(Texte et dessins de Jean BRUA)



    Il y a eu des réfugiés plus malheureux. Il n'empêche que, pendant quelques mois, ma soeur Josette, mes cousins Séva et moi avons fait partie des enfants "déplacés" pour cause de guerre. Cela a commencé à la fin de l'automne 42, alors que les bombes allemandes tombaient sur Alger, devenue une plate-forme de la contre-offensive alliée contre l'Allemagne nazie.

    Nos parents avaient décidé, comme beaucoup de ceux qui le pouvaient, de nous mettre à l'abri dans le bled. Le refuge aurait dû être Cherchell, si les réquisitions au profit de militaires ne nous avaient privés du petit appartement de vacances de la rampe "du Port". En deuxième choix, ce fut donc Marceau, le petit village niché entre Chenoua et Zaccar, et l'hôtel Fiaschi, où nous prîmes pension, à cinq dans la même chambre, sous la canne de commandement de notre grand-mère maternelle Natali.

    Seuls les plus anciens Cherchellois peuvent se souvenir de cette veuve de sous-officier, de son maintien de fer sous l'éternel vêtement noir et du jargon franco-corse dans lequel elle distribuait ses ordres, reproches et (rares) témoignages de satisfaction. Presque septuagénaire, elle se trouvait investie de tous les pouvoirs sur Josette (15 ans), Noëlle (11 ans), moi (8 ans) et Pierre (5/6 ans). On verra plus loin que son autorité s'exercera au-delà de ce petit cercle. Il est vrai qu'à la pension Fiaschi, elle se sentait comme chez elle, du fait de ses liens anciens avec la famille des propriétaires (1).

    Pour la même raison, les petits citadins un peu orphelins que nous étions avaient été rapidement et chaleureusement adoptés par les hôteliers et leurs enfants. C'est ainsi que nous considérions comme des cousins l'aîné Gilbert (2), déjà un jeune homme, ses soeurs Maddy et Alexandrine, dite "Didine" et le neveu Jean-Pierre, petit diable bouclé qui, bien que plus jeune que moi d'un ou deux ans, m'entraînait souvent dans quelque mauvais tour, lors de nos jeux dans la cour de l'hôtel, qui ressemblait à celle d'une ferme.

Tours de cochon

    Au chapitre des farces pendables, il y avait la porte des WC martelée à coups de pied ou, pire, brutalement ouverte pendant les longs séjours qu'y faisait le bisaïeul italien en chantonnant des onomatopées rythmées à petits coups de canne sur le sol. Côté "ferme", c'étaient les frayeurs faites à la basse-cour caquetante, aux lapins en cage, au cheval de trait somnolant dans son écurie.



    Mais c'était mon tour d'avoir peur, quand Jean-Pierre m'entraînait au sacrifice du cochon, auquel, trompant la vigilance grand-maternelle, participait Josette, bras rougis jusqu'aux coudes par le touillage du sang destiné au boudin.

    Ainsi allaient l'hôtel Fiaschi, centre névralgique du petit village, et ses pensionnaires de passage ou de longue durée, en cet hiver 42-43 dont nous étions loin d'imaginer l'événement à venir. Autour de la grande table d'hôtes ou au bar, où les conversations allaient bon train, qui pouvait imaginer que ces Américains que personne n'avait encore vus (à part nous et quelques autres personnes venues "de la ville") tiendraient bientôt garnison en un lieu aussi modeste, aussi éloigné des centres stratégiques où se tricotait la guerre ?

La vie au village

    Insoucieux des nouvelles des opérations en Tunisie et en Europe, qui nous paraissaient venir d'une autre planète, nous, les enfants, nous contentions du quotidien de l'hôtel et du village, réglé comme l'horloge comtoise qui battait l'heure à son de cloche dans la grande salle à manger. Dans les intervalles des repas, il y avait bien sûr l'école. Sauf Josette, qui travaillait dans la chambre sur ses cahiers et livres de lycée, nous étions astreints, Noëlle et moi (plus épisodiquement Pierre, qui avait l'âge de la maternelle), à la classe unique de l'école communale. L'institutrice, Mme Yvorra (logeant aussi à l'hôtel avec son fils de mon âge), avait beaucoup de peine à prodiguer son enseignement sur trois niveaux à une soixantaine d'élèves "multiconfessionaux" de motivation inégale. Je devais être moi-même assez distrait, car le souvenir le plus précis que je conserve de cette classe à l'ancienne est lié aux démangeaisons des poux que nous ramenions par légions et aux séances de peigne fin qui s'ensuivaient au-dessus du lavabo de la chambre, vigoureusement conduites par notre grand-mère avec l'assistance de Josette.

