Chronique historique, touristique et gastronomique !

Du côté des 7 merveilles…
Les Canapés de St-Ex

Par Jean-Louis Jacquemin




      Dans les méandres du boulevard du Telemly qui s'étiraient à flanc de coteau au-dessus du centre-ville, tout en longueur, d'Alger, on trouvait des culs-de-sac ombragés et sympathiques qui correspondaient aux différents ravins qui dévalaient des collines entourant la ville et que celle-ci tentait d'escalader.

      Les plus grands d'entre eux s'épanouissaient en quartiers originaux et pleins de charme comme la Robertsau que nous a si joliment décrite notre ami Serge Trani. Ce n'était pas le seul. Le premier sur la liste en remontant le boulevard depuis le square Laferrière, c'était "les 7 Merveilles".

      J'ai oublié l'origine de ce nom que pourtant mon grand-père m'avait expliqué. J'ai un peu oublié aussi les lieux pour n'en retenir que l'atmosphère et la disposition.

      C'était un curieux endroit. Beaucoup moins imposant et construit que la Robertsau mais plus petit, plus aéré et qui avait gardé une fraîcheur presque naïve, comme un décor de théâtre plaqué en demi-cercle le long du boulevard.

      Il y avait plusieurs magasins dont la "Boucherie des 7 Merveilles" et surtout il y avait, au fond de l'anse, le "Café des 7 Merveilles" qui faisait restaurant à la belle saison sous une tonnelle fraîche et accueillante, à côté de laquelle s'arrêtait le trolleybus de la ligne "G" (Telemly).

      Au cours des années 50, cette boucle des 7 Merveilles fut comme celle de la Robertsau court-circuitée par un pont plus commode enjambant les rives, ce qui fait qu'on n'y passa plus guère, mais ceci préserva leur identité provinciale et leur charme désuet à ces quartiers où il faisait bon vivre.

      Je me souviens bien de ce café. Les vieux algérois continuaient de l'appeler le "Café des 7 Merveilles" alors que sur l'enseigne on pouvait lire "Bar des Ailes".

      C'était, en effet, un bar de "vieilles tiges". Il avait été le rendez-vous des pilotes de l'époque héroïque et des "As" de l'aviation. C'était d'ailleurs toujours, plus ou moins, un bar de pilotes, qui y venaient sans doute lorsqu'ils voulaient rester entre eux, réservant le bar de l'Aletti et la terrasse du "St-Georges", où ils avaient également leurs habitudes, à leurs hôtesses de l'air et à leurs bonnes fortunes .

      Pimpant et coquet de l'extérieur, ce café était vieillot et désuet à l'intérieur encore qu'il soit chaleureux avec son ambiance début du siècle, ses boiseries aux tons chauds, ses banquettes en moleskine, ses tables rustiques et son vieux bar, haut perché, en bois luisant de cire, méticuleusement briqué.

      Ce coin du bar était le plus sympathique. Les bouteilles s'alignaient de manière coquette sur des étagères doublées de glace, éclairées par des ampoules et elles témoignaient de l'éclectisme de ces consommateurs un peu particuliers. A côté des liqueurs à la mode, on y trouvait tous les classiques de la "belle époque" : Picon, Suze, Byrrh, Noilly, Dubonnet, Mandarin, Guignolet, plus quelques alcools exotiques comme la Tequila, ou l'Aquavit et bien sûr les incontournables anisettes "Gras" ou "Cristal" et même du "Berger" pour les inconditionnels de la métropole.

      Sur l'un des murs, une glace fanée tentait de renvoyer un peu de la lumière du dehors tandis qu'au plafond une hélice en bois rescapée d'un vieux "coucou" faisait office de ventilateur et tournait lentement.

      Mais la gloire confidentielle et éphémère de ce café était d'avoir été adopté par Antoine de St-Exupéry lors de sa période algéroise et d'avoir été l'un des rendez-vous des pilotes de l'aéropostale quand ils passaient à Alger.

