Des garçons très précieux ...

 

Souvenirs du SPCN et des années Fac, suite ...

 

 

1959

 

par Jean-Louis Jacquemin

 

Comme beaucoup de Facs ayant un peu d’histoire, celle d’ Alger
possédait son lot de «Garçons» légendaires, hauts en couleur et forts en gueule,
personnages finalement aussi indispensables et incontournables (et bien plus pérennes !)
que les Doyens.

La galerie de portraits était disparate mais elle valait le jus.

On ne m’en voudra pas, j’espère, de profiter de l’occasion
pour dépasser un peu le cadre du SPCN et faire un tour d’horizon.

 

Rappel - Ces souvenirs s'étendent sur plusieurs écrans à la suite les uns des autres et il vous faudra dérouler

en cliquant chaque fois sur le titre de l’écran suivant

 

 

 

Le gardien du temple

 

Petit, noir de poil et jaune de teint, Canova, concierge «d’en bas» et appariteur de Lettres auquel le Doyen Alazard, si près de la retraite, ne savait rien refuser, était populaire et volubile. Il régnait sur la Salle Gsell et sur les grilles monumentales de la rue Michelet.

 A la vérité, il «apparaissait» surtout à l’Otomatic où il se faisait inviter aussi souvent que possible et naviguait au «Cristal». Il avait le privilège d’occuper la jolie loge dans le tournant de l’allée qui donnait sur la rue Edouard Cat et en tirait une fierté bien naturelle.

 Après tout, la Fac c’était d’abord chez lui.

 Il nous y recevait volontiers…

 

 

L’épingleur de listes

 

L’appariteur de Droit avait, bien entendu, à cœur d’être plus conventionnel, gourmé et solennel que tous les autres.

 C’était le seul qui portait en permanence veston et cravate sombres et s’auréolait volontiers d’une casquette noire à galon.

 Il était fort aimable et prenait son rôle très au sérieux. C’est lui qui officiait dans les cérémonies publiques et c’est aussi lui qui affichait la plupart des résultats et des listes d’admissibles aux examens (bachot compris) ce qu’il faisait en ménageant le suspense au maximum.

à tout hasard, cette fonction importante, où il n’avait pourtant qu’un rôle bien passif,  lui conférait la déférence que l’on imagine et la considération unanime.

 

 

Le concierge d’en haut

 

Juan, le concierge du «haut», qui lui aussi avait sa loge près de la grille, était plus jeune et plus récemment intronisé dans ses fonctions mais il était aimable et très précieux car il savait tout faire. Comme il avait du caractère il fallait, bien sûr, savoir le lui demander !

 Il entretenait les trois Land Rover de l’Institut de Recherches Sahariennes (des Séries 1B, pour les amateurs). Stationnées dans la montée,  elles  dégageaient au passage un parfum d’évasion et me faisaient envie. J’eus le plaisir de m’en servir dans la suite, sur le terrain. Il était, à côté de cela, très complaisant pour les uns et les autres.

 

 

 

Les trois LRO de l’IRS sur la piste de la Saoura, avec Juan en tête de convoi discutant un détail mécanique avec Quézel (masqué). Bizarrerie du Sahara, il ne faisait pas chaud au petit matin !

 

 

Gaby le magnifique

 

Notre Garçon à nous, en SPCN et PCB, c’était Gaby.

 

Gaby régnait sur la Biologie et l’Univers des Sciences Naturelles.

 

Gaby était plus jeune que le vieux Bourhis mais il régnait depuis longtemps sur la Zoologie et lui aussi avait eu Jacquemin père comme étudiant avant d’avoir Jacquemin fils. Et comme il avait apprécié le premier, je bénéficiais d’un préjugé favorable.

Ceci étant,  Gaby était une forte personnalité et j’avais à gagner ma  cote moi aussi.

Gaby était un robuste gaillard avec une bonne figure large, les yeux moqueurs et le front haut. Il avait de grosses pattes bien solides au cuir boursouflé, rongé par l’eau de javel, les détergents, et la dermatose de l’eau, mais il s’en servait avec une précision et une habileté surprenantes.

Gaby était franc, direct et d’une intelligence madrée. S’il était volontiers ficelle car il était malin comme une armée de singes, il restait cependant honnête et «réglo». Et comme garçon de labo, c’était un bon professionnel.

Gaby avait le verbe haut et l’image colorée. Lui non plus, il ne s’en laissait pas conter, même par Bernard, le Patron, qui, d’habitude  persifleur et calembouromane,  était bien obligé de prendre des gants et de la jouer «soft» avec lui car Gaby était susceptible et  indispensable. à Bernard comme aux étudiants.

