baroli




Texte et dessin de Jean BRUA

   À moins de n'avoir jamais banqueté, lunché, goûté, à une fête privée ou officielle autour des canapés (version anoblie de la kémia), de la langouste Thermidor, du méchoui ou des petits fours traditionnels, il n'est pas possible à un Algérois bon teint (autrement dit, l'Esmmaïen standard) de n'avoir pas "mangé Baroli" au moins une fois entre les années 30 et 60, celles de la plus grande gloire de cette incontournable dynastie de la fourchette, experte en banquets privés ou géants (jusqu'à 7.000 personnes à l'inauguration des usines Berliet de Rouïba en 1958 !).



Le patriarche de la dynastie, Pierre-Louis Ier, pourrait-on dire, et ses quatre fils.
(Coll. G.Baroli)

   Il faudra des dizaines et des dizaines d'"écrans-menus" pour reconstituer la prodigieuse activité de la famille pendant cette période, telle qu'elle est consignée en coupures de presse, photos et autographes des plus grands dans la collection constituée par Guy, benjamin de la génération du Tout-Baroli.

   Le couscous Mitterrand à Saint-Eugène en 54 (cliquez pour vous y rendre) en a été, si l'on ose dire, le hors-d'oeuvre. De même que les menus accompagnant les deux premières "tranches Grosoli" déjà parues, pour avril et mai 1954 (cliquez sur les liens). Mais, avant de poursuivre le festin, il convient d'évoquer la saga Baroli.

   Guy, que nous avons rencontré dans son appartement ouvert sur la baie de Beaulieu-sur-Mer, la feuillette pour Es'mma...



Guy Baroli à Beaulieu-sur-Mer : benjamin et "conservateur" de l'empire familial d'Alger.
(Photo Jean Brua)

   - "C'est à partir de 1834 qu'on relève la trace des premiers Baroli en Algérie (des soldats de la Conquête, originaires de Provence et d'Italie). Mais le fondateur de notre histoire dans la restauration, c'est mon grand-père Pierre-Louis. De façon bien modeste, puisqu'il a tenu la buvette-sandwicherie du stade de Saint-Eugène vers la fin du 19ème siècle. Il créera sa première Étoile rue de la Liberté, quelques années plus tard, avant de la déplacer rue d'Isly.

   C'est la génération suivante (quatre garçons et une fille) qui développera les activités bien connues de la famille : l'aîné Pierre chez le traiteur Gonin, Michel comme fondé de pouvoir de l'Aletti, Charles avec La Nouvelle-Étoile, rue Michelet, mon père, Émile, avec Le Paris, avenue Pasteur, et Le Dauphin à Suffren, où mon frère Serge et moi le rejoindrons."

   Tous ces noms, bien sûr, "parlent" encore aux Esmmaïens. Pour les plus jeunes, c'est plutôt Le Paris (le restau, pas le cinéma), tout proche du Monument aux morts, où Laurent Laborde, père de notre ami Guy Simon-Laborde, a opéré comme chef. Mais les "vieux" - dont je fais partie - ont des réminiscences du temps où, sous la poussée de l'urbanisation, le centre d'Alger, qui venait de quitter le square Bresson, progressait vers la Grande Poste sur le rail de la rue d'Isly. Le restaurant L'Étoile était alors un des hauts lieux de la si éclectique société algéroise de l'avant-guerre : "têtes" politiques, journalistes, peintres, écrivains, souvent mêlés en tablées bavardes où s'invitaient des étudiants.

   Guy Baroli a sur ce sujet cent anecdotes, dont celle-ci, qui n'étonnera que les ignorants ou les dénigrants habituels :

   - Parmi les habitués, il y avait un étudiant en pharmacie un peu désargenté, nommé Ferhat Abbas . Devenu plus tard député à l'Assemblée algérienne, puis président du G.P.R.A. , Ferhat n'oubliera pas que mon père ne lui faisait jamais présenter l'addition. Et quand son amphitryon des années étudiantes sera devenu - comme nous tous - un exilé en France, il lui enverra chaque année et jusqu'à sa mort, un colis de dattes de Noël. L'étiquette d'expédition que voici en témoigne.



