Cette fantaisie sur notre ville qu'est "Alger la Jaune", aussi improbable soit-elle, aussi farfelue diront certains, n'aurait pas été complète sans une évocation du commando Dam San. Du million et demi de soldats français - appelés ou de métier - passés par l'Algérie durant les sept ans et demi que dura la guerre, est-ce que les 200 hommes qui formèrent ce commando valent qu'on les mentionne ici, en un volet de cette exploration des relations de nos enfances algéroises avec l'Extrême-Orient ? La réponse tient en ce qui suit :
C'est ce que rappela aux Français l'étonnante composition que Paris-Match offrit à ses lecteurs dans son numéro du 14 juillet 1959. Comme un impressionnant défilé immobile, sur un môle situé devant notre ville. Les différents corps composant l'armée française se trouvaient représentés, chacun composant une colonne verticale (exceptée la rangée du haut). Quarante-deux en tout. Et parmi elles, dans la quatorzième, on voit, coiffés de leurs bérets noirs, six hommes du "commando d'Extrême Orient" (2). Dam San avait une place singulière dans cet immense dispositif qu'était l'armée française en Algérie, il la devait moins à sa spécificité ethnique (encore que…) qu'à sa combativité, ses méthodes de combat en zones hostiles, et ses résultats.
Photo : avec l'aimable autorisation de M. Jérôme Davy.
Le commando fut officiellement dissous le 12 juin 1960. Les "Indochinois" allaient être répartis dans d'autres unités, certains retourneraient à la vie civile. Ce jour-là, une émouvante cérémonie "d'adieu aux fanions" (photo ci-dessus) eut lieu au camp Basset à Beni-Messous. Aucune autorité militaire ne daigna y assister. Quel contraste avec l'attention que portaient à Dam-San les "Indochinois" comme les généraux Salan et Dulac, ou le colonel Thomazo "nez-de-cuir", aux petits oignons pour eux, comme lors de la prise d'armes du 10 février 1958 ! (ci-dessous). Et lors de la célébration de la fête du Tet, le 19 février 1958, relisez l'article ci-dessous, pas moins de six généraux s'étaient déplacés ! Et ce n'était sûrement pas que pour l'attrait de la cuisine indochinoise, même si elle devait participer de cette "sourde nostalgie que conservent tous les anciens d'Indochine", comme l'écrit avec pertinence le journaliste… Deux ans après, ceux qui étaient leurs parrains de coeur n'étaient plus là.
(cliquez pour lire le texte et la suite) Écho d'Alger du 19 février 1958 : (cliquez pour lire le texte) L'Écho d'Alger des 14-15 septembre 1958 relate le tirage du samedi précédent : Ci-dessous : le commando présente les armes au général Salan devant la Maison du Combatant, avenue du 8 novembre à Alger, c'était le 13 janvier 1959. On remarquera que le commandant suprême de la considérable armée française en Algérie, le général Salan, ne dédaignait ni de décorer en personne les valeureux guerriers, ni de venir honorer de sa présence leurs réjouissances traditionnelles, avec spécialités culinaires à baguettes, claquements de pétards et dragons de tissu bariolé se trémoussant et serpentant entre les tables. Le général en chef d'une armée de 500.000 hommes venant (avec cinq autres généraux !) se mêler à une bringue folklorique de 200 bonshommes du bout du Monde ? Préparatifs au Camp Basset pour la fête du Tet en février 1958. C'est ce même dragon que l'on voit sur la photo à la Une de l'Écho d'Alger, venant folâtrer autour du général Salan. (Photo : avec l'aimable autorisation de M. Jérôme Davy). Eh oui, il ne faut pas trop s'en étonner. D'abord, en octobre 1957, suite à une virulente expression de mécontentement (c'est un euphémisme) due à ce qu'on peut appeler une mauvaise gestion psychologique, le commando fut placé sous le commandement direct du commandant en chef ! Raccourci radical de la hiérarchie, et organigramme peu banal, vous en conviendrez ! Ensuite, ce serait oublier que le général Salan avait passé la plus grande partie de sa carrière en Indochine. Si on l'avait surnommé "le Mandarin", c'était autant pour sa vieille connivence avec ce pays que beaucoup disaient envoûtant, que du fait de son masque impassible. Et, tout autant que les militaires ayant longuement séjourné en Indochine, sans doute Salan devait-il lui aussi ressentir les atteintes de ce "mal jaune" dont parle Lartéguy dans ses romans. Se mêler à ces fêtes traditionnelles devait apaiser en même temps que raviver en lui cette nostalgie dite inguérissable. Le général Salan décorant la mascotte du commando (dessin : JiBé)
Je ne sais pas si la garde rapprochée de quelques soldats Núngs que s'était choisie le général Salan (6) avait été prélevée sur le commando Dam San, mais elle témoignait elle aussi de son attachement profond à son passé indochinois. (7) Je n'ai pas lu ses mémoires, peut-être certains d'entre vous l'ont-ils fait, et pourraient nous éclairer là-dessus.
