La page reproduite ci-dessus est la troisième du Livre d'Or de la Brasserie de l'Étoile, rue d'Isly, dont tout Es'mmaïen connaît le nom sinon l'histoire (cliquez ici) et celle de la dynastie Baroli.
Cette page ne porte aucune indication de date, mais l'une des signatures de la page précédente est datée du 18 octobre 1925. Sur la page suivante, c'est un hôte illustre qui a laissé son autographe, Félix Mayol, le 21 janvier 1926 (voir 1 en colonne ci-contre).
On peut donc estimer que cette série de signatures sur la page 3 a été apposée vers la fin de l'année 25 ou durant les trois premières semaines de janvier 1926.
Il s'agit des signatures d'aviateurs italiens, du moins pour les quatre premières, puisqu'elles sont suivies d'un grade ou d'un titre qui ne laisse planer (si je puis dire) aucun doute. Les suivantes par contre ne sont suivies de rien.
Le premier à avoir signé - à tout seigneur tout honneur - c'est semble t-il leur chef, en tout cas le plus haut gradé : un nom assez compliqué avec un Z et se terminant par "idolf" (on découvrira plus tard qu'il s'agit du Marquis Stiozzi Ridolfi, appartenant à une illustre famille italienne, un palais de Florence porte ce nom), son grade étant "Comandante R. (pour Regia) Area Italiana".
Puis c'est au tour du lieutenant d'escadrille Carlo Zanini, la seule signature déchiffrable. Elle est suivie de celle d'un tenente di vascello aviatore (lieutenant de vaisseau aviateur) prénommé Ferdinande, au nom illisible (on apprendra qu'il s'agit du lieutenant de vaisseau et pilote Ferdinande Carafa d'Andria, issu de la plus ancienne noblesse napolitaine, s'il n'est pas Duc, c'est donc son frère).
Auquel succède le Lieutenant d'escadrille Baldacci (Giovanni ?). Bon, quand même encore un qui n'est pas noble.
Suivent quelques autres signatures assez peu déchiffrables, sans mention de titres (peut-être les mécaniciens ? Les navigateurs ?) : Mioletti (?), Dubico (?), et deux autres, illisibles. La page suivante, celle où a signé Mayol, débute - semble t-il - par une dernière signature commençant par Car (?)… (voir en colonne ci-contre) Le petit dernier, vexé que ses camarades ne lui aient pas laissé de place sur la page précédente ? Ensuite les autographes suivants, dont celui de Mayol, semblent appartenir à une autre série, puisque leur encre change de couleur.
À ce stade, je me suis dit que pour des italiens d'aujourd'hui férus d'histoire de leur aviation, il ne doit pas être sorcier de savoir où trouver dans leurs archives une liste des escadrilles qui existaient en 1925, avec les noms des personnels qui les composaient. Le rapprochement des noms ci-dessus - même estropiés - avec ceux qui apparaîtraient pour une même escadrille, devrait permettre d'identifier la formation en question, et de préciser l'orthographe des patronymes ci-dessus amputés. Avec une chance d'avoir quelques lumières sur la raison de leur présence en Alger.
Autre possibilité de recherche : retrouver l'Écho d'Alger ou un autre journal de la fin 1925 ou de janvier 1926, où se trouve peut être mentionnée cette visite, ce qui permettrait aussi d'en connaître les motifs. En 1925, les liaisons par hydravion entre l'Europe et l'Afrique du Nord sont devenues choses courantes pour ce qui concerne les échanges de courrier (2). C'est aussi l'époque des "raids", plus ou moins ambitieux (3).
"L'hydrobase" du bassin de l'Agha (4) est déjà là depuis 1917, elle reçoit les hydravions des services de fret réguliers, ce n'est plus que de l'assez banal (5). Aussi, que vers 1925 des pilotes étrangers viennent ainsi à Alger n'a plus rien d'extraordinaire.
