En tout bien tout honneur, Es'mma vous ouvre sa rubrique "Skatologie" !

Nous sommes à Alger, quatre ans avant la grande guerre (celle de 14),
et tout va… comme sur des roulettes !


Skating en Alger

Une enquête du Génie de la Lampe de Bureau.

Dessin de Jean Brua.



   Bonjour. Aujourd'hui, je voudrais vous parler de patins à roulettes. On n'en a jamais parlé sur Es'mma ? Si, un peu, je suppose, par-ci par-là... Mais pas grand-chose, il est vrai… c'est qu'il n'y a rien de très spécial à en dire. On en rêvait, on les convoitait, par exemple dans les vitrines de Bissonnet (les plus beaux !), on se les faisait offrir, on les chaussait et puis on se lançait, point. Qu'ajouter d'autre ? Alger se prête bien aux descentes vertigineuses. Dans chaque quartier des casse-cous sur roulettes dévalaient des pentes raides dingues en direction de la mer. Pourtant, malgré cette adhésion généralisée, les patins à roulettes n'ont pas eu droit au vedettariat sur Es'mma. Pas comme nos carrioles ! Alors qu'il y eut, je crois, plus de plaies et de bosses, et de souvenirs cuisants, imputables aux patins qu'aux carrioles. Mais les carrioles, c'était autre chose : on les fabriquait nous-mêmes, pas les patins ! Elles relevaient, elles, de tout un artisanat exigeant, compétitif, passionné, et tenaient à la fois d'un quasi-sport mécanique au quotidien, et d'un folklore très vivant. Ce qui explique et justifie leur écrasante aura. (cliquez ICI pour aller consulter la rubrique d'Es'mma consacrée aux carrioles)

   Et puis les patins à roulettes, comme les carrioles, ça ne concerne qu'une moitié des Es'mmaïens, car, si je me rappelle bien, c'était en nos jeunesses plutôt une activité de garçons, non ? Je ne me souviens pas avoir vu de fille descendre la rue Burdeau, la rue de Nîmes, la rue Dujonchay, la rue Richelieu, la rue Hoche, le bd Victor Hugo, l'avenue Claude-Debussy et toutes nos voies tellement descendantes , avec des patins aux pieds... Par contre, des garçons si, ils s'y adonnaient partout et tout le temps. Contredisez-moi si je me trompe. Je sais bien qu'une ou deux Es'mmaïennes, vous allez nous écrire pour protester que vous, vous en faisiez. Bon, d'accord, on pourra alors saluer en vous d'intrépides garçons manqués, ou de valeureuses têtes brûlées, héroïques et féministes exceptions qui confirmaient la règle ! Et pourtant, en un sens, vous aurez eu raison : il y eut bien des Algéroises sur patins à roulettes, et en quantité, mais ce ne fut pas de "notre temps".

   Des Algéroises ? Sur patins ? À roulettes ? Oui, des Algéroises ! Ce que je viens d'écrire aurait dû vous arracher un cri d'étonnement, mais vous avez déjà vu le titre, et les illustrations du présent écran. Alors voici ce que vous savez déjà : des Algéroises qui avaient disons entre dix et quarante ans autour de 1910-1912 (mais peut-être y eut-il aussi des mémés indignes et des bout d'choux précoces ?) se livrèrent avec délice à la virevolte sur roulettes. Pendant les deux ou trois années au moins où Alger fut touché par la vogue du "skating", elles s'y adonnèrent à fond. Du "skating" ? C'était un mot nouveau pour une pratique ancienne : il se mit à désigner l'usage du patin à roulettes, mais plus n'importe où ni n'importe comment.



Un peu de "Skatologie"

   Rappelons qu'au début du XXème siècle, partout dans le Monde, en France comme en Algérie, le patin à roulettes est courant depuis déjà longtemps. Il est essentiellement un loisir de gosses. C'est alors que des Américains ont l'idée de mettre en place des lieux couverts spécialement dévolus à une pratique conviviale et collective du patin, sur le modèle des patinoires artificielles pour le patinage sur glace. Paris connut sa première patinoire à glace seulement en 1892. Les pistes pour patins à roulettes, on en compte déjà quelques unes au début du siècle, avant la grande vogue de 1910 . Les "skating rinks" ou "skating parks" vont comporter un orchestre, pour le rythme, l'allure et les figures des patineurs, une buvette sinon un bar très chic (comme ça, il n'y a pas que la patineuse qui tourne, sa tête, elle tourne aussi !), et surtout une piste, faite de bois très durs et très lisses pour permettre des évolutions avec un frottement minimal et un glissement maximal.