Gaby régnait sur «l’intendance» du labo, du fond de sa cambuse dans laquelle une chatte n’aurait pas retrouvé ses petits mais qui était une véritable caverne d’Ali Baba. Il était capable d’en produire à la minute, tel le génie de la lampe, n’importe quel objet existant (enfin... presque !). Et il était également capable de fournir, sous un délai raisonnable, tout objet inventable n’existant pas encore mais qu’on lui décrivait utile.

On pouvait tout lui demander.

Gaby était donc l’homme-ressource et trouvait ça normal : il était débrouillard et complaisant. Ce qui ne l’empêchait pas de râler copieusement à chaque fois qu’on lui demandait quelque chose et d’avoir ses têtes.

Si Gaby était le roi des débrouillards, c’est qu’il était aussi le roi de la combine et un virtuose de la tchatche. Gaby avait ses entrées partout. De Bab el Oued au quartier de l’Agha il connaissait chaque marchand ambulant, chaque boutiquier, chaque bistrot, chaque vendeur du marché. Et sur le port, chaque pêcheur, chaque chef de rôle, chaque patron de barque, chaque responsable de criée et même chaque salaouetche. ça facilitait bien des choses.

Méditerranéen dans l’âme Gaby était bien entendu cabotin.

On pouvait tout lui demander, certes, mais il y fallait y mettre les formes et sacrifier aux rites du verbe («Et toi tu  crois que je vais te la sortir comme ça, de mon chapeau, ta boîte-piège à cafards ?  Pourquoi pas musicale tant que tu y es ?»).

Et on pouvait de temps en temps rafraîchir son zèle et stimuler sa créativité par une bouteille d’anis Gras dont il faisait d’ailleurs un usage régulier mais raisonnable (curieux ces deux religions inconciliables du Gras et du Cristal à Alger).

Nos promos d’étudiants ne manquaient pas, elles non plus, à ce rite :

Qu’eussions nous fait sans Gaby ?

Gaby était l’interface entre les travaux pratiques et nous.

Gaby y mettait sa faconde et ses coups de gueule mais il rendait service.

Gaby nous fournissait les petites trousses à dissection noires de la maison Boubée, les verres de montre pour les colorations, les lames et lamelles, la moelle de sureau et le petit microtome à main pour les TP de Bota.

Il y gagnait ses petits sous tout en restant moins cher qu’en ville. Et il était si commode ! Surtout il les entretenait. Il était de bon usage de lui laisser sa trousse tout en «glissant la pièce» en début d’année et on la retrouvait ensuite à chaque séance, bien propre, instruments briqués aiguisés et huilés. Il le faisait aussi à la demande pour les autres pendant l’année.

Gaby vendait aussi les polys que la plupart des profs lui confiaient.

Gaby nous renseignait sur les humeurs des uns et des autres et sur les foucades du moment. On naviguait plus à l’aise, ayant l’impression d’être à la coule.

Gaby surtout procurait les échantillons à disséquer pour les TP.

Il distribuait les escargots, les patelles, les langoustines, les rats d’égout, les cionnes, les tanches et autres bestioles qu’il nous fallait éventrer avec délicatesse et dessiner ensuite écartelées par des épingles (c’est vrai : il fournissait aussi les épingles).

Moi j’aimais bien ça (sauf le rat d’égout qui était un vrai rat d’égout en provenance du service de dératisation, mais vérifié quand même) mais pour d’autres c’était l’horreur.

On assiégeait donc Gaby pour savoir ce qu’il avait ramené du marché, le matin, dans son couffin. Il répondait souvent par une plaisanterie plus ou moins leste avant de s’exécuter.

Le jour de l’examen c’était encore plus important, mais Gaby avait des principes : pas question, ce jour là, de nous dévoiler son couffin.

Par contre il restait bon Prince : «Y avait quoi, ce matin, Gaby, au marché ?»

ça il pouvait nous le dire. ça n’avait rien à voir avec l’exam.

«Eh bin..in... ce matin y avait des squilles, mais alors pas belles… vraiment pas belles... les squilles...  Par contre y avait des langoustines superbes... et fraîches ! Et des sardines, des allaches grosses comme le bras... Mais pas de sépias non plus, pas une sépia, tu te rends compte ?».