Trouver un peu d'info sur ces aviateurs permettrait peut-être de savoir si ces Italiens sont venus en un ou plusieurs avions, s'il s'agissait d'hydravions, combien de jours ils sont restés en notre ville, par qui ils ont été reçus, etc. N'oublions pas qu'ils sont chez nous un peu comme chez eux, non pas qu'ils fassent preuve de sans-gêne, mais beaucoup de nos concitoyens en Alger sont italiens ou descendants d'Italiens, leur colonie est importante, ils sont très présents, en particulier au sein des "harmonies" et autre groupements musicaux. Bientôt, rue Denfert Rochereau, s'élèvera une splendide "Maison des Italiens" dans le plus pur style mussolinien, qui aura le mérite de donner à l'édifice une apparence tout à fait unique (6). Enfin la grande guerre s'est terminée il n'y a pas si longtemps, à peine sept ans, et l'on aime à vouloir considérer, et il en sera ainsi plusieurs années encore, que France et Italie sont "soeurs latines", leurs armées n'ont-elles pas cimenté contre un même ennemi cette proximité de "soeurs de sang", en de semblables combats et souffrances ? Quand dans moins de deux mois, en janvier 1926, mourra "la Reine Mère d'Italie", Margherita (7), tous les italiens d'Alger, le consul général, M. Sabetta, et de nombreuses personnalités de la ville se rassembleront en foule pour assister à la messe solennelle célébrée le jeudi 14 janvier à la cathédrale par l'Archevêque Mr Leynaud.
La recherche et les trouvailles
Finalement, c'est la seconde recherche, celle dans les archives des journaux d'époque, en fait la seule à ma portée, que j'ai entreprise.
Profitant que vers la fin août je transitais par Paris au retour de quelques merveilleuses journées passées à Dinard en famille (oui, dont mon petit fils Tom !), je me suis rendu à la Bibliothèque Nationale de France où ils ont la bonté de continuer à me consentir un titre et une carte de "chercheur". Et donc, j'ai cherché. J'ai commencé d'éplucher les trois premières semaines de janvier 1926 de l'Écho d'Alger, et bon, j'ai fait tchouffa ! Pas plus d'aviateurs italiens que de beurre en broche ! (8) J'ai donc entamé le microfilm de l'automne 1925. Et puisqu'en principe les signatures des aviateurs italiens ne pouvaient être antérieures au 18 octobre 1925, je suis allé directement à la fin octobre. Et là, bingo ! Je tombe presqu'aussitôt sur le petit article suivant, dans l'Écho d'Alger en date du 30 octobre :
Oui, on aura noté que le gars qui a pondu cet articulet n'était pas bien au courant de l'histoire, puisqu'il rappelle l'arrivée antérieure à Alger d'un seul hydravion, alors qu'ils furent deux à arriver ensemble ! Il ne me restait plus qu'à pousser un peu plus loin dans le temps pour prendre note de la date de leur départ, dans l'Écho d'Alger du 1er novembre :
… puis à remonter jusqu'au jour de leur arrivée, le 21 octobre…
…en passant par le plus impressionnant : les festivités organisées en l'honneur de nos militaires transalpins (ou plutôt - pour nous Algérois - "ultramarins"). Car une chose maintenant apparaît avec évidence : les autres signatures sur le livre d'Or du restaurant, qui succèdent à celles des aviateurs et non suivies de mentions de grade, si elles ont bien été apposées lors de ce banquet au soir du 22 octobre 1925, elles l'ont été par d'autres convives de ce soir-là. Ce ne sont pas du tout, comme je l'avais d'abord cru, les noms italiens d'une bande de militaires simplement venus faire ici un bon gueuleton, mais bien plutôt ceux de notables participant à cet hommage monstre, et qui n'auraient pas voulu manquer de rappeler leur présence ce soir-là ! Regardons à nouveau ces autographes : il faut lire M.Violette (et non "Mioletti", comme - âne que je suis - je l'avais d'abord cru ! Le M étant pour Maurice), Gouverneur Général de l'Algérie ; puis Dubief (et non "Dubico" !), secrétaire général du Gouvernement Général, après avoir été en avril et mai dernier Gouverneur Général provisoire (le H débutant le paraphe étant pour "Henri"). La toute belle brochette ! Quelques uns des noms les plus connus du gratin que compte notre ville ! Quelle réception ! Je vous laisse le soin et le plaisir de vous amuser à parcourir la très longue liste des présents, et à essayer de trouver qui d'entre eux furent les autres huiles signataires du Livre d'Or !
cliquer sur les drapeaux pour lire tout l'article
Oui, vous aurez lu que des officiers néerlandais vont aussi être fêtés lors de la soirée de gala à l'Opéra le soir du 22 octobre, parmi lesquels le commandant Quant, commandant le croiseur-cuirassé "Java" (oui, Java, c'est leur colonie à eux, aux Hollandais) qui mouille ces jours-ci dans notre rade. On peut apercevoir le Commandant J.L. Quant avec tout son équipage sur le pont du "Java", aux côtés de la reine Whilelmine de Hollande et de la princesse Juliana, en 1925 sur une photo visible en cliquant ici et ici.)
