Les articles de F. Herlin dans l'Écho d'Alger du 16 avril 1931.
|
CHARLOT
Écrire sur Charlie Chaplin, n'est-ce point une gageure depuis qu'il y a des journalistes qui ont rapporté le moindre de ses gestes, étudié ses plus intimes sentiments ? N'est-ce point heurter de front ses conceptions cinématographiques que de parler de ce mime qui, dans le fracas du film sonore et parlant, donne en ce moment au monde entier une magistrale leçon de silence ?
Combien de volumes n'a-t-il point inspirés, dont l'encre est encore fraîche ; plus fraîche à nos mémoires que celle dont furent composés de lourds ouvrages sur maints de nos grands capitaines ou sur certains de nos hommes d'état !
Pour expliquer le succès de Charlie Chaplin auprès des peuples de tous les mondes, quelques images conviendraient mieux que la plus consciencieuse des biographies. La photographie, seule, permet d'analyser cet être si complet où, sous le maquillage du clown dont les acrobaties ont dispersé le fard, offre soudain à nos âmes émues, le masque pitoyable de l'homme, plus faible encore d'avoir cru un instant à sa force et auquel la vie se plaît de briser ses jouets.
La silhouette élégante et sportive, l'allure pleine de juvénile gaité, malgré les cheveux déjà blancs, qui nous sont apparues hier à la coupée du transatlantique et qu'ont acclamée affectueusement plusieurs milliers de nos concitoyens, permettent mal à l'imagination de reconstituer le pauvre hère pour lequel les foules ont une tendre admiration.
|
Car, sur l'écran, ses culbutes, ses adroites maladresses, ses glissades, ses grimaces, font au même instant, participer au même chœur d'hilarité le paysan, l'ouvrier, l'usinier et l'artiste ; rapprochent le public des loges de celui des troisièmes galeries, le Lapon du nègre d'Amérique du Sud ; l'Allemand du Français. Et la profonde humanité dont débordent ses productions réalise - qu'on le veuille ou non - la communion des peuples et des êtres.
"Charlot, c'est le rire esperanto", a dit Jean Cocteau. Mais le rire seul n'a pas accompli ce prodige, il fallait un mouvement qui vînt du cœur.
La détresse de l'artiste où éclate à chaque geste le souvenir pitoyable du malheureux petit juif baguenaudant en haillons dans les quartiers ouvriers de Londres ; l'expression poignante si simple, si humaine de sa douleur dont les pitreries précédentes ont merveilleusement préparé les effets, émeuvent l'âme des hommes, de tous les hommes, ses frères d'infortune.
Oh ! quelle émotion dans le brouhaha bruyant des acclamations qui, follement, accompagnaient Charlie Chaplin sur nos boulevards, que de revivre par la pensée la scène inoubliable de « La Ruée vers l'or », de ce pauvre bougre attendant aux chandelles mourantes, un soir de Noël, accoudé à la table fleurie, l'arrivée de l'aimée… qui ne viendra pas !
L'éternel féminin et l'éternel pantin !
L'âme de Charlie Chaplin, sous son regard profond et doux de poète sous son sourire de ville, racé, indulgent et un peu attristé, semble être la soeur de celle de Verlaine, de Molière et de Villon.
Est-il la joie ? La douleur ?
Il est les deux. Il est la vie. La longue et dure vie que, dans la désillusion et la peine, subissent les malheureux de toutes races.
Et c'est pour cela qu'à chacune de ses apparitions - sur l'écran ou dans la vie - l'âme reconnaissante des foules s'élève vers lui en une pieuse, ardente et totale offrande.
F. HERLIN
| |
L'ARRIVÉE À ALGER
L'ancien petit garçon de Whitechapel continue à vivre un rêve magnifique. Après Londres, Vienne, Berlin, Paris, Nice, la capitale nord-africaine lui a réservé hier un accueil débordant d'enthousiaste affection, et sa visite à Alger ne sera certainement pas, pour cet homme encore jeune malgré ses cheveux grisonnants — il n'a en effet que quarante ans — un des souvenirs les moins précieux parmi ceux que lui vaut la tournée triomphale qu'il effectue dans les capitales européennes.
Le « Lamoricière » * à bord duquel Charlie Chaplin s'était embarqué hier à Marseille, était signalé comme ne devant arriver qu'à 14 h 30 ; mais dès 13 heures, son élégante silhouette se dessinait à l'horizon d’une pureté infinie.
La foule commence alors à affluer sur nos boulevards, bientôt bondés de la place du Gouvernement jusqu'à la Préfecture : une multitude innombrable se presse sur les quais de la gare maritime, réunissant toutes les classes de la société où nos charmantes midinettes, accourues en grand nombre, et nos turbulents yaouleds en rangs serrés se montrent les plus empressés pour acclamer leur artiste préféré.
Un service d'ordre impeccable, comme il nous a rarement été donné d’en voir jusqu'à ce jour, pare à toute cohue, à tout incident toujours possible au milieu d'une telle affluence. Assuré par des brigades de gendarmerie à cheval et à pied, ainsi que par des gardiens de la paix de notre ville, il avait été prévu, organisé et dirigé par MM Tritech, commissaire central et Joussen, chef des services de surveillance des ports et chemins de fer, assistés de nombreux commissaires de police d'arrondissement.
