Petits textes d'ethnologie Gautieraine


Par Jean-Paul Follacci
(ancien de Gautier, cycle 49-50 à 55-56)




Le baptême du béret (1)

Le béret basque se portait encore dans les petites classes à la fin des années quarante et au tout début des années cinquante.

Le code non dit des bonnes manières Emile-Félix Gautieraines le tolérait mais prohibait toutefois la présence au sommet du petit bout de laine dénommé "quiquette".

Tout imprudent qui n'avait pas procédé lui même préventivement à l'ablation se voyait arracher sa coiffure pour une circoncision généralement brutale. Dans les pires des cas, une pastille de tissu venait avec, et l'infortuné traînait durablement un béret troué.

Jean-Paul Follacci, 2001.


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"Les grands devisaient place Hoche devant l'un des trois bancs tacitement affectés à chacune des trois terminales ou devant le quatrième, abandonné aux premières". Ici, sur le banc pur pierre du rond-point central, "les grands" de la philo 1961 (photo J.Charles Humbert). A droite : le grand-frère Djian ? Derrière eux : le palmier et le tabac-journaux de madame Leblois.

8 heures, 14 heures :
E.-F. Gautier ouvre ses portes (2)


Quand ils étaient en avance (souvent), les petits se massaient devant les portes fermées, entre les courbes des murs de verre.

Quand ils étaient en avance (rarement), les grands devisaient place Hoche devant l'un des trois bancs tacitement affectés à chacune des trois terminales ou devant le quatrième, abandonné aux premières.

Les petits étaient en culottes courtes ou en pantalons de golf.

Souvent les grands portaient encore des pantalons de golf, mais des privilégiés accédaient aux vrais pantalons longs.

Lopez ouvrait les portes, les petits se ruaient dans la cour en vociférant,

les grands n'en voulaient rien savoir.

Les petits avaient de grands cartables, où tous les livres et cahiers s'entassaient sans discernement.

Les grands étaient minimalistes : les élégants les mieux organisés pouvaient se contenter d'un seul classeur regroupant les matières du jour, tenu négligemment entre trois doigts, agrémenté d'un bracelet de caoutchouc retenant le stylographe.

A la première sonnerie, les petits se rangeaient en file devant la porte de leurs classes du rez-de-chaussée.

Les grands n'avaient apparemment rien entendu mais après quelques secondes, délai de décence, ils se mettaient lentement en branle, parcouraient nonchalamment les 150 mètres jusqu'au lycée puis rejoignaient sans hâte les classes du premier étage.

Les petits oubliaient parfois de se coiffer.

Les grands pensaient avoir enfin trouvé la coiffure qui révélait leur personnalité.

Les petits étaient sans retenue hilares ou furieux; les bonnes et les mauvaises notes suscitaient des sentiments extrêmes.

Les grands se devaient de demeurer impassibles.

A onze heures, les petits pouffaient en espionnant le cours Fénelon, par un trou du portail à l'angle du boulevard Victor Hugo et de la rue Clauzel.

Les grands croisaient, rue Michelet, les élèves de Delacroix.

Mon aîné François-Marie et ses copains étaient en première quand j'entrais en sixième, en 1949.

J'ai longtemps pris les grands pour des demi-dieux.
Et puis j'ai réalisé que les vrais surhommes étaient en Faculté.

Jean-Paul Follacci, 2001.


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"...par un trou du portail à l'angle du boulevard Victor Hugo et de la rue Clauzel".

Le même carrefour, 40 ou 50 ans plus tôt. A l'angle gauche sera un jour l'immeuble où habitera un jour notre camarade Portier et où monsieur Laye aura sa salle de gym.


To zbib or not to zbib (3)

Le zbibeur, c'est l'horreur.

Le fort en thème est admis (sous réserve de n'être pas fanfaron). La présence, dans une classe, d'une pointure Concours Général est même flatteuse, presque autant que celle d'un goal du RUA ou d'un recordman d'AFN du 400 mètres nage libre.

Mais il y a des choses qui ne se font pas :
- le premier rang systématique,
- une attention trop évidente aux paroles du maître,
- des réponses fréquentes, empressées et, a fortiori, exactes à ses questions,
- le rire sans mesure à ses plaisanteries,
- l'approbation ostentatoire de ses opinions politiques.

Pouvaient aussi prédisposer à l'infâme statut de zbibeur, une posture insuffisamment nonchalante, la courtoisie mal dosée, un accent francaoui appuyé, l'excès de rigueur vestimentaire, un discours dépourvu d'obscénité, le soin attentif à un cartable luxueux, et cent autres petits riens déplaisants.

N'osons même pas envisager l'essuyage spontané du tableau !

Gare à qui, invité par "Patrick" Bacardatz à débiter sa quinzaine d'alexandrins, se laissait emporter par le génie cornélien et impréquait Horace avec trop de conviction : il était vivement rappelé à l'ordre par un ayatollah vigilant émettant, bouche cousue, un "bzz" impératif immédiatement repris par la classe avec d'autant plus d'entrain que c'était pratiquement sans risque. Comme un trotteur surpris à galoper, le fautif rectifiait l'allure, reprenait derechef le "nanani nanana, nanani nanana" autorisé et regagnait son banc avec un 10/20.