Le Théâtre d'Alger, notre futur Opéra. Juste après, le Tantonville et sa terrasse, et montant vers la droite, la rue Dumont d'Urville, en direction de la rue d'Isly, de la Brasserie de l'Étoile et des Galeries de France. Si on prend au fond à gauche, on va vers le cinéma Splendid-Select (notre futur "Donyazad"). Juste à notre gauche, c'est bien sûr le square Aristide Briand, dit "square Bresson", le port et la Méditerranée. Sur cette vue des années 50, rien n'a dû beaucoup changer depuis 1925.
Juste une chose que pour l'instant je n'ai pas - me semble t-il - bien comprise : il semblerait que soit ce même soir du jeudi 22 octobre 1925, que deux hommages successifs aient été rendus aux hydravionnistes, en deux manifestations distinctes : la réception à la Brasserie de l'Étoile, et auparavant la soirée de gala au "Théâtre" (notre Opéra), avec le Hérodiade de Massenet. Forcément auparavant, puisque l'article de l'Écho d'Alger insiste sur le fait que cette soirée de gala débutera à vingt heures quinze précises (alors qu'en temps normal c'est à 20H 30). Difficile d'imaginer un dîner se terminant avant cette heure-là ! Par contre, la brasserie de l'Étoile, comme nous l'apprend une réclame dans "Alger Étudiant" de novembre 1925 (9), ne fermait pas avant trois heures du matin ! Et le dîner dut, tardivement donc, succéder à la représentation ! Tout ce beau monde sur son 31, au sortir du théâtre, a t-il parcouru à pied le court chemin le séparant de la Brasserie, remontant en petits groupes la rue Dumont d'Urville, puis passant devant le Casino et la rue de la Poudrière avec son bel "Olympia", ou bien des chauffeurs en livrée ont t-ils fait très protocolairement franchir en voiture cette bien brève distance aux invités ?
cliquer pour lire tout le second article paru dans l'écho d'Alger du 22 octobre 1925
Voilà, nos visiteurs célestes existent à nouveau, on leur a rendu leurs noms, leurs appareils, on a appris quelle était leur mission et que leur escadrille était la 144ème, on connait les dates de leur arrivée, de leur départ, on sait tout de cette soirée passée à l'Opéra et chez les Baroli, ou presque tout (on leur a servi des vins italiens et des discours ronflants, mais qu'ont-ils mangé ?). On sait enfin qu'ils auront eu quelques jours à tuer en notre ville, en attendant que soit réparé leur troisième hydravion. Sans doute durant ce séjour forcé ont-ils été abondamment fêtés et reçus à droite et à gauche.
Pour mettre un peu de contexte, un peu de bémol,
et jeter comme un froid dans cette belle célébration…
(J'ai toujours beaucoup aimé l'arrivée à la cour du Roi de la méchante fée venue pourrir l'ambiance du baptême de La Belle au Bois dormant !)
Rappelons que l'année 1925 en Italie vient d'être la première d'exercice absolu du pouvoir par Mussolini. La marche sur Rome date bien d'octobre 1922, mais c'est en 1924 que le parti fasciste a remporté les élections législatives et qu'a été assassiné le 10 juin 24, par des militants fascistes, le député socialiste Matteotti, qui dénonçait les violences et les intimidations envers les opposants politiques.
L'armée de l'air italienne, baptisée "arma azzurra", n'existe que depuis 1923 et le Duce déjà est aux petits soins pour elle. D'ailleurs l'un de ses plus proches et plus flamboyants compagnons n'est-il pas Italo Balbo, homme de main brutal mais également passionné d'aviation et grand pilote lui-même ? En novembre 1926, il va être nommé secrétaire d'État à l'aviation, et finira de réorganiser l'aéronautique royale.
