voûte de claques ? "La coupe ! la coupe ! la coupe !"...

J.B.

Le 28 de Jean-Claude Hestin, de son frère Alain et de sa petite soeur Chantal (hélas disparue depuis) était l'un des plus "sportifs" du quartier. Outre les frères Hestin, tous deux basketteurs au Red Star, il abritait Marc Lafaurie, volleyeur ruaïste et Alain Biardoux, footballeur au même RUA et bon cycliste amateur. Au rez-de-chaussée, logeait un universitaire bien connu des familiers de la piscine : le prof d'anglais Jean Voilley, dont l'écrivain Marie Elbe a écrit qu'il était difficile de le distinguer de ses étudiants.

La maison dont parle Jean-Claude - également dite "traversante" - était bien connue des fanas du jeu de "gendarmes-voleurs", qui se déroulait sur très large rayon. Le raccourci qu'elle offrait comportait le risque de devoir jouer aussi aux gendarmes-voleurs avec les concierges, exaspérés par les piétinements bruyants et salissants dans les escaliers de l'immeuble. D'autres immeubles du même genre, à la hauteur du n° 54, permettaient de passer de la rue Duc-des-Cars à un palier inférieur des escaliers Docteur-Trolard.

Des générations d'adolescents du quartier ont utilisé ces barres (qui fermaient un jardinet au sommet des escaliers Lacanaud). Lors d'un voyage à Alger en 1992, j'ai pu constater qu'elles avaient toujours la faveur de jeunes barbus en khamis et bonnet blancs. On peut être islamiste et ne pas manquer à la tradition du quartier.

Est-il nécessaire de rappeler que "Galoufa" était le capteur d'animaux officiel d'Alger et le croquemitaine officieux des enfants pas trop sages ?



Pour quelques photos de la rue Duc des Cars en 2006,

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