Le gardien du temple
Petit, noir de poil et jaune de teint, Canova, concierge
«d’en bas» et appariteur de Lettres auquel le Doyen Alazard, si près
de la retraite, ne savait rien refuser, était populaire et volubile. Il
régnait sur la Salle Gsell et sur les grilles monumentales de la rue
Michelet.
A la vérité, il «apparaissait» surtout à l’Otomatic où
il se faisait inviter aussi souvent que possible et naviguait au
«Cristal». Il avait le privilège d’occuper la jolie loge dans le
tournant de l’allée qui donnait sur la rue Edouard Cat et en tirait une
fierté bien naturelle.
Après tout, la Fac c’était d’abord chez lui.
Il nous y recevait volontiers…
L’épingleur de listes
L’appariteur de Droit avait, bien entendu, à cœur d’être
plus conventionnel, gourmé et solennel que tous les autres.
C’était le seul qui portait en permanence veston et
cravate sombres et s’auréolait volontiers d’une casquette noire à galon.
Il était fort aimable et prenait son rôle très au
sérieux. C’est lui qui officiait dans les cérémonies publiques et c’est
aussi lui qui affichait la plupart des résultats et des listes
d’admissibles aux examens (bachot compris) ce qu’il faisait en
ménageant le suspense au maximum.
à tout hasard, cette fonction importante, où il
n’avait pourtant qu’un rôle bien passif, lui conférait la
déférence que l’on imagine et la considération unanime.
Le concierge d’en haut
Juan, le concierge du «haut», qui lui aussi avait sa
loge près de la grille, était plus jeune et plus récemment intronisé
dans ses fonctions mais il était aimable et très précieux car il savait
tout faire. Comme il avait du caractère il fallait, bien sûr, savoir le
lui demander !
Il entretenait les trois Land Rover de l’Institut de
Recherches Sahariennes (des Séries 1B, pour les amateurs). Stationnées
dans la montée, elles dégageaient au passage un parfum d’évasion et me
faisaient envie. J’eus le plaisir de m’en servir dans la suite, sur le
terrain. Il était, à côté de cela, très complaisant pour les uns et les
autres.

Les trois LRO de l’IRS
sur la piste de la Saoura, avec Juan en tête de convoi discutant un
détail mécanique avec Quézel (masqué). Bizarrerie du Sahara, il ne
faisait pas chaud au petit matin !
Gaby le magnifique
Notre Garçon à nous, en SPCN et PCB, c’était Gaby.
Gaby régnait sur la Biologie et l’Univers des Sciences
Naturelles.
Gaby était plus jeune que le vieux Bourhis mais il
régnait depuis longtemps sur la Zoologie et lui aussi avait eu Jacquemin
père comme étudiant avant d’avoir Jacquemin fils. Et comme il avait
apprécié le premier, je bénéficiais d’un préjugé favorable.
Ceci étant, Gaby était une forte personnalité et j’avais
à gagner ma cote moi aussi.
Gaby était un robuste gaillard avec une bonne figure
large, les yeux moqueurs et le front haut. Il avait de grosses pattes
bien solides au cuir boursouflé, rongé par l’eau de javel, les
détergents, et la dermatose de l’eau, mais il s’en servait avec une
précision et une habileté surprenantes.
Gaby était franc, direct et d’une intelligence madrée.
S’il était volontiers ficelle car il était malin comme une armée de
singes, il restait cependant honnête et «réglo». Et comme garçon de
labo, c’était un bon professionnel.
Gaby avait le verbe haut et l’image colorée. Lui non plus,
il ne s’en laissait pas conter, même par Bernard, le Patron, qui,
d’habitude persifleur et calembouromane, était bien obligé de prendre
des gants et de la jouer «soft» avec lui car Gaby était susceptible
et indispensable. à Bernard comme aux étudiants.
Gaby régnait sur «l’intendance» du labo, du fond de sa
cambuse dans laquelle une chatte n’aurait pas retrouvé ses petits mais
qui était une véritable caverne d’Ali Baba. Il était capable d’en
produire à la minute, tel le génie de la lampe, n’importe quel objet
existant (enfin... presque !). Et il était également capable de fournir,
sous un délai raisonnable, tout objet inventable n’existant pas encore
mais qu’on lui décrivait utile.
On pouvait tout lui demander.