      Ce café avait donc eu une âme et il lui en restait une atmosphère indéfinissable qui imprégnait ses murs et s'accrochait à ses rideaux "bonne femme".

      C'est à mon copain Pierre que je dois d'avoir connu le "Bar des Ailes".

      Pierre a toujours eu un faible pour les lieux qui respirent leur histoire et il connaissait ce café à travers son père, ancien de "l'Escadrille des Cigognes" qui lui en avait parlé.

      Un certain nombre de circonstances nous fit passer ensemble, seuls à la maison, au 25 rue Emile Alaux, la fin de l'été 59. Les 7 Merveilles étaient sur la route du retour après nos escapades en ville et nous y allions en général boire un verre après un dernier "flipper" au café, rutilant de néons, qui faisait le coin du nouveau pont.

      Nous allions donc hisser nos fesses et caler nos pieds sur les tabourets de moleskine rouge qui avaient usé des pantalons plus prestigieux en tâchant d'adopter l'attitude nonchalante, virile et décontractée qui convenait à ces prédécesseurs illustres.

      Il y avait là un vieux barman kabyle impeccable dans sa veste blanche et distingué dans sa simplicité impassible. Et il nous prit d'autant plus "à la bonne" qu'en cette fin d'été le bar était pratiquement vide.

      Cet homme avait la nostalgie des clients illustres qu'il avait servis et, comme il trouvait en nous des oreilles gagnées d'avance à la mémoire des lieux, il nous livrait ses souvenirs tout en ménageant ses effets, ce qui ne l'empêchait sans doute pas de les embellir un peu.

      Saint-Ex, bien sûr était son "client" préféré, et il nous le servait par petites touches négligentes, savamment calculées pour nous tenir en haleine.

      Pierre, qui a toujours su avoir le geste, lui octroyait (malgré nos maigres ressources) des pourboires royaux et bien que nous consommions assez peu il nous préparait généreusement en guise de "kémia" des sortes de petits canapés abondamment couverts d'une préparation à base de soubressade très parfumée et agréable au goût mais redoutable pour le gosier.

      "Ça, c'est les Canapés de St-Ex" nous disait-il pour les présenter et il ajoutait que c'était l'appétiseur préféré du grand homme tout en laissant entendre qu'il en tenait la recette de sa bouche, recette qu'il gardait jalousement et dont il préservait ainsi le rite.

      Bien qu'ils soient des pousse-à-boire redoutables et qu'ils nous laissent la bouche en feu, ces canapés étaient délicieux et ils avaient pour nous, une saveur inimitable de "Courrier-Sud" et de "Terre des Hommes". En les mangeant, nous devenions des familiers de Guillaumet dans les andes et des habitués des latécoères faisant escale à Cap Juby.

      Commencé à pleines soucoupes, c'est finalement dans un saladier que le brave barman nous les préparait si bien qu'à la fin de l'été, nous avions économisé quelques dîners mais consommé sûrement plus de "cristal" que nous l'avions initialement prévu.

      L'hiver suivant, Pierre qui avait désormais des émoluments marqua ce changement de standing par l'achat de "Totoche", une 4CV Renault de quelques heures de vol mais à la carrosserie rutilante et nous déplaçâmes nos orgies de kémia vers les bars de Bab-El-Oued et les restaurants de la côte, délaissant du même coup les 7 Merveilles.

      Une fin d'après-midi que je rentrai à pied en passant par le pont, je me souvins tout d'un coup du café et j'allai y boire un pot. Je trouvai le barman seul dans son bar vide. Nous eûmes une intéressante conversation non pas sur St-Ex mais sur le fond. Il était plus sombre que moi sur la suite des événements et l'avenir lui donna raison.

