Cet écran s'adresse à tous les anciens et anciennes de Gautier, de Fénelon, de Saint-Charles, de Clauzel, y compris à ceux et à celles qui, sortant de leur lycée ou de leur école, pour rentrer chez eux n'avaient pas à aller vers la rue Michelet (parce qu'il devait bien vous arriver, de temps en temps, de remonter la rue Hoche ou le boulevard Victor Hugo, pour aller à une séance à l'ABC, pour acheter un disque chez "Mega Radio", manger un beignet rue Meissonnier, ou histoire de raccompagner un copain qui habitait vers les hauteurs, non ?). Et il s'adresse aussi à vous, les habitants de notre quartier qui passaient souvent, entre rue Auber et rue Michelet, sur le trottoir de droite en montant la rue Hoche, ou sur celui de gauche en montant le boulevard Victor Hugo. Et inversement, certes... À vous tous, je pose la question : vous souvenez-vous du passage ? "Hein ? Quel passage ?". Eh, non... Fissure sans couleur dans la normalité des façades bien alignées, écart crapoteux peu perceptible entre deux immeubles "comme il faut", pas tellement plus large que les palmiers du boulevard derrière lesquels il joue à cache-cache, oublié avant même d'avoir été vu, on le distinguait à peine, ou bien même, pas du tout... "Attends, mais t'y es sûr qu'y avait un passage, ici ?"
Oh, que oui, j'en suis sûr, d'ailleurs il est toujours là. D'accord, il n'est pas sur les plans, et c'est moi qui ai dû le dessiner, là-dessous, en rouge. Non, il n'a pas de nom. Mais je l'ai photographié, et Yves, et Jacqueline avant moi. Et comme à des Saint Thomas, je vais vous faire glisser le regard dans cette plaie de mes souvenirs. Car, ce passage, si moi je m'en souviens, c'est qu'il a été mêlé à ma vie. Ici, un soir de décembre d'un temps et d'un monde abolis, je suis passé de l'enfance à plus loin, j'ai appris des uns et des autres, j'ai appris sur moi. Quant à ce passage, si lui aussi pouvait lire le texte qui suit (oui, l'hypothèse est hardie), sûr qu'il serait surpris, et intimidé dans son extrême modestie, qu'il puisse y avoir autant à raconter sur lui.
G.D.
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"Quand les gendarmes mobiles ont pris la foule à revers, j'ai couru, traversé la rue Michelet, trouvé refuge dans l'étroit passage piéton, qui lui est parallèle. Tu sais, il relie le boulevard Victor Hugo à la rue Hoche, juste derrière la grande brasserie du 57. Non, c'est vrai, on ne le voit pas, c'est comme si de temps en temps, juste les immeubles s'écartaient un peu, quand passe un piéton plus attentif... C'est là que les gens du restaurant garent leurs grandes poubelles. Il ne sert pas à grand-chose d'autre, c'est un passage sans passage. Quelques autres manifestants, et des badauds... ils ont fait pareil. Un renfoncement en direction de la rue Auber, comme la jambe d'un T, nous soustrait à tout regard en enfilade. On se planque, rien qui dépasse... On attend que ça se tasse. Mes dents claquent. Je tremble de tous mes membres, comme jamais je n'ai vu trembler quelqu'un, sauf un jour un chien, qui était en train de mourir. C'est impossible à contrôler... Tellement, que ça finit par me faire rire, à force de pas pouvoir m'arrêter... Et je suis là, dans la pénombre, à rire bêtement et à claquer des dents...
Au bout d'un bon moment, la nuit est tombée, on est en décembre, elle tombe tôt. Il fait presque noir dans l'impasse pas éclairée, juste quelques éclats de lumière sur les pavés gramouillés, inégaux et luisants. Ça sent le gaz lacrymogène. Mais les yeux ne pleurent plus. Je me sens plus calme, je sens le froid de mes tempes toutes mouillées. J'ai relevé le col de ma gabardine... "blanc cassé", je me souviens... C'était la mode. Combien de temps a passé ? Plus d'explosions de grenades, plus de cris, plus même de bruit... Alors prudemment, moi et un manifestant... Non, moi, avec mes quatorze ans tout frais, je ne manifestais pas... Inquiet pour toi, j'étais allé à ta rencontre, c'est l'heure où tu rentrais du travail, et tu étais en retard... Pourtant la rue Denfert-Rochereau n'est pas loin... Mais toute la journée, les charges et contre-charges avaient fait de la rue Michelet une frontière infranchissable. J'avais poussé presque jusqu'en bas de la rue Burdeau, et je m'étais fait couper le retour vers la maison par cette ruée des gendarmes déboulant dans mon dos par la rue du Languedoc.