Les dattes de la reconnaissance.
L'homme d'État algérien s'est souvenu jusqu'à la fin de la générosité d'Émile Baroli.
Noter dans le coin supérieur gauche la date... des dattes : décembre 73.

   "L'Étoile" n'a pas survécu à sa longue éclipse de la guerre. Entre 43 et 45, en effet, elle fut réquisitionnée par le groupe F.F.L. des "Évadés de France", que dirigeait Henri Frénay et qui comptait parmi ses membres une certaine Joséphine Baker. À la reprise, les quatre frères décidèrent de la vendre et de vivre séparément leurs destinées professionnelles. C'est ainsi que Charles créa "La Nouvelle Étoile" rue Michelet (au n°70) et qu'il finit par ne rester du célébrissime établissement de la rue d'Isly que le passage baptisé à son nom (cliquez ici pour vous rendre à son inauguration en 1949).

   Plus tard, "l'empire" Baroli ne survivra pas mieux aux remous de l'histoire que son fleuron de Suffren, Le Dauphin, à ceux de la mer et de la terre. Gravement dégradé par les assauts de la Méditerranée contre la falaise (et, il faut bien le dire, le défaut de maintenance), le restaurant-fanion ne se relèvera pas du tremblement de terre de Boumerdès, en 2003.

   - "Mon père, heureusement, n'aura pas eu à connaître cette fin navrante, et prévisible en raison de l'état où l'A.LN., qui l'occupa après 62, avait laissé le bâtiment. Dans les dernières années de sa vie (il nous a quittés en 1974), je lui cachais les photos récentes qui montraient la décrépitude de ce qui fut la grande fierté de la famille. Comme douze ans plus tôt, il ne pouvait imaginer l'effondrement de l'oeuvre de toute une vie."



Le "Dauphin" de Suffren, vaisseau-amiral de la branche Émile Baroli,
au temps de sa splendeur (Collection G. Baroli)

   Guy, lui, ne s'était pas bercé d'illusions. Dès 1959, fort de l'expérience acquise, il choisit de poursuivre sa carrière de dirigeant hôtelier de l'autre côté de la Méditerranée. À La Croix-Blanche de Chamonix d'abord, avec son beau-père Paul Denis, puis à Vichy, avant de passer par le Mövenpick à Genève, puis le Majestic à Cannes et le Bristol à Paris. Ensuite, pour se rapprocher de son père, retiré à Nice, ce sera la Côte d'Azur, à Beaulieu, où il s'installera avec sa seconde épouse, Margrit, et conduira diverses entreprises de restauration-hôtellerie (en particulier, il y dirigera "le Freville").

   Mais ceci est une autre histoire. Il y aura sans doute, dans les générations Baroli à venir, des descendants pour l'écrire, inch'Allah ! Tout n'est que recommencement. Ainsi, il a été dit plus haut que la saga a débuté avec la conquête de l'Algérie. Mais Guy, en fouillant sa généalogie, a retrouvé une lointaine aïeule, Marie Mathelin, née en Prusse en 1809. 1809 !? En Prusse ? Y'a de la Grande-Armée là-dessous...

   De là à imaginer que la petite Marie est la fille d'un couple qui s'est formé après la bataille d'Iéna entre un grognard et une cantinière et que tous deux se sont fait démobiliser sur place...

   Je sais, il faut beaucoup tirer sur les cheveux pour faire coïncider les dates, mais on peut rêver. Tout de même, une cantinière napoléonienne dans l'ascendance d'un Baroli, ça vaut bien un dessin comme dessert, non ?


Texte et Dessin : Jean Brua







La première Étoile,
celle de la rue de la Liberté.


   Nous sommes au tout début du XXème siècle. La rue de la Liberté, haut-lieu de l'Alger juridique et notable de l'avant-guerre (la première), avec ses brasseries cossues et nombreuses, à deux pas de l'Opéra et de la très marchande rue Bab-Azoun, est encore l'un des rendez-vous diurnes et nocturnes d'Alger... On voit bien à gauche, faisant l'angle avec la rue Ledru-Rollin, la "Brasserie de l'Étoile", que tient la famille Baroli depuis 1894.

   C'est ici qu'aurait eu lieu, en 1896, à l'initiative du "papa" Baroli, la première projection de cinématographe à Alger...

   Bon, maintenant, cliquez sur la photo ci-dessus, celle de la rue de la Liberté...