Bon, pour l’après midi c’était pas la peine de se casser à réviser les appendices de la squille ou l’anatomie de la seiche. Par contre la sardine et la langoustine, grosse chance… et on pouvait aussi se méfier du rat, toujours en stock.

Déjà pas mal…

Gaby !

Au fait, c’est vrai, je n’ai jamais su ton patronyme, cher Gaby ! 

«Tu te rends compte ?».

 

 

Ahmed Bourhis, portrait d’un Juste

                                                                                           

Ahmed Bourhis, canapé de Commandeur de la Légion d’honneur et Médaille Militaire à la boutonnière claudiquait, débonnaire et digne, sur son pilon de bois et régnait sans partage sur «ses» collections, «ses» microscopes et pouvait parler des temps révolus où la Parasitologie du Père Senevet (et même d’avant) faisait encore partie du vieux laboratoire poussiéreux d’«Histoire Naturelle médicale».

 

 

 

 

A part mon Père, il ne s’en laissait conter par personne.

Il rageait parfois d’avoir encore si mal à cette jambe qu’il avait laissé, en 1917, dans le «no man’s land» des tranchées pour sauver son Capitaine, tombé au feu, mais le faisait sans amertume : «Vois-tu, petit…» (pour Bourhis qui m’avait connu sur mes douze ans je serai toujours le petit) «...non seulement je ne l’ai plus cette saleté de guibole, mais il faut encore qu’elle m’emmerde ! Tu te rends compte : j’ai mal au pied ! Ce bout de bois me fait mal au pied !».

 Il rageait aussi, à juste titre hélas, des stupidités administratives qui lui imposaient entre autres, parce qu’il était kabyle de «statut local», de prendre un interprète dans ses démarches administratives (1). Stupide République en vérité, incapable d’être cohérente avec ses fils même quand elle les avait distingués.

 

Bourhis était un écorché vif mais Bourhis était  Grand  et Bourhis était un Juste.

 

Bourhis était l’âme de la Parasito.

 

Bourhis était le Prince de la technique, le Roi de la microscopie, le magicien des TP... Préparateur hors pair, il avait ses tours de main et ses petits secrets qu’il gardait jalousement. Dans ses mains les montages les plus délicats semblaient vivre, les baumes «secrets» tenaient éternellement, les colorations tout d’un coup subtiles donnaient tout leur éclat, les lames les plus perfides s’avouaient vaincues. Bourhis était un As.

 Bourhis avait dans l’œil la fierté de ceux qui sont arrivés au sommet de leur art et le savent.

Dévoué corps et âme, Bourhis portait à mon Père, qu’il avait connu étudiant et qu’il admirait par dessus tout, un véritable culte : «Vois-tu, petit, des Patrons comme ton Père, y en a pas beaucoup et il en faudrait plus». Quant à mon Père qui avait pour lui autant d’estime que de profonde affection, il le couvait et le protégeait de son mieux car sa santé était devenue fragile tout en lui faisant l’honneur d’utiliser ses compétences à leur niveau et de ne pas lui bouder les responsabilités qui allaient avec.

Bourhis était le deuxième pilier du labo et il n’aurait pas fallu qu’on l’attaque ou qu’on lui «manque» en sa présence. Il faisait le plus grand cas de ses avis.

J’ai mis longtemps à le découvrir, qu’en privé ils se tutoyaient et s’appelaient par les prénoms. Amitié d’hommes que par discrétion ils masquaient en public en respectant soigneusement les formes et les devoirs de la hiérarchie.

Bourhis passait son été seul dans le labo à réviser ses microscopes qu’il bichonnait avec amour, à nettoyer ses placards et à peaufiner ses collections pour l’année suivante. Il aimait bien cette période où il régnait sans partage sur ce magnifique outil inondé de soleil dont toutes les fenêtres donnaient sur la baie. C’était les seules vacances qu’il se souhaitait.

Arrivé au mois de Juillet il commençait à dire à mon Père, faussement bourru (c’est lui qui me l’a raconté bien plus tard) : «Allez  Pierre,  pars en vacances, va ! Vas-y,  vas-t-en un peu là-bas, pêcher dans ta Garonne… Va voir tes Pyrénées et fiche moi un peu la paix que je puisse enfin travailler tranquille»…

Mon Père qui savait que la vie de Bourhis était suspendue à sa fonction utilisa toutes les ressources de la loi et du statut des anciens combattants pour le garder un peu au delà de ses 65 ans fatidiques. Les dernières années il avait recruté Mohamed Bahbou pour l’aider et pour qu’il puisse le former. Bourhis en fit son fils spirituel (2).