Gérald Dupeyrot
Le capitaine Guy Simon traduisit "la chanson de Dam San", le héros légendaire, il la calligraphia de sa main. Puis il fit confectionner des foulards de soie où elle se trouva imprimée. Chacun de ses hommes reçut l'un de ces foulards lorsque le commando quitta l'Algérie. Photo : avec l'aimable autorisation de M. Jérôme Davy.
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(1) Désolé, oui, j'emploie le mot "race". Qui n'est plus en odeur de sainteté, je le sais. C'est dû à mon grand âge, j'utilise les mots de ma jeunesse. Qui pourtant ne manquaient pas de bon sens. On ne m'a toujours pas dit quel nouveau nom mettre devant la grande accolade englobant les humains aux yeux bridés, aux peaux allant du bronze à l'ivoire, et aux cheveux noir de jais, vivant dans tout l'Est du continent Eurasien. "East Asians", "Asiatiques de l'Est" parait-il qu'on dit maintenant en anglais. Pourquoi pas, mais c'est moins rigolo, et pas plus précis. Et pourquoi continue t-on de me qualifier de "blanc" ?
- 29 Cambodgiens du Sud (Cochinchine), donc de purs Khmers ; - 7 Vietnamiens du Sud. - 28 Núngs de la frontière chinoise ; - 13 Vietnamiens du Nord (Tonkinois) ; - 5 Thos ; - 2 Thaïs. - 4 Vietnamiens du Centre. "Autant pour des raisons ethniques que de tradition ancestrale et millénaire, les Vietnamiens détestent les Cambodgiens qui méprisent les Montagnards, eux-mêmes partagés en clans entre Rhadès et Djarais. En prime, tous mettent à l'écart les Núngs à l'orgueil chinois" (Raymond Guyader) Et il ne faut oublier que chaque groupe avait sa propre langue ! Comment faire de cet assemblage hétérogène un commando d'élite ? On se doute que ce ne fut pas une sinécure que de faire coexister tout ce petit monde qui ne pouvait sembler présenter une homogénéité que pour un étranger à la réalité indochinoise. Un extrême particularisme ethnique, donc, auquel tenta de répondre, tant bien que mal, une répartition en cinq sections d'effectifs inégaux : - trois de Montagnards ; - une de Cambodgiens et de Vietnamiens du Sud ; - une de Núngs, Tonkinois, Thos, et Thaïs. La Gazette des Uniformes ne nous dit pas où furent rangés les 4 Vietnamiens du Centre restants. (2) La quatorzième colonne du "Colorama" du Paris-Match du 14 juillet 1959 : (3) du nom d'un héros de légende des tribus rhadès, l'une des ethnies composant le commando. Ce qui fit que le nom de Dam San apparut comme trop exclusif de la culture d'une ethnie particulière. On changea le nom du commando en "commando d'Extrême Orient". Mais son nom originel perdura, on continua, on continue de l'appeler "Commando Dam San". Nous vous évoquons la "chanson de Dam San" un peu plus bas. (4) C'est là en tout cas, qu'ils furent inhumés. Et là que vinrent leur faire leurs adieux leurs camarades du commando, lorsqu'à partir du 2 juillet 1960 il fut retiré d'Algérie. Leurs dépouilles devraient s'y trouver toujours si, depuis la plus récente information que j'ai, elles n'ont pas été "rapatriées". (5) Le camp Basset à Beni-Messous fut un camp familier à plusieurs d'entre nous. Pour certains, c'est pour y avoir effectué leur "préparation militaire", pour d'autres pour y avoir fait des séjours plus ou moins prolongés, lors de périodes de privation de liberté auxquelles nous contraignirent les autorités françaises vers la fin de la guerre (exemple tout personnel : cliquez ici et ici). Sans parler, lors de la "bataille d'Alger", des prisonniers indépendantistes en provenance des centres d'interrogatoire, certains présentant des traces de sévices graves, sur lesquels un jour de mars 1957 tomba M. Paul Teitgen, secrétaire général de la police française à Alger, avec les conséquences que l'on connait. Mais Beni-Messous ne fut pas seulement ce "centre de tri" (ainsi qu'il était nommé), ce fut d'abord un camp qui servait depuis longtemps de cantonnement à un certain nombre d'unités de l'armée française. Parmi lesquelles, à partir d'octobre 1957, le commando Dam San. Pour davantage d'infos sur le camp Basset, on consultera les très complètes relations de leur préparation militaire qu'ont faites les deux animateurs du site "Alger 50" : Bernard Venis, et Francis Rambert (cliquez sur chaque nom pour rejoindre leur récit). C'est grâce aux recherches de ces mêmes animateurs du site Alger 50 que nous apprenons sur leurs écrans que le commando Dam-San ne fut pas la seule formation composée d'Indochinois à avoir eu Beni Messous comme base. Le 1er bataillon de pionniers indochinois y était cantonné durant le seconde guerre mondiale. Depuis quand s'y trouvait-il ? (Écho d'Alger, 9 