   Le square Bresson est juste dans notre dos. Tout au bout de la rue de la Liberté, là où elle aboutit au "Carrefour des 5 avenues", en contrebas de la rampe Bugeaud, vous distinguez la rue Alfred Lelluch (s'appelant encore en ce début de XXème siècle "rue de Constantine"). Vous y êtes ?

   À droite, c'est le "Grand Café de ? " (sous "l'hôtel de Paris"), puis, sur le même côté de la rue, la "Brasserie Lorraine" (elle est au n°3). Sur le trottoir de gauche, après la Brasserie de l'Étoile, c'est la "Brasserie du Phénix". Plus loin encore, à l'angle des rues de la Liberté et de Strasbourg, la "Brasserie Suisse", et ainsi de suite... À l'angle avec la rue transversale suivante, la rue Colbert, se trouve la Banque de l'Algérie. Encore un peu plus loin, entre rue de Strasbourg et rue de Ménerville, c'est à gauche le palais de l'Assemblée Algérienne et juste en face, à droite, le Palais de justice. "L'Écho d'Alger" a déjà son siège et ses bureaux au 20 de la rue.

  C'est vous dire le beau linge qui déjeûnait dans les brasseries alentour ! Toute la semaine ouvrable, ce n'était ici que mondanités, négociations, rumeurs, tractations et effervescence.

   Ci-dessous, la salle de cette Brasserie de l'Étoile en 1904. C'est dans la salle juste au dessus qu'avait eu lieu, en 1896, la première projection cinématographique à Alger. La carte postale désigne un certain Benedetti comme directeur. Le guide "Alger en poche" de l'été 1908 indique, lui, que le propriétaire est un Monsieur A. Trillat. En quelle année les Baroli ont-ils vendu la Brasserie de la rue de la Liberté pour acheter celle de la rue d'Isly ? Vous le saurez bientôt, chers amis Es'mmaïens !






LES SOURCES

    Guy Simon-Laborde a accompli un considérable travail de moine-scanneur sur la totalité de ces documents, soit plus de 400 pages, qui constituent une mine d'archives pour les écrans d'Esmma.

Parmi ces trésors, deux "Livres d'Or" :
celui de la "brasserie de l'Étoile, rue d'Isly, puis du restaurant "Le Paris", 7 avenue Pasteur (devant lequel Émile Baroli est photographié en train d'accrocher le cadre du menu)...







... et le Livre d'Or du restaurant
"Le Dauphin", à Suffren
,
dont on découvre ici la magnifique salle avec vue sur la mer,
salle qu'on aura l'occasion de revoir sur Es'mma.










Émile Baroli avant 1962, contemplant le Livre d'Or du Dauphin, ouvert à la page (celle de droite, si si, on a vérifié) où, le 17 mars 1950, Lord Philip Mountbatten, lieutenant de la Royal Navy, basé à Malte, fiancé d'Elizabeth d'Angleterre, futur Prince consort, a apposé sa signature...



Émile Baroli encore, lors d'une réception, n'oubliant pas de faire signer le même précieux livre d'Or à une invitée de marque... Madame la générale Massu !






Il est probable que Ferhat Abbas a connu L'Étoile par l'intermédiaire d'un autre de ses habitués, Edmond Brua, qui avait été son condisciple à Philippeville et avec lequel il conservera toujours des relations amicales.

Gouvernement provisoire de la République algérienne (1958-62).


C'est d'ici que vous accédez aux écrans
qui, sur Es'mma, font référence à la famille Baroli.
Et déjà ...


- Le couscous Mitterrand à Saint-Eugène en 54

- "Tranche Grosoli d'avril 1954""

- "Tranche Grosoli de mai 1954"



(cliquez sur les liens).







  La 3ème génération : Émile Baroli couvant du regard ses deux fils , Serge et Guy. Derrière lui, Laurent Laborde, le "chef" du "Paris", et père de notre ami Guy Simon-Laborde.

  À droite, une personne verticalement désavantagée propose le menu.

  Devant eux, la table garnie qui va prendre sa place dans la vitrine du "Paris", et constituer la plus salivante des réclames pour les fètes et réveillons de fin d'année (vers 1955).




Mise en écran : Gérald Dupeyrot.