J'ai d'abord retrouvé le livre. Jaune et brique, avec quatre astérisques noires, un à chaque coin. C'était un dimanche matin de mars 1997, chez un bouquiniste du quai de la Pêcherie à Lyon. Le Gendrot et Eustache de notre sixième ! Juste en le feuilletant, sans rien en lire que les titres, je savais exactement quels textes nous avions "faits", quarante ans plus tôt…
"Mon enfance captive" d'Albert Samain, "L'Odyssée du vagabond" de Jean Richepin, "Le chat qui s'en va tout seul" de Kipling, "Le dernier démon de Bretagne" de Colette ("Je suis le diable …! Gnome, Poulpiquet, Kornigaret, Korrigan, c'est ainsi qu'il fallait me nommer, et non Poum !"), "Soleil couchant" de Herédia, "Nuit de Paris" de Samain encore ("Un poète d'automne et de crépuscule", disait de lui François Coppée). Et puis des textes terribles et poignants : du Hugo avec "L'aigle du casque" de "La Légende des siècles", et "La lutte contre la pieuvre", des "Travailleurs de la mer", "L'héroïsme qui s'ignore", de Guy de Maupassant (lors du siège de Paris, deux braves bourgeois sortis taquiner le goujon, refusant de livrer le mot de passe, sont fusillés par les Prussiens, l'un des rares textes à nous avoir tiré des larmes depuis "La chèvre de Monsieur Seguin" au cours préparatoire). Et aussi pour les textes légers ou drôles : "Décius Mus" d'Anatole France, "Le verger du roi Louis" tiré du "Gringoire" de Théodore de Banville, et surtout "Un émule de Tartarin" de André Maurois (l'histoire du gentleman écossais qui croit louper seize fois un lion, et en réalité en a tué seize).
Puis j'ai recherché, et retrouvé, celle qui en cet automne 57 nous initia à la poésie selon Gendrot et Eustache, et au maniement du Gaffiot. Notre classe, la prestigieuse (il faut bien le dire) sixième A2 (cliquez ici pour voir notre photo de classe avec Mme Pinthon), fut l'une des deux seules de Gautier à avoir eu Paule Dechavanne pour prof de lettres. Rétrospectivement, quel irrépressible orgueil de privilégié, que dis-je, d'élu ! Rémy, Eugène, souvenons-nous… En quittant le primaire et l'école Clauzel, où nous venions de passer quatre ans dans un univers exclusivement, pesamment masculin, nous laissions derrière nous un monde rude, particulièrement notre dernier maître du CM2. Juste, oh certes, il l'était, et efficace avec ça (33 élèves passés en 6ème sur 39 : il avait fait de nous une classe de champions ! Avec une très haute idée de son rôle de Maître de la République ! C'est son fils qui me le révéla bien plus tard). Il était adepte de pédagogiques punitions corporelles à l'anglaise, et sévère abatteur d'épais barreaux de banc sur nos chétifs postérieurs. Bernard, souviens-toi, quand tu tremblais qu'il ne "casse" le frêle Cilleros quand c'était à son tour d'y passer ! Henri, toi tu t'étais débrouillé pour y échapper, nous pas !
Mais il y a une justice ! Voilà que ce mardi 1er octobre 57, jour de rentrée, dans ce nouveau monde si intimidant du lycée, nous accueillait, pour y accompagner nos premiers pas, une présence féminine, et quelle présence ! Nous étions alignés dans la cour, au rez-de-chaussée de l'annexe du lycée… Il n'y a pas si longtemps, en mai dernier (cliquez !), beaucoup d'entre nous nous étions endimanchés pour la première fois, avec costumes sombres, stylos et montres bracelet, pour notre communion solennelle à Saint-Charles de l'Agha. Nous étions entre enfance et quelque chose de pas encore défini, comme une volée de poussins un peu perdus, un peu hagards… Quand elle est arrivée… Avez-vous déjà entendu le grondement d'une trentaine de coeurs de petits garçons qui s'emballent ensemble ?