Gaby était donc l’homme-ressource et trouvait ça normal :
il était débrouillard et complaisant. Ce qui ne l’empêchait pas de râler
copieusement à chaque fois qu’on lui demandait quelque chose et d’avoir
ses têtes.
Si Gaby était le roi des débrouillards, c’est qu’il était
aussi le roi de la combine et un virtuose de la tchatche. Gaby avait ses
entrées partout. De Bab el Oued au quartier de l’Agha il connaissait
chaque marchand ambulant, chaque boutiquier, chaque bistrot, chaque
vendeur du marché. Et sur le port, chaque pêcheur, chaque chef de rôle,
chaque patron de barque, chaque responsable de criée et même chaque
salaouetche. ça facilitait bien des choses.
Méditerranéen dans l’âme Gaby était bien entendu cabotin.
On pouvait tout lui demander, certes, mais il y fallait y
mettre les formes et sacrifier aux rites du verbe («Et toi tu crois
que je vais te la sortir comme ça, de mon chapeau, ta boîte-piège à
cafards ? Pourquoi pas musicale tant que tu y es ?»).
Et on pouvait de temps en temps rafraîchir son zèle et
stimuler sa créativité par une bouteille d’anis Gras dont il faisait
d’ailleurs un usage régulier mais raisonnable (curieux ces deux
religions inconciliables du Gras et du Cristal à Alger).
Nos promos d’étudiants ne manquaient pas, elles non plus,
à ce rite :
Qu’eussions nous fait sans Gaby ?
Gaby était l’interface entre les travaux pratiques et
nous.
Gaby y mettait sa faconde et ses coups de gueule mais il
rendait service.
Gaby nous fournissait les petites trousses à dissection
noires de la maison Boubée, les verres de montre pour les colorations,
les lames et lamelles, la moelle de sureau et le petit microtome à main
pour les TP de Bota.
Il y gagnait ses petits sous tout en restant moins cher
qu’en ville. Et il était si commode ! Surtout il les entretenait. Il
était de bon usage de lui laisser sa trousse tout en «glissant la
pièce» en début d’année et on la retrouvait ensuite à chaque
séance, bien propre, instruments briqués aiguisés et huilés. Il le
faisait aussi à la demande pour les autres pendant l’année.
Gaby vendait aussi les polys que la plupart des profs lui
confiaient.
Gaby nous renseignait sur les humeurs des uns et des
autres et sur les foucades du moment. On naviguait plus à l’aise, ayant
l’impression d’être à la coule.
Gaby surtout procurait les échantillons à disséquer pour
les TP.
Il distribuait les escargots, les patelles, les
langoustines, les rats d’égout, les cionnes, les tanches et autres
bestioles qu’il nous fallait éventrer avec délicatesse et dessiner
ensuite écartelées par des épingles (c’est vrai : il fournissait aussi
les épingles).
Moi j’aimais bien ça (sauf le rat d’égout qui était un
vrai rat d’égout en provenance du service de dératisation, mais vérifié
quand même) mais pour d’autres c’était l’horreur.
On assiégeait donc Gaby pour savoir ce qu’il avait ramené
du marché, le matin, dans son couffin. Il répondait souvent par une
plaisanterie plus ou moins leste avant de s’exécuter.
Le jour de l’examen c’était encore plus important, mais
Gaby avait des principes : pas question, ce jour là, de nous dévoiler
son couffin.
Par contre il restait bon Prince : «Y avait quoi, ce
matin, Gaby, au marché ?»
ça il pouvait nous le dire. ça n’avait rien à voir avec
l’exam.
«Eh bin..in...
ce matin y avait des squilles, mais alors pas belles…
vraiment pas belles... les squilles... Par contre y avait des
langoustines superbes... et fraîches ! Et des sardines, des allaches
grosses comme le bras... Mais pas de sépias non plus, pas une sépia, tu
te rends compte ?».
Bon, pour l’après midi c’était pas la peine de se casser
à réviser les appendices de la squille ou l’anatomie de la seiche. Par
contre la sardine et la langoustine, grosse chance… et on pouvait aussi
se méfier du rat, toujours en stock.
Déjà pas mal…
Gaby !
Au fait, c’est vrai, je n’ai jamais su ton patronyme,
cher Gaby !
«Tu te rends compte ?».