Cliquez pour agrandir le dessin de JiBé.


   Un promenoir tout autour de la piste permet aux patineurs de souffler, et au public d'applaudir aux plus belles évolutions, et de s'esclaffer aux "pelles", car, comme le disent l'article de "Mauritania" ci-dessous et Bergson dans son bouquin il n'y a pas bien longtemps (Bergson patinait-il ?) : "les gens sont méchants". Comme nous le montrent photos et cartes postales (et le film de Charlot), c'était pour les coquettes l'occasion de venir montrer que l'on était à la mode et que sa couturière recevait les derniers "patrons" des modèles de Paris . Et puis quel bonheur de rivaliser de grâce, de maîtrise, d'équilibre, et de démontrer publiquement de quoi l'on est capable en une époque où la pratique des sports n'est que bien chichement tolérée pour la gent féminine ! Ainsi ce loisir n'est-il plus réservé aux gamins des rues et des squares, il est proposé à tout un chacun, quel que soit son sexe, son âge et son statut, comme une activité hautement sociale. Quelle personne de qualité pourrait se défiler quand on l'invite à venir faire quelques tours de piste ? Et à prendre un "drink" en bonne compagnie ? Car la seule glace qu'on pouvait trouver en ce lieu était celle des glaçons au fond des verres de cocktail et autres boissons "urf".

   Cette nouvelle approche ouvrit aux fabricants de patins une vertigineuse et juteuse extension de leur marché ! C'est cette conception améliorée des conditions de patinage sur roulettes qui se répandit jusque chez nous sous le nom de "skating", se pratiquant sur des "rinks", puisqu'à un premier anglicisme vint s'ajouter ce second, qui désignait la piste où évoluaient les patineurs. Le verbe "rinker" et ses dérivés "rinkeur" et "rinkeuse" ne tardèrent pas à faire leur apparition . D'affreux anglicismes, je vous l'accorde, preuves que, déjà en ces lointaines années, les engouements ne prenaient toute leur saveur que s'ils nous arrivaient d'ailleurs, si possible de l'autre côté de l'Atlantique, accompagnés de leur cortège de mots en "ing" sans lesquels une nouvelle mode n'en serait pas vraiment une. Cette anglolâtrie s'est perpétuée jusqu'à nos jours, rien n'a changé, direz-vous. Oh que si, hélas, c'est une manie et une pollution qui s'est encore amplifiée jusqu'à la nausée ! Mais bon, revenons à nos roulettes...



Le "skating" en Alger : une affaire qui roule !

   C'est en feuilletant "Mauritania" - beau magazine plein de photos édité en notre ville et aux centres d'intérêt essentiellement mondains et algérois - que je suis tombé sur des photos, des articles, des réclames, qui tous et toutes indiquent assez combien, en cet avant-guerre, le "skating" fit fureur à Alger, quand nos grand-mères n'étaient pas bien âgées, et que nos mères l'étaient encore moins. Ainsi, en 1911, ma mère à moi n'était même pas encore de ce monde, ma grand-mère Pons avait 33 ans, et Anna Sylvia, ma chère marraine, l'aînée de la nichée, à peine trois.


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Ce numéro 4 de la revue est daté de février 1911.


Deux réclames tirées de Mauritania…
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… et ces deux autres, provenant de "l'Afrique du Nord Illustrée" :



Réclame pour le skating du Casino d'Été du Jardin-d'Essai-sur-Mer (15 décembre 1910). Mazette ! "Jardin-d'Essai-sur-Mer" ! Rien que ça ! La grande classe ! Et pourquoi pas "Bab-el-Oued-sur-Mer" ? Vous aurez remarqué les tirets ! M. Bresson, le propriétaire, possesseur de solides références en hôtellerie suisse, connaissait son affaire et avait de grandes ambitions pour son établissement. La survenue de la route moutonnière ruinera tous ces projets. La reproduction n'est pas terrible, on essaiera de trouver mieux.



Réclame pour le skating du "Casino de la Plage" (18 juin 1910). Il s'agit de celui du bas de l'avenue Général Farre, la plage étant celle qui s'étendait là où se trouvera un jour la piscine El Kettani.


