LE PASSAGE DERRIÈRE LA BRASSERIE VICTOR-HUGO

Y'A CUILLÈRE ET CUILLÈRE,
ET Y'A PASSAGE ET PASSAGE À TABAC


(PETITE MISE AU POING)




   Des amis chers, Es'mmaïens "historiques", auxquels j'ai fait lire cette histoire d'impasse (dont je me demandais si elle était bien dans les clous par rapport aux édits du père Avissss, le garde-champêtre), loin de me dissuader de la mettre sur Esmma, me font au contraire le reproche de ne pas raconter la suite, avec le tabassage en règle par les gendarmes mobiles qui s'ensuivit, et que je leur avais raconté "en privé".



Je voudrais dire 3 choses :

   1) si ce texte est là, c'est juste parce que ça permet de parler de ce passage anonyme de notre quartier d'une façon un peu vivante. Même tellement anodin, même sans plus de calcium que la chanson des Frères Jacques ("c'est un passage pas dans l'vent / qu'a besoin d'fortifiant / tell'ment qu'il est minable"), ça lui donne, à ce passage, un statut et une posologie un peu inattendus. Et puis désormais, dans nos souvenirs, il pourra porter un nom, celui de Jean-François Durand. D'accord, il est modeste, ce passage, mais c'est pas si mal d'avoir une voie à son nom.

   2) Un passage à tabac, même de mineurs par des gros pleins de soupe de notre belle armée, en soi c'est pas important ni intéressant. C'est arrivé à des milliers d'entre nous, et ça continue d'arriver tous les jours à des tas de gosses dans le monde, par d'autres armées. Je ne voudrais pas que certains se croient obligés sur le LO de pousser des cris (d'orfèvres, bien sûr, en la matière, bien sûr !), et d'accabler de noms d'oiseaux ces chers GM, voire de se mettre à raconter leurs souvenirs d'anciens combattants. J'ai rien contre, la preuve, cet écran, mais à condition toutefois que ces souvenirs viennent ici pour nous parler, eux aussi, de tout ce qui compte sur Es'mma, à savoir d'un lieu, ou d'un de nos concitoyens en Alger. J'attends toujours qu'on nous propose sur Es'mma une belle histoire de Lucien Serror, qui ne réduise pas sa vie à la date de sa mort (ça, le gars qui grave des dates dans le marbre des tombes, et une pleureuse à trois sous savent le faire), mais qui nous le fasse connaître et aimer. C'est un exemple. Y'en a plein d'autres Algérois qui attendent qu'on nous parle d'eux.

   3) Au cours de cette nuit-là, mon tabassage (et celui de Jean-François Durand) prit place beaucoup plus tard que notre station dans le passage. Vers 4 ou 5 heures du matin. Un comité d'accueil était chargé de "traiter" (mal) les prisonniers dans le couloir du 15 (ou du 13 ?) rue Michelet. Une formalité obligée... Tous, systématiquement, nous y avions droit, après que nous ayons mijoté une partie de la nuit assis dans des camions stationnés bd St Saëns, au-dessus de la rue Jacques Coeur (en face de l'immeuble de la Shell). Ensuite on nous faisait monter dans d'autres camions, direction la caserne d'Orléans. Oui, on y a fait un p'tit détour, avant de se retrouver 24 heures après à Beni-Messous. C'est la raison pour laquelle mon père ne m'y a pas trouvé ce matin-là. Donc, chronologiquement, comme je voulais m'en tenir à cette impasse, si je m'étais laissé aller à vous parler de cette banale "mise au poing", ça aurait rallongé inutilement ce texte. Or, je tenais à mon unité d'action, de temps, et de lieu.

   4) Enfin, la seule chose vraiment importante, c'est que ce texte est tiré d'un dialogue avec mon père, que j'écris depuis assez longtemps. C'est pourquoi tout ce qui me tient à coeur quand je me souviens de ces moments, c'est la tranquille assurance avec laquelle, en cette insomnie de ce petit jour, il s'était payé le toupet d'aller carrément dire son indignation au commandant du dispositif de gendarmerie (qui tenait PC à la fac, au-dessus du tunnel), ou à l'un de ses proches, un certain colonel (ou commandant ?) de Bellemanière. Sans avoir de relation à faire jouer, ni de mérite personnel ou de titre à faire valoir. Mon père, il avait pas la rosette, et même pas la médaille militaire ! Pourtant, c'est dans une 15 CH de la gendarmerie, avec chauffeur à képi, accompagné d'un capitaine, et muni d'un ordre de libération signé du colonel ou commandant de Bellemanière (2), que mon père fit le tour des camps à ma recherche, et finit par me trouver à Beni-Messous, où finalement j'avais atterri.