Trente ans plus tard, la hantise du "p'tit fayot", version niçoise du zbibeur, a inhibé chez mes enfants toute pulsion d'élémentaire courtoisie envers leurs professeurs.

Jean-Paul Follacci, 2001.


La coupe (4)

C'était un droit : les nuques fraîchement tondues talquées sous les cheveux taillés pouvaient être claquées en toute impunité si l'on prononçait simultanément une formule absolutoire : "La coupe !".

Il fallait subir, c'était la règle.

Un mauvais moment à passer tous les mois ; ces jours-là descendre la rue Hoche pouvait être éprouvant même en remontant le col et en abaissant le béret.

Les vrais copains y allaient mollo, une tape quasiment indolore ou bien une petite friction amicale.

Mais les lourds, les antipathiques adoubaient en vache d'un large coup droit à l'improviste, et puis ils riaient grassement.

On encaissait et on ruminait : "Toi, attends, mort de ton âme... et vas vite chez le coiffeur que je t'ARRACHE la tête !".

Jean-Paul Follacci, 2001.


La leçon d'anatomie. (5)

Quelques revues empruntées ou dérobées par l'un de nous à un frère aîné, circulèrent sous le manteau. Elles furent analysées très attentivement.

Les "Folies de Paris et Hollywood" révélaient d'émouvantes nudités curieusement imprimées en dominantes orange et turquoise. L'information restait toutefois lacunaire car des flous frustrants estompaient délicatement des espaces susceptibles de focaliser notre intérêt.

La revue "Sensations" suscitait aussi des émotions d'ordre "littéraire" car, en sus de la documentation photographique en noir et blanc, une prose grandiloquente exaltait les "abîmes charnels", les "puits de volupté" et autres "antres sublimes" ou "refuges suprêmes".

C'était tout à fait passionnant et le plus résolu d'entre nous (futur mathématicien émérite) s'engagea à nous approvisionner directement.

Chacun contribua pour réunir la somme nécessaire. Ne pouvant décemment nous adresser à Madame Leblois, place Hoche, nous escortâmes le courageux mandataire jusqu'à un marchand de journaux de la rue Michelet en l'exhortant à ne pas faiblir. Il inspira fortement, prit l'air dégagé et plongea dans la boutique pendant que nous guettions dissimulés.

Il ressortit presque aussitôt, les mains écartées, impuissantes et vides et nous expliqua  : "Moi, très naturel, je lui demande : "Sensations, s'il vous plaît"... Le bâtard me regarde et répond : "Sen-sa-tions ? Reviens quand tu auras de la moustache !".

Jean-Paul Follacci, 2001.


Salon de l'auto 1949. Amateurs de belle mécanique, cliquez pour le verso de la couverture...


Amato (6)

Les lectures clandestines ne nous avaient pas complètement affranchis.

Un morne après-midi de troisième AB1, "Patrick" Bacardatz (oui c'est lui ci-contre) s'employait à nous écoeurer du latin que l'excellent Monsieur Chiapporée était parvenu à nous faire aimer l'année précédente.

Sur la sellette, Jean-Louis Arrignon (X59) devait traduire un Virgile soporifique. Il butait sur une construction qu'il jugeait illogique: au nominatif, un mâle guerrier offrait (ou donnait, ou vouait) son coeur et animam suam à un personnage au datif dont le genre masculin, trahi par un "amato" incongru, paraissait incompatible avec la virilité du sujet.

Bacardatz le laissant patauger avec une patience sadique, Jean-Louis finit par se lasser : "Mais, Monsieur, amato c'est masculin !".

La réponse cingla : "Et alors, mon ami ! Vous n'avez jamais entendu parler de l'amour grec ?".

Tout s'éclairait : le sens de la phrase et le visage de Jean-Louis qui se tourna vers moi pour murmurer : "Et ouais couloti sunt, pardon, erant !".

J'ai illico écopé deux heures pour "hilarité niaise et intempestive".

O tempora, o mores !

Jean-Paul Follacci, janvier 2002.



"Les Ambassadeurs d'Agamemnon dans la tente d'Achille" (Prix de Rome 1801, par Ingres). A droite, Ulysse (en sortie de bain rose bonbon), à gauche Achille (assis) et Patrocle (debout, élégamment habillé rien que d'un casque). Une paire de spartiates ça vous habille un homme... Couloti erant...

Couloti erant... Pour les amis pas informés: "coulot" (ou coulo) était une appréciation (dépréciation?) très prisée chez nous. Ecoutons Roland bacri: "Quand on le prend au mot sexuel... c'est justement ça ! Tiens, ça vient de l'espagnol, pas du grec et pourtant... C'est vrai qu'il est gentil , ce coulo ! ma parole, tu lui demanderais la lune... (Tacite, Annales)" (Roland Bacri, Le Roro, 1969 Denoël éditeur)


La fièvre du mercredi soir (7)

"Hilarité niaise et intempestive".

C'était vrai, mais pas bien grave. Peut-être qu'il oubliera, qu'il passera l'éponge ?