   Je ne crois pas que ma grand-mère fit du "skating". Non. Mon grand-père, malgré sa bonté et son esprit ouvert, n'aurait pas, je pense considéré celà d'un bon oeil. À moins que… à moins que tous deux, piqués par la curiosité, faisant fi du qu'en dira t-on mahonais et el-biarois, n'aient décidé de descendre de leur village, un dimanche, jour de congé, pour venir en ville chausser des patins et se lancer sur un "rink". Qui sait ? La bonne humeur et la joie de vivre qui les caractérisaient tous deux auraient pu les en rendre capables. En regardant Charlot et Edna Purviance dans "the Rink", si touchants, si aériens, si inatteignables , j'en souris rien que de les imaginer. J'espère vraiment qu'ils l'auront fait !

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Jeanne et Raphaël ?

   Au fil des mois, entre 1910 et 1911, Alger vit s'ouvrir plusieurs "skatings". Leurs tenanciers rivalisèrent d'annonces attractives dans la presse. Ce furent d'abord "l'American Skating" de la rue Waïsse, et le "Skating Rink" du Casino de la Plage, boulevard Général Farre , puis celui - en plein air - du Casino du Jardin d'Essai. S'ouvrit encore le "Grand Skating Parc" du Champ de Manoeuvres, sur l'emplacement des anciennes tribunes de l'ex-vélodrome (je vous laisse prendre connaissance de toutes les commodités et attraits que mentionne sa réclame ci-dessous, pour laquelle il a été fait appel au crayon de Drack-Oub, le célèbre chroniqueur graphique de l'Afrique du Nord Illustrée). Il y eut aussi, rue de la Poudrière, le "Skating Ring" de la salle Olympia, quand celle-ci n'avait pas encore été transformée en ce cinéma aux ors fatigués que nous connûmes. Les "skatings", tous plus classieux et tentateurs les uns que les autres, poussaient en notre ville comme des champignons. Peut-être y en eut-il encore d'autres ? En tout cas, nos grands-parents connurent l'embarras du choix.




   Pour se procurer des patins, je suppose que le moindre quincailler eut à coeur d'en proposer, mais il semble que ce soit le magasin "Vélo-Palace", 25 boulevard Carnot qui devint le fournisseur le plus réputé de la société algéroise, ainsi qu'en témoigne ci-dessous son imposant placard publicitaire dans "Mauritania". Il distribuait les patins de la marque "Union", mais aussi des "Branpton" comme nous l'apprend cette autre réclame du 15 décembre 1910 dans "l'Afrique du Nord Illustrée". (cliquez).



Badinage artistique.

   Les billets des chroniqueurs dans les journaux (je vous en ai sélectionné deux, extraits de "Mauritania") montrent que personne n'était dupe des motivations d'une partie des jeunes filles, jeunes femmes et au-delà, et de celles des Messieurs qui venaient faire leurs tours de "rink" montés sur leurs patins. Car en plus d'être un lieu de détente et de loisir, le "rink" était aussi un nouvel espace de liberté, un moyen d'émancipation, un substitut ou un complément aux salles de bal, quand cavalières et cavaliers peuvent en tout bien tout honneur se chercher, s'approcher et s'apparier. Charlot dans son film de 1916 nous montre ça très bien . On peut imaginer dans le public l'oeil acéré des duègnes vigilantes, et celui des pères et mères de famille venus tout exprès pour repérer les grands méchants loups à roulettes, veiller au grain  et chaperonner leur blé en herbe ! Car comme il est écrit sans fard dans "Mauritania", "Somme toute, le skating est le dernier endroit où l'on flirt !" (sic, sans "e" à "flirt"). Vous aurez relevé dans ces mêmes articles, un autre anglicisme, "sportsmen", et aussi un adjectif, "copurchic", aujourd'hui devenu désuet, qui ne manquait pas d'allure !


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   Peu de temps après survint la Grande Guerre. Le "skating" aura été pour beaucoup l'un des derniers moments de douceur qui auront précédé la folie à venir. L'été 1914, les gentils patineurs algérois seront nombreux à revêtir les uniformes de Zouaves, de Chasseurs, de "lignards"… Et à partir pour le front lointain. Nombreux sont ceux qui n'en reviendront pas. Les noms de ces derniers sont encore gravés dans la pierre, sous la croûte de béton qui recouvre notre monument aux morts. Celui de mon grand-père Raphaël devrait s'y trouver. Comme il se trouvait sur le monument aux morts d'El-Biar, et sur une plaque dans l'église juste en face. Dans les lettres qui s'échangèrent en franchise militaire, entre promises et promis, fiancées et fiancés, épouses et époux, sans doute les mots "rink" et "skating" firent-ils partie des souvenirs qui s'évoquaient, et l'on fermera les yeux sur ce trafic d'anglicismes, sans doute eurent-ils le don, en réanimant les braises d'un passé heureux encore tout proche, de maintenir une lueur, une tiédeur, un rien d'espoir dans cette longue nuit de quatre ans.