Longtemps je me suis demandé pourquoi c'était Mademoiselle Dechavanne dont je m'étais souvenu avec tant d'acuité, sans pourtant arriver à mettre un visage précis sur ce souvenir. Je me la rappelais juste comme un brouillard hypnotique de plaisir et de confiance, comme on n'en éprouve qu'avec bien peu de profs. Avec aussi bien peu d'humains d'ailleurs… Je me rappelais aussi que je lui avais associé le tableau de Puvis de Chavannes, "L'espérance", qui était dans mon Larousse en deux volumes, et que ce n'était pas seulement à cause de l'homonymie. C'était considérablement plus troublant… Jusqu'à ce jour récent de juin 1999 où nous nous sommes retrouvés dans un petit restau dans le XIe arrondissement de Paris, rue Bréguet, à deux pas des Armateurs, ma boîte de production de films. En la revoyant, j'ai compris.
Elle avait amené quelques photos d'elle dans ces années là. J'ai encore mieux compris. C'est une Audrey Hepburn fine et délicieuse qui nous avait visités, cet automne 57, et nous la retrouvions, dans ce petit restau, pas moins Audrey Hepburn que jadis. Je saisis pourquoi ses amis l'appellent "notre Lady". Et quarante deux ans plus tard, j'ai souri au souvenir du chagrin rageur qui me fit si hardi et si désespéré à l'annonce de son départ. Ce fut un bien délicieux déjeuner.
Juste la semaine où nous faisions notre entrée en sixième, quelques jours après que nous ayons fait la connaissance de notre petite prof, se terminait la "Bataille d'Alger". Yacef Saadi, patron des terroristes, venait d'être arrêté huit jours plus tôt, le 23 septembre. Ali-la-Pointe, son adjoint, trouverait sa fin, et la bataille d'Alger avec lui, une semaine plus tard, le 8 octobre. C'était le retour d'un semblant de paix. Et l'apparition de notre merveilleuse petite prof participa de cette douce embellie. Mais la paix comme les embellies n'ont qu'un temps…
Au tout début 58, Mademoiselle Dechavanne, accompagnée du censeur, Monsieur Salini (un grand corse massif avec une crinière grise, en complet sombre), nous annonça son départ. Nous étions en classe. De la place où je me trouvais, fusa un irrépressible et explosif "salauds !", qui manifestait, à l'intention des forces occultes et aveugles qui régentent les mouvements des enseignants, ma détresse et ma fureur. Elle a souri, et "d'un geste, a apaisé mes fièvres" (merci Albert Samain !). Quatre mois à peine, et une telle empreinte… Ce sont bien les étoiles filantes qui nous marquent le mieux.
Elle est remplacée par Madame Pinthon. Ce sera avec cette dernière que nous vibrerons aux journées de mai, quelques mois plus tard. Madame Pinthon était moins jeune, plus sévère, mais comme prof elle ne devait pas être mal du tout, puisque je ne suis pas capable de dire aujourd'hui laquelle avait pris l'initiative du choix de tel ou tel de ces textes qui tous, quarante ans après, continuent de me ravir.
Aujourd'hui, Paule Dechavanne habite la côte d'azur. Elle s'y est installée en rentrant d'Alger en 1963, et ce sont les élèves du collège Risso, à Nice, qui, à partir de 1969 et pendant vingt trois ans, auront eu la chance de l'avoir pour prof de lettres.
Paule participe activement aux activités de l'UAALA, l'"Union des Anciens et Anciennes des Lycées d'Algérie". Vous en trouverez sur ce site les coordonnées. L'UAALA publie chaque année une plaquette-souvenir consacrée à un lycée ou à un établissement scolaire de l'Algérie française. Celle sur le lycée Gautier (c'était la numéro 2) remonte à 1990, elle était tout à fait remarquable. Elle est, hélas, épuisée. Peut-être devrions-nous avec l'UAALA envisager sa réédition (augmentée?).