Dans un peu plus d’un mois, nous nous trouverons, un certain nombre d’octogénaires esmmaïens et moi, 78 ans au-delà d’un événement majeur de notre existence : le 8 Novembre 1942.

   J’ai déjà évoqué, du point de vue de l’Histoire, l’impact du Débarquement allié en AFN (Cliquer) sur le destin de la France et la vie des Algériens français que nous étions alors. Je ne suis pas sûr que mes camarades des petites classes Duc-des-Cars et moi-même ayons mesuré sur le moment l’ampleur stratégique de l’événement. Pour tout dire, nos pensées étaient essentiellement tournées vers sa conséquence la plus inattendue (pour ne pas dire "rêvée") : l’interruption de la vie scolaire. L’urgence, en effet, était à l’hébergement de plusieurs milliers de soldat alliés que les casernes locales ne pouvaient accueillir. C’est ainsi que nos deux écoles Duc-des Cars (garçons) et Estonie (filles) se virent occupées plus ou moins longtemps par des Tommies en casque plat et épais battle-dress de drap de Sa Gracieuse Majesté George VI.

   Après quelques jours de négociations entre autorités militaires et civiles, le plan d’occupation des sols maintint l’effectif filles sur place et évacua les garçons vers un double enseignement, réparti par demi-journées entre l’école relativement proche de la rue Négrier et la classe "plein-air" des Tagarins. La classe plein-air ! Un souvenir enchanté, dans une clairière d’eucalyptus où les souches des coupes de bois faisaient office de sièges pour les élèves et l’institutrice. Celle-ci, l’affectueuse Mme Bensimon, encore assez jeune, mais toujours vêtue de noir sous sa capeline de même couleur, avait quelque mal à fixer l’attention de ses élèves dans un environnement champêtre où tout était prétexte à distraction : les oiseaux, les chiens et chats errants, le passage d’avions de chasse ou de transport à étoile blanche ou cocarde tricolore britannique. Leur trajectoire ne faisait pas seulement lever les têtes ; elle ouvrait toute sortes de bavardages techniques et tactiques sur les appareils (P-47 Thunderbolt ? Spitfire ? Dakota ?), Mme Bensimon se mêlant parfois au débat par quelque éclairage historique sur les circonstances dans lesquelles ces machines de guerre intervenaient sur les théâtres d’opérations du Pacifique (les Jap’s tout en dents) ou du Moyen-Orient (les "renards du désert" de Rommel).

   Plus attendue était l’intrusion du marchand de coco ambulant. Son premier appel de crécelle déclenchait, sur un signe d’assentiment de la maîtresse, l’envol d’un essaim d’assoiffés. Quel poète dira la volupté des trois ou quatre gorgées tiédasses de décoction anisée que le vendeur à chéchia tirait de son réservoir à bretelles au moyen d’une unique tasse de métal cabossée ?

   Hélas, ce mode d’enseignement aéré ne devait durer que le temps de trouver aux soldats alliés un casernement adapté. Et de chasser des nuits algéroises les bombardiers allemands (Ju-88, Dornier, Heinkel) que traquaient les faisceaux entrecroisés des projecteurs et les ondulations multicolores des tirs de DCA. Mes parents n’attendirent pas la fin de ces alertes stressantes pour nous mettre à l’abri, ma sœur, mes cousins et moi, dans un hôtel ami de Marceau, minuscule bled du Zaccar entre Tipaza et Cherchell (Voir "Christmas en mars…").

   Ainsi prit fin ma seule expérience de classe de plein air. Mes camarades de Duc-des-Cars eurent le bonheur d’en profiter jusqu’à la rentrée de janvier avant de regagner leurs salles de classe et leur cour de récréation ordinaires, "libérées" des débonnaires occupants dont nous quêtions, en hordes braillardes, des pièces de monnaie anglaises et de menues bribes d’équipement militaire (Voir "Lavernhe en ambulance à bras").

Texte et dessins de Jean BRUA                  




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