   Je ne sais si les "skatings" et les "rinks" survécurent à la guerre. Je n'en ai plus retrouvé mention dans les années qui suivirent. Ni dans les journaux et magazines, ni dans les annuaires. En tout cas, dans celui de 1922, plus de trace ni de patins ni de "skating". Même à partir de 1930, je n'ai relevé nulle part que l'Hôtel Aletti, pourtant si inventif en soirées dansantes et en thés à thèmes, ait jamais ressucité des "skating parties" au nombre des réjouissances proposées. Des Es'mmaïens peut-être en savent-ils davantage sur le sujet ? En ce cas, nous accueillerons volontiers ici leur témoignage ou les fruits de leurs découvertes pour compléter cette modeste ébauche d'un rappel de ce qui fut l'un des loisirs si joyeusement vécus en notre ville.

Le G.D.L.L.D.B.
janvier 2013

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NOTES


pardon aux Es'mmaïens des autres quartiers d'Alger, je suis sûr que vous aussi vous aviez des rues au moins aussi en pente que de par chez nous, mais je cite - bien entendu - quelques une des voies qui m'étaient familières. Je ne voudrais surtout pas faire de jaloux et lancer une polémique pour savoir qui les avait les plus raides ! Je pourrais en citer bien davantage : on va dire pour simplifier et faire marronner personne que celles parallèles à la mer, c'était plan-plan, et toutes celles perpendiculaires, c'était tout schuss ! Oilà.

   Ci-dessous trois des merveilleuses pistes de descente de notre quartier, avec elles on pouvait ètre sûr de devenir un gros consommateur d'arnica et d'engueulades maternelles :

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Waouw ! Un vrai boulevard !
Oui, c'est le Bd Victor Hugo en sa partie inférieure.
Alors, Henri, tu te dégonfles ? Antantian de t'arrêter avant, autrement le mur du Moulin, comment tu te le prends !


Boulevard Saint-Saëns (en 1910 : Bd Bon-Accueil).
Ce qu'il avait de bien, c'est qu'après une descente, on pouvait le remonter en essayant de se faire remorquer par les trolleys des ligne A ou G (en tâchant de ne pas se faire voir du chauffeur et du receveur !). La photo est empruntée à Betty Reybaud, sauf erreur. Merci de bien vouloir nous y autoriser.


La rue Edgar Quinet à la hauteur de l'annexe de notre lycée Gautier. Quand vous descendrez, montez donc, vous verrez le p'tit comme il est grand ! (photo Marc Morell)

   Jean Brua me rappelle que dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, il voyait sous ses fenêtres, sur le grand et bel espace du Forum (cliquez !) qui s'étendait devant le bâtiment du Gouvernement Général (GéGé pour les intimes), de jeunes patineurs venant profiter de cette piste idéale pour d'amples et spectaculaires évolutions. Faire des figures et faire de la descente, c'était pas "fromage ou dessert", on pouvait goûter aux deux, c'était pas antagoniste.



c'est d'ailleurs en 1910 qu'est créée la FPRS - ou SPRF ? - (Fédération des Patineurs à Roulettes de France) avec 3 disciplines : Rink-Hockey / Figures (Artistique) / Vitesse.



Vous avez remarqué la mode en ces années 1910-1911 ? Effectivement, celle des grands chapeaux genre abat-jours à crinoline n'était pas triste. Valait mieux pour celles qui les portaient ne pas prendre le tram aux heures de pointe. Mais la mode des manchons en fourrure ?
   Comme celui de cette jolie patineuse ?

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  Et de celle-ci ?



   Que de malheureuses bestioles à fourrure furent sacrifiées pour venir pendouiller des manchons des belles ! En comparaison, Davy Crockett avec sa moumoute à unique raton-laveur incorporé ferait figure de grand ami des animaux !