    Pour les distractions, il fallait bien se passer des cinémas d'Alger (et de celui, encore unique, de Cherchell). Restaient : le bal du samedi soir à l'hôtel, où tournaient les couples au son de l'accordéon et de "La java bleue" ; les promenades sur le site sablonneux de l'ancienne verrerie, où nous faisions collection de blocs de pâte de verre ; les jeux habituels des garnements de village. Même sous la férule de Mme Natali, je jouissais sous ce rapport d'une plus grande liberté qu'à Alger. Aussi, à Noël n'avais-je plus grand-chose à apprendre sur les poursuites de chiens et de chats, le dénichage d'oiseaux, les chapardages fruitiers…

    Ce Noël de guerre ne devait pas nous gâter beaucoup en cadeaux, sinon par celui, inestimable, de la visite de nos parents, décidée en dernière minute. Je n'oublierai jamais leur très tardive arrivée d'Alger (3) dans la guimbarde de l'oncle François, tellement à bout de pistons qu'elle ne devait jamais repartir de Marceau. Je ne savais pas encore que je ne reverrais pas mon père avant longtemps, car il venait de s'engager au Corps franc d'Afrique, qui allait combattre en Tunisie. C'était, ajoutée au chagrin de devoir être encore séparée de nous, la raison pour laquelle ma mère s'était montrée si triste pendant son court séjour à l'hôtel Fiaschi.

    La séparation dans les larmes nous laissa de cette fête un goût amer. Quant au Père Noël, il en conçut tant de frustration professionnelle qu'il décida de repasser deux mois plus tard.

Welcome, boys !

    Ma soeur, qui a l'avantage de l'âge pour la mémoire de cette période, peut citer la date précise de l'arrivée des Américains à Marceau. Et pour cause. Le 8 mars 1943 (apparition des premières jeeps entre les platanes de la départementale 6) était le jour de ses 15 ans. Ma mère venait de l'appeler au téléphone de l'hôtel pour lui souhaiter un bon anniversaire. Alors qu'elle raccrochait, en larmes, elle croisa les regards de compassion de deux ou trois GI's en battledress, lunettes de route sur le front, qui découvraient au bar les saveurs alcoolisées du "Moscatel".

    Dès qu'ils ont su que je pleurais sur mon anniversaire raté, ils se sont mis en quatre pour glaner chez leur magasinier de quoi fêter l'événement : biscuits, jus de fruit et, of course, chocolat, bonbons et chewing gum.

    Des friandises, nous n'en manquerions pas, pendant les derniers mois de ce séjour marsouin. Elles faisaient partie, semblait-il, du contrat d'hébergement que le détachement américain avait passé avec les Fiaschi. Ces derniers assuraient le gîte et le couvert aux officiers et assimilés. L'intendance U.S. fournissait un approvisionnement précieux en ces temps de disette : farine, semoule, sucre, conserves de toutes sortes (ah, les confitures !). Nous découvrions les fruits en boîte, les crèpes au sirop d'érable, les chips déshydratées avec ravissement. Mais aussi les haricots sucrés (hum !) et quelques autres produits annonçant les Mc Do d'aujourd'hui.
    De leur côté, les "boys" se bourraient d'oranges et de raisin et appréciaient sans modération vins du Dahra et spiritueux divers. D'où des cuites spectaculaires dont les survivants de cette époque doivent encore traîner la migraine.

L'ami Harry

    L'un des "moscatelistes" les plus accros était notre ami sergent qui logeait à l'hôtel avec d'autres officiers et sous-officiers, sous l'autorité du Lt Fitzgerald, commandant du détachement. Le gentil Harry était non seulement notre fournisseur inépuisable de confiserie, mais aussi une sorte de guide dans l'univers de l'U.S.Army. Sous sa conduite, je visitais le campement de la troupe, dégustais des rondelles d'ananas dans la gamelle réglementaire, écoutais le solo de trompette d'un GI noir, admirais l'armement, parcourais la commune en jeep ou pis, couché sur l'aile d'un GMC, en me cramponnant à la grille de protection du phare.