Ahmed Bourhis, portrait d’un
Juste
Ahmed Bourhis, canapé de Commandeur de la Légion
d’honneur et Médaille Militaire à la boutonnière claudiquait, débonnaire
et digne, sur son pilon de bois et régnait sans partage sur «ses»
collections, «ses» microscopes et pouvait parler des temps révolus où
la Parasitologie du Père Senevet (et même d’avant) faisait encore partie
du vieux laboratoire poussiéreux d’«Histoire Naturelle médicale».

A part mon Père, il ne s’en laissait conter par personne.
Il rageait parfois d’avoir encore si mal à cette jambe
qu’il avait laissé, en 1917, dans le «no man’s land» des tranchées
pour sauver son Capitaine, tombé au feu, mais le faisait sans amertume :
«Vois-tu, petit…» (pour Bourhis qui m’avait connu sur mes douze ans je
serai toujours le petit) «...non seulement je ne l’ai plus cette
saleté de guibole, mais il faut encore qu’elle m’emmerde ! Tu te rends
compte : j’ai mal au pied ! Ce bout de bois me fait mal au pied !».
Il rageait aussi, à juste titre hélas, des stupidités
administratives qui lui imposaient entre autres, parce qu’il était
kabyle de «statut local», de prendre un interprète dans ses démarches
administratives
(1). Stupide République en vérité, incapable d’être
cohérente avec ses fils même quand elle les avait distingués.
Bourhis était un écorché vif mais Bourhis était Grand
et Bourhis était un Juste.
Bourhis était l’âme de la Parasito.
Bourhis était le Prince de la technique, le Roi de la
microscopie, le magicien des TP... Préparateur hors pair, il avait ses
tours de main et ses petits secrets qu’il gardait jalousement. Dans ses
mains les montages les plus délicats semblaient vivre, les baumes
«secrets» tenaient éternellement, les colorations tout d’un coup
subtiles donnaient tout leur éclat, les lames les plus perfides
s’avouaient vaincues. Bourhis était un As.
Bourhis avait dans l’œil la fierté de ceux qui sont
arrivés au sommet de leur art et le savent.
Dévoué corps et âme, Bourhis portait à mon Père, qu’il
avait connu étudiant et qu’il admirait par dessus tout, un véritable
culte : «Vois-tu, petit, des Patrons comme ton Père, y en a pas
beaucoup et il en faudrait plus». Quant à mon Père qui avait pour lui
autant d’estime que de profonde affection, il le couvait et le
protégeait de son mieux car sa santé était devenue fragile tout en lui
faisant l’honneur d’utiliser ses compétences à leur niveau et de ne pas
lui bouder les responsabilités qui allaient avec.
Bourhis était le deuxième pilier du labo et il
n’aurait pas fallu qu’on l’attaque ou qu’on lui «manque» en sa
présence. Il faisait le plus grand cas de ses avis.
J’ai mis longtemps à le découvrir, qu’en privé ils se
tutoyaient et s’appelaient par les prénoms. Amitié d’hommes que par
discrétion ils masquaient en public en respectant soigneusement les
formes et les devoirs de la hiérarchie.
Bourhis passait son été seul dans le labo à réviser ses
microscopes qu’il bichonnait avec amour, à nettoyer ses placards et à
peaufiner ses collections pour l’année suivante. Il aimait bien cette
période où il régnait sans partage sur ce magnifique outil inondé de
soleil dont toutes les fenêtres donnaient sur la baie. C’était les
seules vacances qu’il se souhaitait.
Arrivé au mois de Juillet il commençait à dire à mon
Père, faussement bourru (c’est lui qui me l’a raconté bien plus tard)
: «Allez Pierre, pars en vacances, va ! Vas-y, vas-t-en un peu
là-bas, pêcher dans ta Garonne… Va voir tes Pyrénées et fiche moi un peu
la paix que je puisse enfin travailler tranquille»…
Mon Père qui savait que la vie de Bourhis était suspendue
à sa fonction utilisa toutes les ressources de la loi et du statut des
anciens combattants pour le garder un peu au delà de ses 65 ans
fatidiques. Les dernières années il avait recruté Mohamed Bahbou pour
l’aider et pour qu’il puisse le former. Bourhis en fit son fils
spirituel (2).
Bourhis quitta le labo à grand regret et nous le vîmes
partir avec tristesse. Il revint nous voir une ou deux fois mais cela
lui faisait plus de mal que de bien. Peu de temps après il fit un
accident vasculaire qui lui laissa une hémiplégie partielle. Dans son
lit de l’hôpital Parnet où j’allais le voir il ne me parla que du Labo
et de mon Père. Cher Bourhis !