Tu parles !

Le mercredi, de 15 à 16 heures, comme toutes les semaines à pareille heure, une "pochette" bistre décorait la poche pectorale de la blouse grise du malingre Sosthène: la liasse des retenues du lendemain, qu'il égrenait sans déplaisir de classe en classe. Il la sort, la consulte, en extrait un billet, le remet au professeur qui sourit et me le tend : "Follacci, c'est pour vous". Ben voyons ! Bâtard de Patrick ! Et en plus, il nous bassine avec "Cinna ou la clémence d'Auguste" ! Ah ! c'est pas Chiapporée !

En quatrième, mi-novembre, Monsieur Chiapporée m'avait promis une retenue pour je ne sais quelle turbulence. Ce n'était d'ailleurs pas dans ses habitudes car ce maître admirable jouissait d'un ascendant naturel qui le dispensait de punir.

Le mercredi, 15 heures 20, Sosthène. Il feuillette sa "pochette", suspense, il la replace : rien donc pour la quatrième AB1. C'est bon, mais méfiance, il y a parfois du rab de 16 à 17 h. L'heure suivante, rien non plus. OK, mais attention, des fois Crapoulos ne fait pas tout son boulot d'un coup et les retenues peuvent être différées d'une semaine, voire de deux.

Mercredi suivant, de nouveau, stress à 15 heures, stress à 16 heures : Sosthène, la pochette, rien, ouf ! Ca semble s'arranger, mais prudence, je puis encore être dans un contingent de grands retardataires.

La semaine passe, même scénario. Cette fois, je suis sauvé, je peux me décontracter, cesser enfin de me contraindre pour passer inaperçu.

Grave illusion : " Follacci ! Vous bavardez de nouveau : vous aurez donc les deux heures promises !". C'était reparti pour deux semaines d'angoisse qui m'ont bridé jusqu'aux vacances de Noël, sans qu'arrive la colle.

A la rentrée de janvier, je pouvais croire les compteurs remis à zéro, mais Monsieur Chiapporée m'a douché. A la première incartade : "Follacci, vous avez la mémoire courte ? Moi pas !". Et encore deux ou trois mercredis à guetter Sosthène, vingt jours à se tenir à carreau.

Le sursis a ainsi couru toute l'année et nous sommes arrivés en juin sans que Sosthène dégaine, mais à chaque écart, un simple regard appuyé de Monsieur Chiapporée suffisait désormais pour me condamner encore à deux semaines fermes d'angoisse et de calme forcés.

J'ai fait, cette année-là, d'honorables progrès en latin et français.



Taper cao * (8)

J'ai pris des dizaines, peut-être des centaines de bains à la piscine du RUA. Dans mon souvenir, l'un d'eux garde un parfum particulier. Fin mai, il est dix heures du matin, l'eau est fraîche et anormalement calme; seules quelques personnes sont là, deux ou trois chemises-pantalons pendent au vestiaire; on est deux dans le bassin, je me prélasse sur le dos en contemplant la "tour Eiffel", ce pylone blanc et rouge qui domine le site. Sans l'exhubérance, les ploufs et le brouhaha habituels je flotte dans une sensation indéfinissable faite de liberté, de solitude, de bravade teintées de vacuité et d'inquiétude.

Ce matin, au bout de la rue Hoche, au lieu d'entrer au lycée sans mon devoir de physique, j'ai continué, descendu les escaliers, traversé la rue Sadi-Carnot et piqué vers le môle et la barque du passeur Négro. Pendant que les autres passent de Bringuier à Bellanger, de la physique à l'anglais, je fais quelques longueurs avant de m'étendre sur les gradins. Des problèmes m'attendent, dans deux trois jours, le temps que l'absence relevée dans le registre de Sosthène transite jusqu'à la boite aux lettres paternelle. Mais, progressivement, le ciment se réchauffe au soleil.

Une autre fois, j'ai quitté le tram en haut de la rue Dumont d'Urville, rasé les murs de la rue de Tanger, tourné rue du coq et plongé dans le Marivaux qui affichait de Jules Dassin "Du rififi chez les hommes". Durant les cours de philo, les "hommes" ont patiemment percé le plafond de la bijouterie en recueillant les gravois dans un parapluie puis Magali Noël a chanté en érotique ombre chinoise, Robert Manuel a trahi, Robert Hossein a eu sa dose d'héroïne et enfin Tony le Stéphanois, Jean Servais, a expiré dans son cabriolet en ramenant l'enfant-otage qu'il avait délivré.

Tout ça, après, m'a valu bien des ennuis (du rififi ?) mais c'était, c'est encore un chef-d'oeuvre. Je ne le rate pas quand il repasse à la TV et, chaque fois, le coeur me frit.

J.P. Follacci, avril 2002

* Dilemme pour l'orthographe. Pour sécher les cours, faire l'école buissonière, tapait-on K.O., kaw ou cao ? On optera pour la dernière (malgré le côté cacao) parce que les linguistes rattachent l'expression à mancaora (manquer l'heure) et que le père de Jean Haas nous a un jour expliqué en nous ramenant dans son Aronde que, de son temps, on "faisait caora".