    Quelle ne fut pas la frousse rétrospective de ma mère au récit de ces exploits, aggravés par la réputation d'intempérance du conducteur et le rapport édifiant qu'avait dû en faire Mme Natali. En effet, notre grand-mère, nous ramenant dans la chambre après un bal du samedi soir où le moscatel avait coulé à flots entre valses et tangos, eut la surprise indignée de découvrir Harry titubant dans l'escalier maculé de vomissures et incapable de regagner sa chambre. L'empoignant sans ménagement, elle réussit à le pousser jusqu'au palier supérieur, puis à le déchausser et à le jeter sur son lit, sans cesser de l'incendier de "Tou n'as pas honte ! Spèce di briagone !". À quoi le docile sergent répondait invariablement, en dodelinant du chef : "Oui, grond-mèè'e"…

Travaux et chasses à Tizi Franco

    Près de 70 ans après, alors que, au pied du Zaccar, la petite tache de Marceau, devenu Menaceur et vidé de sa population européenne, s'est agrandie aux dimensions d'une véritable agglomération, les informations officielles manquent sur la composition et la mission de ce détachement américain. Le fait que ses hommes aient participé à des travaux routiers dans la zone de Tizi Franco laisse penser qu'ils pouvaient appartenir à une unité du Génie. Il faudrait consulter des archives de l'U.S. Army ou des Travaux publics pour le savoir. En attendant cette possibilité, nous nous en remettrons au témoignage de ma soeur Josette. Celle-ci, avait été requise comme… interprète auprès des nouveaux arrivants, sur son simple niveau d'élève de seconde au Lycée Delacroix !



Marceau-Menaceur aujourd’hui (au nord, les premières pentes du Zaccar).

    - Je me demande bien, dit-elle aujourd'hui, comment le dialogue a pu être possible entre mon anglais élémentaire et celui de militaires dont le vocabulaire et l'accent étaient bien éloignés de ceux de mes profs. Heureusement, j'ai été rapidement déchargée de cette tâche par un officier de liaison anglais qui parlait un français impeccable.

    Avant sa "relève", elle avait eu cependant l'occasion d'accompagner les militaires américains (sous le chaperonnage, exigé par notre grand-mère, d'une dame marsouine amie) sur les lieux des travaux où se rendait chaque jour un convoi de jeeps et de GMC. Mais elle regrette encore de ne pas avoir participé aux reconnaissances à dos de mulet qui se faisaient dans les zones les moins accessibles, sous la conduite du garde forestier, un habitué de l'hôtel Fiaschi dont j'admirais le képi vert sombre, orné du cor de chasse.

    Quant aux mulets, ce devait être les mêmes qui ramenaient les dépouilles de sangliers, lors des expéditions de plusieurs jours qu'un peloton de chasseurs marsouins bardés de cartouches multicolores menait à cheval dans la montagne. Le bruit de sabots de leur retour attirait presque tout le village dans la rue principale où était chaque fois exposé, sous les aboiements des chiens et les commentaires admiratifs, le tableau de chasse de dizaines de bêtes au poil raide de sang séché.

    Les GI's se joignaient à la foule en échangeant des réflexions amusées, incompréhensibles pour tout le monde. Peut-être s'étonnaient-ils (ils sont fous, ces Marsouins !) d'un tel branle-bas pour un gibier peu rare, alors qu'eux-mêmes obtenaient le même résultat sans se donner autant de mal, en quelques rafales de leurs mitraillettes Thompson.

    Qu'auraient-ils dit, s'ils avaient su que c'était sous les mêmes chênes-lièges de Tizi Franco que Mohamed Sekahal, garde-chasse de la société Saint-Hubert de Marengo, avait tué en 1919 la dernière panthère du Zaccar ?

Jean Brua        

(1) Les Fiaschi étaient alliés aux Franzini de Cherchell et de Marengo.

(2) Gilbert Fiaschi devait connaître une fin tragique en 1962. Enlevé par des "incontrôlés" de la période troublée de l'indépendance, il a disparu à jamais.

(3) Le départ d'Alger avait failli être annulé par un événement historique : le meurtre de l'amiral Darlan au Palais d'été, qui pendant plusieurs heures avait retenu mon père, journaliste à la "Dépêche".