Une aéronautique royale engagée en ce moment même en Libye à soutenir l'armée de terre dans sa lutte féroce contre la résistance à la colonisation italienne (10). Peut-être nos sémillants convives autour de la table y participent-ils ? Ou y participeront-ils ? Si l'on se réfère au document présenté en note 3 en colonne ci-contre, une brève nous rappelle que l'aviation française est elle-même engagée en ce moment au Maroc dans une semblable opération de "pacification" contre les rebelles du Riff (11). Du moins ces opérations conjointes franco-espagnoles pour réduire le soulèvement d'Abd el-Krim portent-elles dès leur origine leur nom, celui de "Guerre du Riff".
Seront-ils aussi au nombre des pilotes qui dans dix ans se trouveront engagés dans la brutale invasion de l'Éthiopie, agression contre un pays pourvu d'une armée misérable, sans presque d'artillerie, dépourvue de matériel de transmission, de tanks et d'aviation ? (12) Sans doute est-ce pour rétablir l'équilibre des forces, que l'Italie emploiera en plus, de façon massive et répétée, par artillerie et par avions, le gaz moutarde, interdit par les conventions internationales ? Et écrasera systématiquement sous les bombes les hôpitaux de campagne de la Croix-Rouge abritant des blessés éthiopiens ? (13)
Mais pour l'instant, à la Brasserie de l'Étoile, ces militaires, dans leurs beaux uniformes, accompagnés des plus importants personnages de l'administration française en Algérie, s'empressent autour de l'un des Baroli : il leur tend tour à tour le Livre d'Or de la maison, et fait circuler le stylo qu'a sorti avec ostentation le comandante, qui en suit avec un peu d'appréhension le passage de main en main, attendant de le récupérer à la fin de son parcours. "Ma, è un "Aurora", però !", s'excuse t-il en rempochant la merveille, tentant de justifier sa vigilance un peu sourcilleuse. Avec leurs sourires, leur faconde, leur bonne humeur, leurs mains qui se multiplient et font d'eux comme autant de Shivas volubiles, les petits lieutenants signent à la suite de leur chef. Ils ont bien mangé, fort bien bu, Alger est à la hauteur de sa réputation de ville d'agréable hivernage, les coquettes dans les rues s'habillent charleston (14), leurs cheveux sont courts et leurs robes toutes simples, comme trop légères pour cet automne bien avancé. Leurs décolletés plongent en V, tellement que seuls peuvent les rattraper les profondes paraboles de leurs colliers de galalithe ou de bakélite… et les regards des hommes. Ils ne savent plus où donner de la pupille, nos aviateurs, "Allegri, ma non troppo !", s'émerveillent-ils en dépassant nos "garçonnes" algéroises… Et dire qu'ils ignorent combien de jours ils vont devoir rester ici à poireauter en attendant que soit réparé leur hydravion avarié ! "Che disgrazia !", déplorent-ils, mais avec un si large sourire qu'il nous dit exactement le contraire… La vie est belle, voler est leur passion et c'est aussi leur métier (15). Que demander de mieux ?
À droite : un modèle proposé dans la page "mode" de l'Écho d'Alger du samedi 24 octobre 1925. Cliquez ici pour voir d'autres modèles de ce mois d'octobre 1925 : http://patrimoine.editionsjalou.com/lofficiel-de-la-mode-numero_50-1925-detail-13-44.html
Alors non, en cette si belle soirée, ils ne comprendraient pas le moindre mauvais esprit de la part du misérable diseur de mauvaise aventure que je ne puis m'empêcher d'être ! Piètre et auto-proclamé "génie de lampe de bureau", et voyageur du temps de bibliothèque ! Alors chut ! Tais-toi ! Ils sont nos hôtes, poussif et atrabilaire génie, aussi convient-il de les recevoir poliment, sans lire dans leur futur, et sans les accabler de forfaits qu'ils n'ont pas encore commis. Et d'ailleurs, peut-être certains d'entre eux ne seront-ils pour rien dans les glorieuses agressions contre les peuples de Libye et d'Éthiopie ? (16)
Dessin de Jean Brua
Au vestiaire, nos aviateurs viennent de récupérer leurs casquettes, avec au dessus de la visière les deux ailes surmontées de la couronne royale, ils sortent sur le trottoir de la rue d'Isly, escortés de leur cour de compatriotes algérois admiratifs, ils se demandent un instant dans quelle direction diriger leurs pas… "Come si chiama l'albergo ?". Et de chercher le nom de leur hôtel… - Uhm… Sono sicuro di conoscere il suo nome, ce l'ho sulla punta della lingua !" Et ils rient… Pour l'instant, leur bonne étoile brille, et c'est celle de la belle brasserie de la famille Baroli dans la nuit de la rue d'Isly.