   Les "skating Rinks" étaient des affaires très bien conçues, destinées à tirer un maximum de sous de cet engouement. Sans doute près du comptoir de la dame du vestiaire, ou bien dans "l'American Bar", ou le "Tea Room", se trouvait-il un tourniquet garni de ces cartes postales sur lesquelles on pourrait signer ensemble un mot immortalisant les délicieux moments passés ici, à l'intention d'amis et de parents à épater. Les "rinkeuses" pouvaient aussi trouver là des cartes postales avec dessus la photo de leur sémillant professeur de patin favori, ainsi que nous l'apprend un coup d'oeil sur les sites de vente aux enchères sur Internet. Ils étaient pas gênés, ceux-là ! Ça va, les chevilles ? Suborneurs, va !

   C'est ainsi qu'en 1910 furent éditées au moins deux séries de cartes postales représentant des patineuses en action. Elles étaient figurées avec beaucoup de talent, autant pour leurs gracieux mouvements que pour les détails de leurs vêtements à la toute dernière mode. Les deux artistes auteurs de ces cartes, Charles Naillod et Henri Sager, étaient des peintres et illustrateurs de talent, cotés, représentatifs d'un courant souvent injustement décrié nommé "peinture de boudoir". Les tampons de quelques cartes proposées sur le net permettent de dire que des exemplaires de ces deux séries furent bien mises à la poste en notre ville en 1910 et 1911.

    Je vous propose une douzaine de ces ravissantes cartes postale au bas de cet écran.



Les anglicismes à la mode,
petite leçon pour être fashionable
(mais an-tan-tian, rien que du fashionable vintage, hein !)


   Il existait à l'époque une belle revue dont le titre était "Femina". Elle était éditée à Paris, mais on peut supposer qu'un certain nombre d'Algéroises s'adonnaient à sa lecture. C'était le "ELLE" de ce temps, avec un peu ce qu'on trouvait dans le "ELLE" des débuts comme revendications féministes et un soutien (oh, bien tempéré !) aux suffragettes d'outre-Manche et d'outre-Atlantique.

   "Femina" se fit largement l'écho du nouvel engouement et ne contribua pas peu à l'étendre. De même qu'elle popularisa les anglicismes que consacraient la nouvelle mode, ainsi qu'en témoignent les images ci-dessous :


Sur la couverture de ce numéro du 1er janvier 1910, la légende "une rinkeuse" nous indique que ce terme était déjà bien présent.


   La "rinkeuse" ci-dessus, qui pose pour la réclame d'un "skating rink" parisien, est la célèbre Polaire, fameuse "people" de ce temps. Rappelons que Polaire était née Émilie Marie Bouchaud le 14 mai 1874 à Alger, au carrefour de l'Agha. Après avoir chanté dans les cafés d'Alger jusqu'à l'âge de 17 ans, elle s'installe à Paris en 1890. Ses talents de chanteuse, de danseuse, de comédienne la propulsent "en haut de l'affiche", Polaire devient une étoile. Cette année 1910, elle joue le rôle de la danseuse dans le film "La Tournée des grands ducs" de Léonce Perret. Le recours à Polaire pour figurer une "rinkeuse" montre bien le parfum d'émancipation un peu libertin qui s'attachait à la mode du skating. Quel Es'mmaïen ou Es'mmaïenne s'attachera à nous raconter la jeunesse algéroise de cette figure de la Belle Époque ? Un intéressant site sur elle : http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/fiches_bio/polaire/polaire.htm

Et aussi : http://deesk.pagesperso-orange.fr/polaire-1900/c_polaire_biographie_a.htm

   La petite silhouette que vous voyez en fond d'écran surprise en diverses postures est celle de la célèbre Regina Badet, des "Danses Grecques", que "Fémina" nous présente comme la plus légère et la plus éperdue rinkeuse de Paris. "Ce sport passionne les jeunes filles et le patin à roulettes est en train de détrôner le patin à glace", ajoute la revue. Vous trouverez plein de choses sur Regina Badet sur le net, on apprend ICI que son fétiche était un minuscule Coran. Pourquoi pas ?



Comment causer "rink"


Carte datée de 1910.

"Rinker auprès de vous est un réel plaisir,
et depuis bien longtemps j'en avais le désir."


Po po po, la classe, d'jis !
Avec l'accent de chez nous, vous redites ces vers de mirliton du cavalier, et vous devenez un vrai rinkeur du Champ-de-Manoeuvres ou de Bab-el-Oued ! Dans les bras elle vous tombe ! Après, patin couffin, et hop, vous roulez le patin !