Bourhis put retourner chez lui cette fois là, mais il rechuta et ne survécut pas très longtemps. De toutes manières ça ne
l’intéressait plus.
L’antre de Bardazzi
Garçon d’Anatomie, le sulfureux mais sympathique Bardazzi,
âme damnée de De Ribet, régnait dans un décor de Grand Guignol aux
remugles repoussants sur le royaume des macchabées. Truculent, il
carburait au gros rouge dont la bouteille trônait dans son antre au
milieu des ossements épars et des scies égoïnes en cours d’usage, et
vous en proposait sans façons (Merci bien… vraiment!).
Il était dur en affaires quand on venait s’approvisionner
en spécimens pour les révisions d’ostéologie et négociait pour le
principe, crâne fendu en deux, fémur ou os coxal, qu’il vous vantait
selon la qualité en les faisant tourner dans la lumière.. Flegmatique il
touillait la marmite infernale de la main droite tout en dévorant son
sandwich de l’autre main. «Tu en veux un bout ?»... Bigre !
On était tout sauf à l’aise.
Impérieuse et sépulcrale la voix grinçante du «Maître»,
parvenant des hauteurs, venait vous sauver juste avant le malaise !
«Bardazzzii ... Nom de Dieueueueu ! Bardazzzii !...».
Ouf ! ... Pas de doute on était bien aux Enfers
Pasteur et sa chéchia
J’ai oublié le nom du Garçon de Bactério (pas son surnom
qui était drôle : on l’appelait Pasteur, rien que ça !). Chic type, aussi
bon bougre qu’il était susceptible et maniéré, il était inénarrable et
ressemblait à une caricature de Slim pour carte postale comique. Il
avait des yeux globuleux et un long nez, une bouche lippue et
proéminente au sourire réjoui sous une moustache de chibani, une pomme
d’Adam qui faisait le yo-yo en permanence sur son long cou et un crâne
allongé et chauve dont l’extrémité était coiffée en permanence d’une
petite chéchia rouge. C’était, nonobstant, un excellent aide de
laboratoire qui vivait vissé à ses paillasses, à ses colorants et à ses
cages à rat. Les TP de « microbio » n’auraient ressemblé à rien sans
lui (tout le monde n’a pas la chance d’avoir Pasteur en TP). J’avais
fait de lui une assez bonne caricature qui est restée à Alger et que je
vais essayer de vous restituer de mémoire.

Il y avait d’autres garçons hauts en couleur dans
d’autres labos, mais je ne les connaissais pas aussi bien pour en
parler.
Fin de partie
En Septembre 1957, le SPCN était enfin derrière moi. Dans
cette chrysalide un peu longue, le lycéen de Gautier avait mûri son
imago d’étudiant et mangé un gros bout de son pain noir. Enfin, je
le croyais, mais pas si sûr ! La route serait longue. Je n’avais pas
prévu qu’elle passerait même par l’Auvergne (3)
...
J’ai aimé ces deux premières années de fac. Même
aujourd’hui elles gardent dans mon souvenir un parfum particulier. Le
parfum des premières fois.
Mais je n’en avais pas encore fini avec la Fac des
Sciences : restait la Licence !
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Notes :
(1)
On a peine à le croire, mais la France ne payait pas en
Algérie, ou de manière très aléatoire et partielle, les pensions
(modestes pourtant...) des médaillés militaires "de statut local", c’est à
dire des anciens combattants musulmans.
ça la foutait tout de même un
peu mal, en particulier concernant un grand mutilé de guerre,
fonctionnaire français de surcroît, Commandeur de l’Ordre de notre plus
haute distinction nationale. Cela ulcérait Bourhis, et mon Père avec,
mais toutes les démarches restaient sans effet. C’était pareil au
domaine Sainte Marguerite à Boufarik, que mon oncle Gilbert Paulian
dirigeait : il y avait plusieurs anciens combattants décorés qui ne
recevaient jamais rien. De guerre lasse, malgré bien des démarches à
Alger comme à Paris ( la «rue de Rivoli» bloquait à chaque fois ), mon
oncle avait fini par se substituer à la République défaillante et
assurait le règlement des pensions de médaillés sur les fonds privés du
domaine. Il leur réservait même de petits emplois tranquilles et un peu
honorifiques ou à responsabilités, comme gardiens de puits ou d’usine,
responsable des courses à Boufarik etc.