Le public qui put assister à son aise au rare spectacle qu'il attendait et les journalistes dont le travail professionnel fut grandement facilité, les en félicitent bien sincèrement.
Pendant que le paquebot effectue ses manoeuvres d'accostage, le quai supérieur de la gare maritime ne tarde pas à se garnir de personnalités venues saluer la vedette, dès son arrivée sur la terre nord-africaine.
La passerelle abattue, elles pénètrent, accompagnées de représentants de la presse, sur le paquebot où, dans les salons des premières, Charlie Chaplin, ayant à sa boutonnière le ruban de la Légion d’Honneur, entouré de Sydney Chaplin, son frère aîné et de M. Smith, délégué de sa firme cinématographique, les accueille les mains tendues, avec un sourire cordial et une bonne grâce charmante.
Présentations, souhaits de bienvenue, premières exigences de reporters photographes, accueillies très gracieusement par notre hôte qui a un mot aimable pour chacun et se dirige ensuite vers une voiture qui l'attend pour le conduire à l'Hôtel Aletti.
Des vivats éclatent et se répercutent de toutes parts, auxquels se mêlent les déclics des appareils photographiques, tandis que Lopez, l'excellent opérateur d'Afric-Film, tourne vigoureusement la manivelle de sa caméra.
L'arrivée à l'hôtel Aletti ne fut pas moins enthousiaste : un charmant bambin, Guy Deprey, offre à Chaplin une gerbe de roses - ses fleurs préférées - accompagnées d'un compliment en anglais. Celui-ci, dont l'émotion est visible, embrasse l'enfant et le remercie de ce geste si délicat.
|
Chaplin se rend alors dans les salons du premier étage où il reçoit les journalistes dont le nombre est considérable dans notre ville, si nous en jugeons par l'affluence des personnes qui se présentent à cette réception.
Notre bon camarade Carbonnel, secrétaire de notre rédaction, pose alors à notre hôte quelques questions auxquelles ce dernier répond sans cesser de sourire.
Charlie Chaplin nous dit combien la première impression qu'il a ressentie à son débarquement sera inoubliable, ainsi que son émerveillement à la vue de notre cité, éclatante de soleil sur le pur azur des cieux, et combien il a été agréablement surpris et profondément touché par l'accueil que lui ont réservé nos concitoyens, auprès desquels il ne pensait pas être aussi populaire.
Cette affection du public algérois, notre climat, notre ciel et la splendeur de notre cité l'attacheront fortement à notre colonie dans laquelle il prolongera le plus possible son séjour après avoir réalisé un de ses plus chers désirs : visiter le désert africain.
« Je souhaite, dit notre camarade, que votre voyage en Algérie vous la fasse suffisamment aimer pour que vous la déclariez, vous aussi, le plus beau studio du monde et veniez une nouvelle fois pour y tourner un film ».
À ce voeu, et après quelques instants de réflexion, Charlie Chaplin répond que cette éventualité n'a rien d’impossible.
Il ajoute enfin qu'après son voyage en Afrique du Nord, il n'ira pas en Espagne comme il l'aurait désiré, mais qu'il compte se rendre au Japon, non pour y écrire un scenario, comme on l'a annoncé, mais en simple touriste et parce qu'il aime ce pays.
Nous avons alors demandé à Charlie Chaplin de vouloir nous autoriser à transmettre à la population algéroise l'expression de sa gratitude. Très aimablement, il écrit dans le meilleur français la phrase que nous reproduisons en première page, en nous priant d'y joindre ses plus chaleureux remerciements pour tous nos concitoyens.
C'est avec un très sincère plaisir que nous nous acquittons de cette fort agréable mission.
Cliquez pour agrandir
Pendant ce temps, la foule massée rues Waisse, de Constantine et boulevard Bugeaud réclame Charlie Chaplin. Celui-ci apparaît à la fenêtre du deuxième étage, salué par d'ardentes acclamations qui se continuent tandis que, de la main, Charlot salue ses admirateurs en un geste amical et bon enfant qu'a immortalisé l'écran.
F.H.
Charli Chaplin se rendra aujourd'hui au Ruisseau des singes où il dînera, pour rentrer dans la soirée à Alger.
NB - L'orthographe Charli n'est pas une coquille de L'Écho d'Alger. On remarque en effet que Chaplin l'utilise dans son mot de remerciement aux Algérois. Peut-être l'a-t-il adoptée « par politesse », en croyant que c'était la graphie française de son prénom…
|
|
* « Lamoricière » ou « Chanzy » ?
Le programme officiel prévoyait que Charlie Chaplin devait voyager de Marseille à Alger par le paquebot « Gouverneur-général-Chanzy » (ci-dessous) et certains compte-rendus ont repris cette information erronée. Ceux de « L'Écho d'Alger » et de « L'Afrique du Nord illustrée » s'accordent cependant à désigner le « Lamoricière » comme moyen de transport de l'illustre passager. Le Lamoricière (ci-dessus) n'est encore qu'un navire sans histoire de la « Transat ». Mais, 11 ans plus tard, il sera victime du pire naufrage en Méditerranée : 300 morts, dont un grand nombre d'enfants.
|