   Là, me désignant (on était allé me chercher dans le baraquement où je venais de passer la nuit), Papa demanda avec un air faussement indifférent à un officier du camp si ça ne le dérangeait pas trop de garder des gosses. Comme ce brillant militaire bredouilla en guise d'excuse que j'étais pas le plus jeune, papa, sur le même ton détaché, s'enquit, comme par politesse, de quelques renseignements sur ces gamins, puis il prit à part le capitaine de gendarmerie, et le convainquit de rajouter avant la signature sur l'ordre d'élargissement, les noms d'un détenu de 13 ans, et d'un autre de 15. L'armée française étant aussi une administration, et les administrations étant paperassières et conserveuses, j'aime à me dire que les registres de Beni-Messous et cet ordre d'élargissement avec nos noms doivent se trouver quelque part dans ses archives, au fort de Vincennes ou ailleurs (je dis ça pour mes descendants qui feront de la généalogie, ça les aidera).

   Cette histoire d'impasse, c'était juste l'introduction à l'intervention de mon père, petit bonhomme modeste et courageux, attentif aux autres, à qui je porte une immense et tendre admiration. Il mettait en pratique dans sa vie une sorte de morale bien à lui. Jamais il n'aurait imaginé avoir une devise. Je suppose que si on avait été une de ces familles ayant hérité d'un blason portant de pompeuses bêtises déroulées en lettres gothiques (on peut rêver), je pense qu'il aurait détesté ça. (1) Et pourtant... Pourtant, mon père était animé par ce qui était comme un cocktail de deux règles de conduite, comme deux belles devises, l'une consistant à "ne pas subir", et l'autre à se dire "fais ce que dois". Des devises de petit prolétaire "modeste mais fier", inflexible et courtois.

   Voilà pourquoi, pour toutes les raisons qui précèdent, je n'ai pas jugé nécessaire, dans cet écran, de parler d'autre chose que de notre seul passage Victot-Hugo / Hoche (et inversement).

   Mais quand même, parce qu'Es'mma est un site de souvenirs heureux, je vous livre deux autres extraits, histoire que vous sachiez comment ça s'est fini... Nous sommes le matin à Beni-Messous, on rembarque pour Alger dans la 15 CH de la gendarmerie...

   "Nous nous tassons tous dans la traction avant. Ça pue le tabac froid, et aussi la même odeur aigre qui imprégnait le ruban du pourtour, dans le képi de mon agent de police de parrain. Je suis dans un état qu'on qualifie en général de second... Second ? Non, le mien, d'état, il est plutôt loin derrière... Avant dernier, dernier ... Un état "queue de peloton"... Ou "Voiture balai", et d'ailleurs, c'est bien là que je me trouve en ce moment... Ni réveillé ni endormi... Tout me parvient étonnamment atténué, et en même temps avec une acuité inhabituelle. Mais on parle peu dans la voiture. Direction : un P.C., je ne sais lequel, sur les hauteurs d'Alger, villa au milieu des villas, là où se trouve maintenant l'officier qui a mis à ta disposition cet ordre de libération, et tout ce qui va avec, ce chauffeur, ce capitaine, cette voiture qui roule à tombeau ouvert... C'est un commandant ou un colonel de gendarmerie, de Bellemanière (ou de Bonnemanière?), le bien nommé (2).

(.../...)

   Une grande villa dans un jardin sous la pluie. La traction tourne à droite... entre dans la cour... Les pneus font crisser le gravier. On descend. J'essaie de pas montrer que je boîtille, ne pas "leur" faire ce plaisir, mais c'est un peu naïf, je n'ai vu ni le cocard qui colore mon oeil et en fait une fine meurtrière horizontale (où brille un regard que je veux farouche), ni ma lèvre encore gonfée. Et puis le col et le plastron de ma gabardine sont bien salopés, et c'est pas du chocolat... Partout des parachutistes en tenue léopard vont et viennent, ils nous saluent de réflexions gentilles. On nous amène à de Bellemanière (ou ... ?). Il semble avoir d'autres chats à fouetter, mais il est sorti quand même... Il porte la main à son képi, nous dit quelques mots aimables, et, parce que tu me l'as demandé, je remercie. Sûrement un peu raide, un peu du bout des lèvres, un peu petit coq comme je me souviens que j'étais alors (la troisième lettre du mot coq restant encore à discuter), et nous prenons congé (2). Le colonel retourne à ses tâches, et c'est grave, c'est l'émeute dans les quartiers musulmans. Je me souviens qu'à la caserne d'Orléans, dans les douches désaffectées où nous étions enfermés, nous nous faisions la courte échelle pour voir par le vasistas entrouvert. Et j'avais vu. Le Sikorsky, avec son tireur à la portière, et les flammes à la gueule de la mitrailleuse juste au moment où l'hélico se mettait à plonger avant de disparaître derrière les toits. Au-dessus de je n'ai jamais su quel quartier... Certains des prisonniers se réjouissaient bruyamment... Stupide méchanceté de bas de plafond incapables d'imaginer que leur tour restait à venir. Dans moins d'un un an et demi, ce sera le blocus de Bab-el-Oued, et le mitraillage de nos concitoyens par les avions T6.