      Il m'avait fait bien sûr quelques canapés, et comme je le quittai, je lui demandai à brûle-pourpoint de m'en donner la recette, précisant que je la garderai pour moi. Curieusement il ne se fit même pas prier et me livra cette recette, au demeurant presque banale, tout en précisant qu'elle était seulement pour mes oreilles et parce que j'avais une "bonne bouille".

      Je gravai donc ce modeste secret dans ma mémoire, et aussi curieusement, l'oubliai presque aussitôt.

      La suite, on la connaît, nous fûmes quelque peu occupés et préoccupés pendant les années 60-62 et le goût de la kémia passa réellement au second plan.

      Ce n'est que rentré en France (bel euphémisme pour une émigration si triste), et bien plus tard, que je me remémorai tout d'un coup les Canapés de St-Ex et que je me mis à en faire à la maison pour mes amis tout en racontant leur histoire et en taisant jalousement la recette.

      C'est ainsi que pendant des années, j'ai fait, moi aussi, mon petit effet de société tout en disposant pour mes réunions amicales d'un "starter" de premier ordre car les Canapés de St-Ex, c'est la certitude que les cocktails ne resteront pas dans le shaker ni les bouteilles de réserve dans la contre-porte du frigidaire.

      Il n'y a pas de secret qui ne se divulgue ni de serment qui ne se trahisse. Au seuil du 3ème millénaire, je me dis que je ne peux garder à mon seul bénéfice une révélation d'un tel poids ! Et je pense que le brave barman dont j'ai oublié jusqu'au prénom m'en dégagerait s'il était là.

      Je vous livre donc cette recette au demeurant fort simple sans autre garantie d'authenticité ni d'origine que celle qu'on m'a fournie, il y a 40 ans.

      Il suffit de malaxer la chair d'une grosse soubressade mahonnaise (on disait aussi mayorquine) déjà forte de préférence, avec une bonne demi-boîte de harissa du Cap Bon en liant le tout par un filet d'huile d'olive et en terminant par une rasade d'anisette pure , ce qui a l'avantage de masquer les graisses et de parfumer (proportions à adapter à votre goût). L'ensemble bien malaxé n'est que meilleur après une nuit au réfrigérateur. On sert sur des petites tranches bien croustillantes de "ficelle" en tartinant généreusement.

      Essayez et vous m'en direz des nouvelles.

      Et s'il vous plaît, chaque fois, pensez au "Bar des 7 Merveilles", à St-Ex accoudé devant le barman en veste blanche et au vieux trolley de la ligne "G" avec sa plage arrière chargée d'écoliers, négociant le virage dans le feulement soyeux du Vétra tout en lâchant, du haut de sa perche, une pluie d'étoiles que n'eût pas reniée le Petit Prince.

Jean-Louis Jacquemin
13 Avril 2001
Copyright juillet 2001


Tous droits réservés

L'auteur

Jean-Louis Jacquemin se souvient également pour nous de sa "rentrée 1954". Il a fait à Gautier tout le cycle de la sixième à la terminale (on peut en voir les photos de classe).

Il est également l'auteur d'un "Voleur de poules" pas triste, dont on vous recommande la lecture (également dans les écrans "Lycée Gautier"). Enfin, on doit à Jean-Louis notre tout premier texte sur Daguerre, qui fut son école primaire (il habitait 25 rue Emile Alaux).

Jean-Louis est professeur de médecine et chef de service au Centre Hospitalier Universitaire de Poitiers.

Copyright J.L. Jacquemin, Juillet 2001.


Ils allaient aussi volontiers chez la "Mère Jadot", rue Hoche, qui avait des bières de qualité et grillait le meilleur "T-bone" steak de tout Alger.

Saint-Ex à Alger

Saint-Exupéry fut un familier de notre ville. D'abord avant guerre, dans les héroïques années de l'Aéropostale, et des lignes Latécoère.

Puis durant la guerre de 39-45.

