Salons Aletti : la gloire de mon père


                
    Je dois à une arrière-petite-cousine d'avoir retrouvé récemment cette photo dont j'entendais parler depuis 75 ans sans l'avoir jamais vue, ni savoir qu'elle avait été conservée par une soeur aînée de mon père, la tante Marie-Rose, dite "Mimi".
    Edmond Brua (nœud pap) se trouve juste à la gauche de Charlie Chaplin (cheveux argentés), au milieu d'une foule de journalistes et de quelques invités des frères Aletti (tout à droite, Joseph) dans les salons d'honneur du premier étage du palace, qui s'ouvrent, d'un côté, sur la mer et, de l'autre, sur la rue Alfred-Lelluch et le boulevard Bugeaud.
    Le 15 avril 1931, Edmond est, dans sa trentième année, journaliste pour les périodiques « Travaux nord-africains » et « L'Afrique du Nord illustrée ». Son œuvre « patatouète » (« Les Fables bônoises », « La Parodie du Cid ») est encore à venir, mais le premier de ses trois recueils de poèmes, « Faubourg de l'Espérance », doit paraître dans trois jours chez l'éditeur parisien Malfère…
    Sa rencontre avec "Charlot" est donc celle d'un poète d'écriture et d'un poète de cinéma. C'est ce que je retiens, en tout cas, de l'article ci-dessous, paru dans "L'Afrique du Nord illustrée" quelques jours après le « jour de gloire » de l'Aletti.

J.B.
(Photo Raoul Raynal)
L'Afrique du Nord illustrée
(25 avril 1931)

Charlot voyage

    Londres-Vienne-Paris-Nice-Alger… Il a fallu M. Aletti pour que la capitale de l'Afrique du Nord eût enfin sa place réservée sur l'itinéraire des célébrités de la planète. Voir Charlot à Alger, en chair et en os, mais dépouillé de ses godillots, de son petit chapeau, de sa perruque ébouriffée, de sa canne d'acrobate et de sa moustache en tréma ; contempler Charlie Chaplin lui-même, dans la tenue de tout le monde, avec des cheveux gris, des mains vides, un visage clair et souriant, spectacle rare, événement quasi astronomique dont les Algérois se souviendront longtemps !
    On connaît par les comptes-rendus des quotidiens tous les détails de cette arrivée sensationnelle : un temps splendide, la foule massée sur les quais, sur les boulevards, aux abords de l'hôtel Aletti, la traînée d'acclamations sur une automobile qui n'était pas celle de M. Domergue (1), la ruée de centaines de personnes, les déclics des kodaks et les déclics — muets, toujours  — des sourires du célèbre acteur, le film à peine parlant de la réception des journalistes et, pour terminer ce prologue, la réapparition du dieu à un balcon du dernier étage de l'hôtel, saluée par de tels vivats qu'on se fût cru à Barcelone au moment de la proclamation de la République (2).
    On a tout dit, sans doute, sur Charlie Chaplin. On a retourné son génie de cent manières, pour voir ce qu'il y avait dedans. On a trouvé qu'il possédait une filiation littéraire. On a trouvé qu'il était clown. On a trouvé qu'il était juif. Tout cela est également possible. Mais un mot ne peut pas expliquer Charlie Chaplin. Pour comprendre ce prodigieux acteur, il ne faut pas cesser de le voir en mouvement.
    Charlot, c'est l'acrobate impassible qui marche sur une corde raide et qui fait des faux-pas tantôt à droite, tantôt à gauche, côté drame ou côté comédie, à nous faire éclater de rire ou à nous faire monter les larmes aux yeux. Mais comme il ne tombe jamais, beaucoup de gens ne savent pas s'ils ont pleuré quand il fallait rire ou s'ils ont ri quand il fallait pleurer.




NOTES ES'MMA  

1 - Gaston Doumergue, président de la République, avait effectué un voyage officiel en Algérie l'année précédente, pour les fêtes du Centenaire.  

2 - La veille, la Catalogne avait été la première à proclamer la IIe République, qui mettait fin au règne d'Alphonse XIII.  

3 - La sortie des Lumières de la ville à Alger en avril 31, en même temps que dans le reste du monde, est un événement exceptionnel dans l'histoire de la programmation des films en Algérie. On le doit sans doute à une faveur de Charlie Chaplin, qui n'aurait pas voulu arriver les mains vides… Le film était projeté au Splendid, rue de Constantine, à cent mètres du square Bresson. Il deviendra de notre temps le Donyazad (pour voir la page des spectacles de cette semaine dans l'Écho d'Alger du 22 avril 1931, cliquez ici).  

4 - Cipango est le nom chinois du Japon, où Chaplin devait se rendre après son voyage (avorté) en Espagne. Il manquera de s'y faire assassiner.






    Je pense que l'ambition de Charlie Chaplin est de nous faire rire tout le temps, avec, parfois, un rien de cruelle ironie. Et je crois que cette corde raide - purement symbolique, ici, ne vous y trompez pas - est une ligne qui délimite par domaines : la réalité qui est en bas, la philosophie qui gîte au-delà du "plafond de toiles", et le drame et la comédie qui se partagent l'étendue au niveau de l'équilibriste.
    « Mais, direz-vous, pourquoi rire plutôt que pleurer, vivre ou philosopher ? »
    La réponse est de Rabelais :
    …pour ce que rire est le propre de l'homme.
    Vers les quatre régions cardinales, Charlot penche, bondit ou descend, faisant jouer la corde en virtuose, mais sans jamais toucher le sol, ni choir à droite ou à gauche, ni "crever le plafond de toile". C'est ce qui fait de lui l'acteur le plus humain que le monde ait sans doute jamais connu. Il demeure constamment dans le volume de l'humanisme dont il mêle, par une gymnastique incessante, toutes les idées et tous les sentiments de manière à créer une image de l'homme qui soit non pas un rêve inaccessible, ni ne raisonnable moyenne, mais une perpétuelle addition de contrastes dont le total est une joie.  
    Le public algérois a fait un accueil triomphal au dernier film de Charlie Chaplin, Les lumières de la Ville (3). Il n'aura pas moins goûté les scènes uniques du film que le génial acteur est venu vivre dans l'ancien monde, Charlot chasse à courre, Charlot tennisman, Charlot visite la Casbah, Charlot voyage
    Et ne manquons pas d'applaudir en connaisseurs à l'un de ses gags les plus drôles et les plus fameux : il devait, à l'issue de son voyage nord-africain, se rendre à l'invitation d'Alphonse XIII. Mais celui-ci n'est plus roi d'Espagne et le souverain de l‘écran, virant sur son talon droit et saluant à reculons, s'éloigne vers Cipango (4) en sens inverse des conquistadores pour la raison bien simple qu'il n'a plus à découvrir l'Amérique…

Edmond BRUA




Sire ! Vous oubliez votre dernier « Charlot » !

Autour de la visite de Charlot :

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- Les coupures de presse des journaux d'Alger.

- Pour lire sans se crever les yeux les deux articles de F. Herlin.

- La réaction scrogneugneu de notre bon Marcel Léon (de la rue de Tanger).

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- Sommaire des écrans consacrés à l'hôtel Aletti.

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