   Tu récupères la 403, tu l'as laissée là pour embarquer dans la Citroën des gendarmes, et nous redescendons sur le centre d'Alger. Nous avons gardé avec nous l'un des deux autres gamins libérés, il habite dans les tournants Rovigo, où nous le déposons. Et retour chez nous, rue Burdeau.

   Y'a du monde sur le palier... Maman, ma tante Paulette, les Simoni, nos voisins, plus quelques autres, et même Alfred, mon oncle préféré aux allures d'acteur hollywoodien, descendu de sa cité de Dar el Maçoul, ils font la fête au jeune clochard hagard et tuméfié que tu ramènes. Depuis la porte de la chambre, par dessus la "foule", tu me regardes en souriant, juste un clin d'oeil, et tu repars travailler. Que j'ai aimé ton regard à ce moment-là ! Tu vas travailler ? Je ne sais plus quel jour nous sommes... Je me déshabille... Maman me passe sur la figure, avec mille précautions, un gant de toilette qui sent le propre, humide et tiède, c'est bon... Un rien de lavande, peut-être ? Mes paupières se ferment. Puis elle entreprend, en se pinçant le nez, de vider les poches de ma gabardine blanc cassé, le blanc s'est vraiment cassé, plus blanche du tout, juste bonne à dégraisser. D'une poche, elle sort la cuillère de l'armée oubliée là (3). Elle servait à Beni-Messous à manger nos rations de soupe et de cette compote de pomme, joyau de la gastronomie militaire, suave et parfumée comme de la graisse de voiture. Les draps sont tirés de frais, doux et lisses... Je suis en train de doucement m'endormir, quand j'entends mon cousin... "Ah, c'est donc ça, les fameuses cuillères des grenades ?"... Je souris, cette fois, je dors vraiment."





(1) Surtout si ça avait été des trucs du genre "Honni soit qui mal y pense", "Unguibus et rostro" ("Par bec et ongles", Valence), "Servanti civem querna corona datur" ("à celui qui sauve un citoyen est donné une couronne de chêne", Chartres), "Eih bennek, eih blavek" ("Qui s'y frotte s'y pique", Syldavie), j'imagine ta tête, mon papa, gêné que t'y aurais été, d"avoir à traîner ça toute ta vie, non ?

(2) J'ai toujours voulu, mieux que ne l'avait fait ce jour-là le petit garçon buté et malheureux que j'étais, remercier ce militaire au patronyme si beau, qui ne voulait pas faire mentir son nom. Et qui en ce matin d'épuisement, de désarroi et de danger, voulut bien suspendre le temps, et le cours de ses tâches, et compatir à la fière détresse de mon petit bonhomme de père. Et accéder à sa demande. Peut-être lui-même avait-il des enfants ? En tout cas il se faisait de son métier une bien haute idée, montrant que les mots "honneur", "devoir", "noblesse" pouvaient n'être pas creux, par leur toute simple et très concrète mise en pratique, même et surtout quand c'est difficile. Un de ces humains qui vous maintiennent quand même l'espoir en l'Humanité. J'aime à me dire que ce matin-là, entre le petit prolo et le noble officier, il sera passé quelque chose de bien. Maintenant que l'internet nous est arrivé avec ses grandes facilités de recherche et de contact, j'espère qu'un jour j'aurai la possibilité d'exprimer ma gratitude et mon respect, sinon à lui, du moins à ses descendants.

(3) Oui, je l'ai toujours. Dessus, avec une peinture cellulosique rouge Humbrol qui me sert pour mes maquettes d'avion, je marquerai la date et le nom du camp. Maigre trophée. Mais après tout, une simple cuillère en bois, portée sur l'avant de leur couvre-chef pour bien marquer que ces enfants razziés étaient les enfants du Sultan nourricier, n'était-elle pas le signe distinctif des plus terribles guerriers de la Sublime Porte, les implacables Janissaires ? Alors, moi j'vous'l dis, faut pas rigoler des cuillères.








Un terrible janissaire. Que fait-il avec sa cuillère ?
- Il se dit que c'est bien pratique pour se gratter le dos.
- Chahuteur comme pas deux, il l'a coincée sous sa bretelle, et s'en sert comme catapulte à purée au réfectoire, contre ses têtes de Turcs.
- Il se dit que, même avec une longue cuillère comme la sienne, on ne dîne pas avec le Chitane. Le Chitane, c'est le bras qu'il a long. Si on accepte l'invitation, on a déjà perdu.
- Il se demande où c'est qu'il va bien pouvoir trouver une fourchette aussi longue que sa cuillère et son couteau.

Maintenant que vous avez vu la longueur des couverts, calculez la largeur des tables au réfectoire de sa caserne.





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