Lorsqu’il fut porté au Sénat
par toute la Mitidja en 1958 (vous vous souvenez : cette époque où on a
cru que la République avait «compris»...) ce fut l’un des dossiers
(parmi bien d’autres) qu’il tenta de régler avec la commission des
finances dont il était rapporteur. Je ne me souviens pas s’il y eût le
moindre succès.
Par contre et c’est un détail très peu connu, on lui
doit l’indemnisation (suffisante ou insuffisante, c’est un autre débat)
des français d’Algérie dont il réussit, in extremis, à faire inscrire le
principe dans la loi au Sénat contre la volonté de l’Assemblée. Sans ce
texte rien n’eut été possible. C’était une de ses satisfactions. (ce
détail est historique)
(2)
Mohamed Bahbou fut, lui aussi , un technicien exemplaire, un
inconditionnel de mon Père, et resta le pilier de la Parasitologie
algéroise après notre départ. Une amitié de frères, au sens fort du mot,
nous unissait tous les deux car il était rentré au labo au même moment
où je m’y investissais pour de bon. Nous déjeunions de temps en temps
ensemble au labo et je ramenais pour lui de la Ferme de l’huile d’olive
vierge qu’il considérait comme un talisman et consommait comme un
médicament. La chère Dolorès, cuisinière de ma tante nous faisait des
petits plats dont il raffolait : lapin au vinaigre et aubergines au
gratin que nous mangions entre midi et deux heures dans la salle de TP
dressée en hâte en table de fête. C’était un chic type et un garçon
très méritant.
Mon Père et moi allions parfois déjeuner dans sa famille
qu’il élevait avec grande dignité et grand soin (y compris les premiers
enfants de sa femme épousée en secondes noces), et il portait à la
maison pour les fêtes de pleins couffins de z’labias faites par ses
soins. Il m’amena aussi, deux ou trois fois manger avec lui au
restaurant de l’opéra, un restaurant bon marché bondé mais excellent et
très propre, de stricte clientèle locale (j’étais hélas toujours le
seul «européen») où la loubia, parmi d’autres, était
exquise. Visage d’une Algérie locale et chaleureuse que nous aurions dû
savoir regarder, parfois, d’un peu plus près. Comme Tahar, l’ancien
infirmier de mon père, sa silhouette était toujours sur le quai lors de
nos retours de vacances. Au labo il était très adroit et réalisait sur
les plans de mon Père une bonne partie des matériels courants : portoirs
à lames, cages à souris en aluminium plié, etc., nous permettant des économies
substantielles. Il était très fier de ces plans «intelligents» de son «Maâllem» et de les réaliser. Et grâce à Bourhis la
parasitologie technique n’avait pour lui pas de secrets.
Après quarante ans de silence total, un peu douloureusement ressenti,
j’ai revu Mohamed il y a quelques années. Il venait de prendre sa
retraite et, au pire moment des difficultés conjoncturelles de passage
entre l’Algérie et la France, se débrouilla en
passant en fraude par l’Espagne pour me rendre visite à Poitiers. Le
sort voulut que, famille en vacance, j’y sois seul. Nous avons passé
trois jours ensemble, à la maison, moralement dans les bras l’un de
l’autre. Ce qu’il m’a dit sur les quarante années écoulées et ce que
nous avons échangé pendant ces trois jours, ne regarde que nous. Une
poignée de semaines après, sa seconde fille, parisienne, m’apprenait
tristement son décès. Mohamed ne m’avait rien dit mais se savait atteint
d’un cancer incurable. Il n’avait pas voulu mourir sans m’avoir revu et
sans pouvoir rendre un dernier hommage à la mémoire de mon Père.
Symboliquement il me léguait, comme un témoin qu’on repasse, sa
collection personnelle de lames. Mohamed a effacé la dernière vraie
blessure qui me restait de l’Algérie et je crois avoir effacé les
siennes. Que la terre lui soit légère.
(3)
En1960 j’étais rentré, grâce à ma Licence, comme Assistant
stagiaire au laboratoire de Parasitologie. En 1962, lors de l’exode je
me suis trouvé muté à Clermont-Ferrand. Ce fut le fameux hiver 62 de
sinistre mémoire pour beaucoup d’entre nous. La température descendit au
dessous de –25° pendant tout le mois de Février. Bienvenue au club !
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