Après s'être glorieusement battu pendant la campagne de France avec le groupe 2/33, Saint-Ex, replié sur Bordeaux, rallie Alger le 20 juin 1940 avec "quarante jeunes pilotes ramassés dans la rue" qu'il a fourrés dans un Farman "emprunté". S'ensuit à partir de décembre 40 une assez longue période américaine au cours de laquelle il s'attire l'inimitié de la bureaucratie gaulliste, et vraisemblablement de de Gaulle lui-même, à cause de sa hauteur de vues, et de son refus de considérer que le parti gaulliste puisse prétendre à lui seul être le parti de la France. "Pilote de guerre" ("Flight to Arras") est édité aux USA en février 1942, c'est un succès, et le Petit Prince parait à New-York en anglais en mars 43, et en français en avril.

Le 4 mai 43, sachant qu'il va pouvoir combattre, Sain-Ex rentre d'Amérique et débarque à Oran. L'été 43, il s'installe chez le docteur Georges Pélissier, 17 rue Denfert-Rochereau ! Téléphone 39442 ! Oui, beaucoup d'entre nous ont connu le docteur Pélissier, et ses enfants. C'est là que Saint-Ex, lors de l'automne 43 et l'hiver 44 va souffrir beaucoup. D'abord physiquement : le 5 novembre, il glisse et tombe sur les marches du hall de l'immeuble du docteur : fracture d'une vertèbre.

Mais sa souffrance est surtout ailleurs...

Il a durement ressenti la mort de Guillaumet en novembre 40 : "Je suis le seul qui reste de l'équipe Casa-Dakar... Tous ceux qui sont passés par là sont morts et je n'ai plus personne sur Terre avec qui partager mes souvenirs... Je n'ai plus un seul camarade au monde à qui dire "Te rappelles-tu ?".

Mais par plus que tout, il est éprouvé par les mesquineries et la haine des séides gaullistes; Le Troquer ("son" secrétaire d'Etat à l'Air, et futur tête d'affiche des ballets roses" en 1959), et Laugier en sont pour lui des specimen emblématiques. Les gaullistes veillent à ce qu'aucun commandement ne lui soit confié.

"Je suis un pestiféré… eh bien je m'en fous!", écrit-il. En réalité, il en est profondément affecté;

"J'ai un chagrin au dessus de mes forces… J'ai du chagrin à perdre haleine" (décembre 43)

C'est aux américains qu'il doit de pouvoir reprendre du service en mai 1944.

"Au sortir de la soupière de crabes qu'est Alger, je me sens infiniment heureux et rajeuni". Il revient à quelques reprises, entre deux missions, s'invitant impromptu à dîner chez ses amis les Heurgeon (chez qui loge André Gide), il leur téléphone d'Alger-Maison-Blanche : "Préparez mayonnaise et court-bouillon, j'arrive de Sardaigne avec sept langoustes et serai chez vous dans une heure" (André Gide).

31 juillet 1944, base du 2/33 à Borgo en Corse : "mission sur Annecy par Ambérieu. Départ : 8H 45. Non rentré".

(N.D.L.R. Gérald Dupeyrot)

Lire : "Les cinq visages de Saint-Exupéry", Docteur Georges Pélissier, Flammarion, 1951.


Ça marche aussi avec du chorizo mais c'est beaucoup moins bon.

Le Pastis au goût trop réglissé convient moins bien, mais c'est affaire de goût.

Système de propulsion électrique de ces trolleybus de la TA. On pouvait lire le nom sur la pédale qui commandait le rhéostat. Le bruit était très particulier. Il est resté dans l'oreille de tous les vieux algérois.

Ma tante Simonne Chef, disparue récemment aurait aujourd'hui 90 ans. Elle m'initia à St-Ex en m'offrant pour mes 8 ans le Petit Prince. Je lui dédie ces lignes. Elle aimait beaucoup les Canapés de St-Ex. L'ami Gérald tient absolument à ce que je vous la présente (d'ailleurs elle le mérite). Et bien, la voilà ! Cliquez sur sa photo, vous ferez ça connaissance...