Bourhis quitta le labo à grand regret et nous le vîmes partir avec tristesse. Il revint nous voir une ou deux fois mais cela lui faisait plus de mal que de bien. Peu de temps après il fit un accident vasculaire qui lui laissa une hémiplégie partielle. Dans son lit de l’hôpital Parnet où j’allais le voir il ne me parla que du Labo et de mon Père. Cher Bourhis !

Bourhis put retourner chez lui cette fois là, mais il rechuta et ne survécut pas très longtemps. De toutes manières ça ne l’intéressait plus.

 

 

L’antre de Bardazzi 

 

Garçon d’Anatomie, le sulfureux mais sympathique Bardazzi, âme damnée de De Ribet, régnait dans un décor de Grand Guignol aux remugles repoussants sur le royaume des macchabées. Truculent, il carburait au gros rouge dont la bouteille trônait dans son antre au milieu des ossements épars et des scies égoïnes en cours d’usage, et vous en proposait sans façons  (Merci bien… vraiment!).

Il était dur en affaires quand on venait s’approvisionner en spécimens pour les révisions d’ostéologie et négociait pour le principe, crâne fendu en deux, fémur ou os coxal, qu’il vous vantait selon la qualité en les faisant tourner dans la lumière.. Flegmatique il touillait la marmite infernale de la main droite tout en dévorant son sandwich de l’autre main. «Tu en veux un bout ?»...   Bigre !

On était tout sauf à l’aise.

Impérieuse et sépulcrale la voix grinçante du «Maître», parvenant des hauteurs, venait vous sauver juste avant le malaise !

 «Bardazzzii ... Nom de Dieueueueu !  Bardazzzii !...».

 

 Ouf ! ...  Pas de doute on était bien aux Enfers

 

 

Pasteur et sa chéchia

 

J’ai oublié le nom du Garçon de Bactério (pas son surnom qui était drôle : on l’appelait Pasteur, rien que ça !). Chic type, aussi bon bougre qu’il était susceptible et maniéré, il était inénarrable et ressemblait à une caricature de Slim pour carte postale comique. Il avait des yeux globuleux et un long nez, une bouche lippue et proéminente au sourire réjoui sous une moustache de chibani, une pomme d’Adam qui faisait le yo-yo en permanence sur son long cou et un crâne allongé et chauve dont l’extrémité était coiffée en permanence d’une petite chéchia rouge. C’était, nonobstant, un excellent aide de laboratoire qui vivait vissé à ses paillasses, à ses colorants et à ses cages à rat. Les TP de « microbio » n’auraient ressemblé à rien sans lui (tout le monde n’a pas la chance d’avoir Pasteur en TP). J’avais fait de lui une assez bonne caricature qui est restée à Alger et que je vais essayer de vous restituer de mémoire.

 

 

 

 

Il y avait d’autres garçons hauts en couleur dans d’autres labos, mais je ne les connaissais pas aussi bien pour en parler.

 

Fin de partie

 

En Septembre 1957, le SPCN était enfin derrière moi. Dans cette chrysalide un peu longue, le lycéen de Gautier avait mûri son imago d’étudiant et mangé un gros bout de son pain noir. Enfin, je le croyais, mais pas si sûr ! La route serait longue. Je n’avais pas prévu qu’elle passerait même par l’Auvergne (3) ...

J’ai aimé ces deux premières années de fac. Même aujourd’hui elles gardent dans mon souvenir un parfum particulier. Le parfum des premières fois.

 

Mais je n’en avais pas encore fini avec la Fac des Sciences : restait la Licence !

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Notes :

 

(1)    On a peine à le croire, mais la France ne payait pas en Algérie, ou de manière très aléatoire et partielle, les pensions (modestes pourtant...) des médaillés militaires "de statut local", c’est à dire des anciens combattants musulmans. ça la foutait tout de même un peu mal, en particulier concernant un grand mutilé de guerre, fonctionnaire français de surcroît, Commandeur de l’Ordre de notre plus haute distinction nationale.  Cela ulcérait Bourhis, et mon Père avec, mais toutes les démarches restaient sans effet. C’était pareil au domaine Sainte Marguerite à Boufarik, que mon oncle Gilbert Paulian dirigeait : il y avait plusieurs anciens combattants décorés qui ne recevaient jamais rien. De guerre lasse, malgré bien des démarches à Alger comme à Paris ( la «rue de Rivoli» bloquait à chaque fois ), mon oncle avait fini par se substituer à la République défaillante et assurait le règlement des pensions de médaillés sur les fonds privés du domaine. Il leur réservait même de petits emplois tranquilles et un peu honorifiques ou à responsabilités, comme gardiens de puits ou d’usine, responsable des courses à Boufarik etc.