Lui, le manifestant, il est pas vieux, mais c'est un "grand". Et il a la panoplie... Un casque de moto, les lunettes qui vont avec, un blouson de cuir épais, un foulard opaque, contre les gaz, et LE collier de barbe. "À la Lagaillarde, hein ?", comme lui diront les gendarmes en ricanant, quand ils tireront dessus tout à l'heure, en secouant méchamment. Il m'apprendra son nom plus tard... Jean-François Durand. Il avait été le premier sur le forum, le 13 mai, à bousculer les cordons de CRS... Celui qui le précédait, chouan anachronique au nom de pourfendeur de Sarazins, suffoqué par les lacrymogènes de ce jour-là, avait laissé tomber son drapeau par terre... Le petit Durand l'avait ramassé, il avait foncé, avec ses quinze ans, il était rentré prem' au GG, et dans l'Histoire. Mais jusqu'ici, jusqu'à ces lignes en train de s'écrire, jusqu'à ce début de XXIème siècle, qui se souvenait encore de toi, Jean-François Durand ? (1) Je crois qu'ensuite tu es mort... Ce sera dans à peine plus d'un an, sur les marches de l'École des Beaux-Arts... Ou bien ce fut un homonyme ? Mais chut, nous sommes en décembre 1960, et je ne sais pas l'avenir...
Lui et moi, on sort de l'impasse côté rue Hoche, en remontant le long plan incliné. Tout doucement... Silencieusement... Jusqu'à la grille... C'est d'abord comme si la voie était libre. Juste en face, la rue Meissonnier : rien. Déserte et sombre sous la pluie fine. À gauche, la rue Edgar Quinet s'enfonce dans l'obscurité, rien non plus... Bon... Alors ? Alors on y va... Et juste quand on met le nez dehors, on les voit : tous là, à droite et à gauche, adossés le long des immeubles, sous les réverbères de la rue Hoche. Les gendarmes mobiles. Immobiles. En paquets verdâtres, mouillés, balourds et harassés, plaqués de loin en loin contre les murs, comme des arapèdes sur leur rocher... Narquois et mauvais. On met les mains sur la tête, ils nous palpent, et on se met en marche... rue Burdeau... à droite... rue du Languedoc... Je pense aux parents qui doivent se faire un sang d'encre, quand, derrière nous, surgissant du noir de la rue Burdeau, te voilà, mon papa, de ton petit pas tricotant de footballeur rentrant sur le terrain, impressionné ni par le couvre-feu, ni par les grandes gueules qui nous escortent. Tu prends langue avec eux. Je n'entends rien de votre conversation. Ce que je saurai, c'est qu'ils n'avaient pas voulu me lâcher, qu'ils t'avaient dit que je serai emmené au "centre de tri" de Beni-Messous... Où ils finiront par me transférer effectivement, mais pas avant deux jours. À cause de ça, fou d'inquiétude de ne pas m'y trouver d'ici quelques heures, en cette aube du dimanche, tu allais courir tous les camps de détention de l'Algérois avant de me retrouver, et de me ramener."
Gérald Dupeyrot
(tiré de "Sous la peau de l'eau. Lettres à mon père.")
(1) Si, tout de même, dans son "JOURNAL D'UNE MÈRE DE FAMILLE PIED-NOIR", livre d'angoisse, de deuil et de sang, Francine Dessaigne avait noté ton assassinat.
Merci à Jean Brua de son dessin magnifique.
Petits compléments à cet écran : cliquer ICI
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Parés pour la traversée ? Bon, alors, allons-y !
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Voilà l'entrée du passage Bd Victor Hugo, la rue Michelet est juste à droite, avec la Brasserie qui fait l'angle...
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... On s'enfonce à reculons dans le passage, au fond, le Bd Victor Hugo, l'immeuble qu'on aperçoit est celui de la grand-mère de Jacqueline Blanc, qui fait l'angle avec la rue Michelet. On est derrière la Brasserie Victor Hugo, et à droite...
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... la "jambe" du T qui aboutir rue Auber...
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... direction la rue Hoche, qu'on aperçoit au fond, au bout de la rampe maçonnée ...
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... et là, on est ressorti rue Hoche, voici l'entrée du passage de ce côté-ci. Le carrefour Hoche-Michelet est à gauche, bien sûr. Au n° 42 de la rue Hoche, en face de nous, c'était "Mega Radio" (où l'on achetait nos disques), et derrière nous, la rue Meissonnier.
Merci de m'avoir accompagné dans cette traversée.
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