mars 1942) Et, six mois plus tard… (Écho d'Alger, 16 novembre 1942) D'intéressantes informations sur les Pionniers Indochinois EN CLIQUANT ICI. À lire : Sicard, Jacques. "Les unités indochinoises jusqu'en 1945". Militaria Magazine n°202, mai 2002, pp. 49-57. (6) Jean Lartéguy - encore lui - nous le rappelle dans son roman "Les Centurions", page 337, lors de la scène dans le petit restaurant dans le haut du Telemly, quand il observe les clients attablés : "quelques Núngs au béret noir appartenant à la garde personnelle du commandant en chef". (7) D'autres indices encore rappellent à quel point son passé indochinois imprégnait Raoul Salan. Et tout particulièrement sa proximité avec le peuple Núng. Dans ses mémoires, Raoul Salan écrit, évoquant les déplacements de population entraînés par les accords de Genève du 22 juillet 1954 qui établissaient la partition du Viet-Nam : "J'ai la douloureuse mission de me rendre à Moncay, le 29 juillet 1954, pour régler l'évacuation de mes vieux amis, nos tirailleurs Núngs, de ce territoire où j'avais servi de 1934 à 1937. Le colonel Vong A Sang, qui les commande, aidé par un administrateur intelligent, actif et efficace, Jacques Achard, m'y reçoit. La majorité de la population, soit vingt mille âmes, est transportée dans la région de Phan Ri, au bord de la mer en Sud-Annam où je les fais aider matériellement. Depuis ils m'en gardent une reconnaissance, et me l'ont manifestée au cours de ces épreuves que je subirai par la suite." Cette estime que Raoul Salan portait aux Núngs a été l'occasion de discrètes et savoureuses contiguïtés lors de grands moments historiques de notre histoire algéroise : en 1958, sans que le général de Gaulle s'en doutât, les Núngs furent présents à ses côtés au balcon du forum, lors d'un dépôt de gerbe au Plateau des Glières, et à pas mal d'autres moments. Non pas en chair et en os bien sûr, mais dissimulés sur un écusson de la manche de la veste de l'uniforme du général Salan, qui se tenait à ses côtés. Découvrant cet écusson bizarre et inattendu sur les photos parues dans la presse, des historiens curieux se sont demandé ce qu'il pouvait bien être ? Et pourquoi le Commandant en chef le portait obstinément cousu à ses uniformes ? Un losange de tissu portant les chevrons correspondant au grade de caporal-chef, avec la mention 1BBO. Le 1er BBO, on se souvint qu'il s'agissait du "Premier Bataillon des Becs d'Ombrelle", issu d'un ancien bataillon de supplétifs vientnamiens auprès du CEFEO (Corps Expéditionnaire Français d'Extrême-Orient). Ouachra "bec d'ombrelle" ? Se retrouver "bec d'ombrelle", c'est être déçu, désappointé, littéralement "le bec dans l'eau", mais un "bec d'ombrelle", c'est surtout un type pas très sympa. On voit le genre des loustics qui composaient le 1er BBO ! Des patibulaires, des pas-commodes ! Ci-dessous, leur écusson, avec la mention "Territoire Núng". Surmonté de la Jonque indiquant sans doute que ça flotte sans sombrer. Le 1er BBO est devenu en 1951 un bataillon régulier français malgré ses effectifs 100% Núng, sous les ordres du commandant Vóng A Sáng, celui là-même dont nous parle Salan ci-dessus. Puis le 1er BBO sera intégré à l'armée vietnamienne en 1952. Le commandant Vóng A Sáng, ancien officier des troupes coloniales françaises, prit la nationalité vietnamienne en 1955, commanda une division sud-vietnamienne en 1956-57, deviendra sénateur au Sud-Vietnam en 1967 (source : CLIQUEZ ICI). La question qui subsiste : en quelles circonstances le général Salan fut-il fait caporal-chef honoraire du 1er BBO ?
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après le soleil… Chanson de geste rhadée du XVIe siècle Traduite et adaptée par le capitaine Guy Simon.
Il était une fois, dans un village rhadé des environs de Ban-Mé-Thuot, un jeune homme très beau, très fort, très riche, que l'Ancêtre céleste avait paré de toutes les qualités. Le garçon Dam San était fils des chefs qui portent la gibecière et le double turban, pour qui les esclaves ont coutume d'étendre sur le plancher de bambou tressé une natte rouge par dessus la natte blanche. Son pied ne ramassait pas la poussière de la piste ; les plus beaux éléphants, Dat, qui mange du bambou lé, Dé qui mange du bambou meuô, le menaient à la chasse ou à la promenade. Lorsqu'il voulait fêter le passage d'un étranger de marque, des serviteurs par dizaines apportaient les jarres les plus lourdes, gorgées du meilleur alcool, tandis que les musiciens répandaient sur la montagne le chant de ses gongs harmonieux.
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