Charlie Chaplin n'allait tourner son premier film qu'à la toute fin de 1913. Dans nos mémoires de petits Algérois, nous conservons les souvenirs des "Charlots", que les jeudis des années 50, nous allions voir sur l'écran des Groupes Laïques. Un vrai bonheur !
   La première apparition de Charlot sur des patins à roulettes date de 1916, dans "The Rink" (que nous verrons sous le titre "Charlot patine"). Mais même postérieur de quatre et cinq ans à la période ici évoquée, ce film donne certainement une idée assez juste de ce que pouvait être un "Skating Park" :


À gauche, punaisées sur le mur derrière le comptoir du vestiaire, des cartes postales de patineuses.


   Charlot, comme en tout, était éblouissant sur patins : un miracle de grâce, de maîtrise et d'improbable équilibre, ainsi qu'il nous en fit une autre démonstration dans cet extrait des "Temps modernes", qu'il tourna vingt ans plus tard, en 1936. Allez directement à la 45ème minute pour vous régaler de ce numéro de vertige :




Pour les Es'mmaïens qui ne connaîtraient pas ces lieux, surtout ceux partis trop jeunes (suivez bien, Danielle et Jacqueline, je vous interrogerai !), voici où se trouvaient ces salles :

- le "skating-ring" (ou "rink", ça varie) du boulevard Général Farre (qui deviendra le boulevard Guillemin, et je ne sais toujours pas ce qui valut à ce pauvre Farre une telle indignité pour se faire ainsi éjeter) se situe à Bab-el-Oued. Ses réclames mentionnent qu'il a une vue directe sur la mer. Et selon la photo figurant sur l'annonce en colonne de gauche, il devait se trouver dans une "baraque" construite en bordure de la plage, tout à fait en bas du boulevard. En tout cas, oui, la vue devait être belle : l'avenue aboutit sur la plage "el Kettani", qui s'étend le long de l'avenue Malakoff. Plus à droite en regardant la mer, et limitant la plage à l'est se trouvera "de notre temps" la piscine El-Kettani.


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Voilà… Le "skating-rink" du boulevard Général Farre devait se trouver quelque part là au bout, en bordure de plage. Des photos des années 5O montrent sur la plage, derrière la piscine El-Kettani, une assez importante construction de bois qui n'a pas l'air toute jeune… (cliquez pour la voir) S'agissait-il de la bâtisse survivante du Casino de la Plage ? Qui saura nous le dire ?


- "L'American Skating" de la rue Waïsse se trouvait… rue Waïsse. Ben oui, on n'en sait pas davantage. En l'absence pour l'instant de données plus précises, je rappellerai juste pour nos "gamines" que cette rue (en jaune sur le plan) se trouvait ici :

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En 1910 l'Aletti n'existe pas encore. À son emplacement : un vétuste "Musée des Beaux-Arts" (inauguré le 30 mai 1908), qui dans 20 ans lui laisserait la place.

- le "skating parc" du Champ-de-Manoeuvres : après avoir été, comme son nom l'indique, un vaste espace consacré aux exercices militaires, le Champ-de-Manoeuvres a été pour partie livré à l'urbanisation et pour partie converti en vélodrome. Puis il reçu une arène pour corridas. En ces années 1910-1911, le goût de la tauromachie réunit régulièment ici les "aficionados" algérois qui viennent nombreux. Si l'on en croit l'une des réclames ci-contre, le "skating" a été construit sur l'emplacement des anciennes tribunes du vélodrome.

- Pour le "skating" du Jardin d'Essai, je vous fais pas l'affront de vous esspliquer. Je rappelle juste que c'était côté mer, là où des cartes postales montraient l'idyllique "Oasis des Palmiers" et le "Casino du Jardin d'Essai". C'était avant que le chantier de la route moutonnière ne vienne pulvériser tout ça, et recouvrir tous les cabanons, "bains" et "plages" qui se trouvaient en bordure de mer, depuis Maison-Carrée jusqu'à l'Agha. Vous pouvez trouver ICI, dans l'Afrique du Nord Illustrée du 18 juin 1910 un écho aux plaintes des riverains contre les expropriations.






Pour les esthètes…
Pour finir, voici une douzaines de cartes postales des deux séries dont il est question plus haut,
parce que c'est joli, et parce que ça contribuera à vous mettre dans l'ambiance de cette année 1910.
Six sont de Charles Naillod et six de Henri Sager.


Cliquez sur chaque image pour l'agrandir



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DOCUMENTATION-CONCEPTION-MISE EN PAGE- REDACTION : GÉRALD DUPEYROT, janvier 2013