Lorsqu’il fut porté au Sénat par toute la Mitidja en 1958 (vous vous souvenez : cette époque où on a cru que la République avait «compris»...) ce fut l’un des dossiers (parmi bien d’autres) qu’il tenta de régler avec la commission des finances dont il était rapporteur. Je ne me souviens pas s’il y eût le moindre succès.

Par contre et c’est un détail très peu connu, on lui doit l’indemnisation (suffisante ou insuffisante, c’est un autre débat) des français d’Algérie dont il réussit, in extremis, à faire inscrire le principe dans la loi au Sénat contre la volonté de l’Assemblée. Sans ce texte rien n’eut été possible. C’était une de ses satisfactions. (ce détail est historique)

 

(2)     Mohamed Bahbou fut, lui aussi , un technicien exemplaire, un inconditionnel de mon Père, et resta le pilier de la Parasitologie algéroise après notre départ. Une amitié de frères, au sens fort du mot, nous unissait tous les deux car il était rentré au labo au même moment où je m’y investissais pour de bon. Nous déjeunions de temps en temps ensemble au labo et je ramenais pour lui de la Ferme de l’huile d’olive vierge qu’il considérait comme un talisman et consommait comme un médicament. La chère Dolorès, cuisinière de ma tante nous faisait  des petits plats dont il raffolait : lapin au vinaigre et aubergines au gratin que nous mangions entre midi et deux heures dans la salle de TP dressée en hâte en table de fête. C’était un chic type et un garçon très méritant.

Mon Père et moi allions parfois déjeuner dans sa famille qu’il élevait avec grande dignité et grand  soin (y compris les premiers enfants de sa femme épousée en secondes noces), et il portait à la maison pour les fêtes de pleins couffins de z’labias faites par ses soins. Il m’amena aussi, deux ou trois fois manger avec lui au restaurant de l’opéra, un restaurant bon marché bondé mais excellent et très propre, de stricte clientèle locale (j’étais hélas toujours le seul «européen») où la loubia, parmi d’autres, était exquise. Visage d’une Algérie locale et chaleureuse que nous aurions dû savoir regarder, parfois, d’un peu plus près. Comme Tahar, l’ancien infirmier de mon père, sa silhouette était toujours sur le quai lors de nos retours de vacances. Au labo il était très adroit et réalisait sur les plans de mon Père une bonne partie des matériels courants : portoirs à lames, cages à souris en aluminium plié, etc., nous permettant des économies substantielles. Il était très fier de ces plans «intelligents» de son «Maâllem»  et de les réaliser. Et grâce à Bourhis la parasitologie technique n’avait pour lui pas de secrets.

Après quarante ans de silence total, un peu douloureusement ressenti, j’ai revu Mohamed il y a quelques années. Il venait de prendre sa retraite et, au pire moment des difficultés conjoncturelles de passage entre l’Algérie et la France, se débrouilla en passant en fraude par l’Espagne pour me rendre visite à Poitiers. Le sort voulut que, famille en vacance, j’y sois seul. Nous avons passé trois jours ensemble, à la maison, moralement dans les bras l’un de l’autre. Ce qu’il m’a dit sur les quarante années écoulées et ce que nous avons échangé pendant ces trois jours, ne regarde que nous. Une poignée de semaines après, sa seconde fille, parisienne, m’apprenait tristement son décès. Mohamed ne m’avait rien dit mais se savait atteint d’un cancer incurable. Il n’avait pas voulu mourir sans m’avoir revu et sans pouvoir rendre un dernier hommage à la mémoire de mon Père. Symboliquement il me léguait, comme un témoin qu’on repasse, sa collection personnelle de lames. Mohamed a effacé la dernière vraie blessure qui me restait de l’Algérie et je crois avoir effacé les siennes. Que la terre lui soit légère.

 

(3)    En1960 j’étais rentré, grâce à ma Licence, comme Assistant  stagiaire au laboratoire de Parasitologie. En 1962, lors de l’exode je me suis trouvé muté à Clermont-Ferrand. Ce fut le fameux hiver 62 de sinistre mémoire pour beaucoup d’entre nous. La température descendit au dessous de  –25° pendant tout le mois de Février. Bienvenue au club !

 

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