Gérald Dupeyrot.
Génie de la lampe de bureau.
Août 2013
L'article ci-dessus paru dans l'Afrique du Nord Illustrée de Noël 1925, serait un bel hommage à papa Baroli, si l'on n'y trouvait un jugement curieux : "nous avons pu apprécier l'an dernier l'hospitalité vraiment écossaise de notre Vatel algérois", peut-on lire. Pourquoi "écossaise" ? Du fait d'une addition particulièment modeste ? Ou au contraire de plats où le chiche le disputait au riquiqui ? Parce que les écossais avaient à cette époque la réputation d'un sens de l'hospitalité d'une prodigalité insensée ? Parce que pour Noël les serveurs de la brasserie servent en kilt ? L'explication n°3 semble bien la plus plausible, cette réputation s'étant depuis bien effacée au profit de son exact contraire !
Oui, ce fut un peu long, et je vous demande votre bienveillance, mais comprenez moi : c'est si difficile quand on voyage dans le passé, de n'être pas submergé par toutes ces vies et ces déferlements de moments qu'on libère. Quand on commence par tirer sur un fil et que peu à peu tout vient… Comment ne pas céder à la tentation d'essayer de vous faire partager le vertige de ce voyage dans un révolu revivifié, de vous mettre entre les mains cet écheveau vivant, serré, sectionné net, et vibrant de toutes ses fibres, fait qu'il est de cette masse grouillante de tout et de riens qui constituent la moindre coupe, le moindre prélèvement dans la trame indissociable de l'espace et du temps. Alors soyez indulgent, essayez de vous laisser aller, écoutez Gina chanter le Temps des Cerises dans son restaurant quelquepart sur une île de rêve de l'Adriatique, ou Dréan "Elle s'était fait couper les cheveux", offrez-vous - ou achetez en cadeau un flacon de ce si suave "De Vous à Moi" chez Lorenzy Palanka, le parfumeur glamour à deux pas de la brasserie de l'Étoile (ils ont dans leur réclame transformé la jeune femme romantique à l'opulent chignon Modern Style en une garçonne façon Louise Brooks), allez faire un tour du côté de notre "hydrobase" de l'Agha, souriez aux toilettes des jeunes femmes de cet automne si lointain et si proche, faites semblant - du bout des lèvres et en fermant les yeux - de goûter à une coupe de "Mousse d'Islam", ou de "Selecto", cette nouvelle boisson qui vient de sortir, montez les marches de l'Opéra et frayez vous votre chemin dans la foule du public qui se presse pour voir Lyse Charny dans Hérodiade, découvrez les nouvelles dans cet Écho d'Alger que vous parcourez assis à la terrasse du Tantonville après l'avoir acheté à un yaouled de passage, discutez avec le serveur des revendications de sa corporation dont fait état l'article sous vos yeux, hésitez entre un film de Charlot et un autre de Malec (ou de Frigo, les noms de Buster Keaton en France) avant de vous décider pour aller voir Ramon Novarro dans "l'Arabe" en ce moment au Splendid-Select (notre futur "Donyazad"), souriez à l'évocation de ces visiteurs insouciants qui ne connaissent pas leur avenir, et profitent de cette pause dans leur périple pour découvrir Alger, engloutissez-vous dans ce temps de notre ville qui vous est restitué…
Ramon Novarro et Alice Terry dans "l'Arabe".
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Nota-bene…
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(1) Mayol, qui a produit avant et durant la Grande Guerre l'essentiel des succès de son répertoire, a par la suite entamé des séries de tournées à travers le Monde. Le trajet de l'une d'elles l'a conduit jusqu'en notre ville. Le soir de ce 21 janvier 1926, il chante au Casino, presqu'en face de la Brasserie. Son tour de chant au Casino prendra fin le jeudi 12 février. Il se produit en même temps que Suzanne Valroger (dont le nom apparaît en lettres un peu plus petites que le sien, quand même). Suzanne Valroger (cliquez pour sa bio) a alors 48 ans. Elle aussi y allait de chansons "coloniales" pas tristes, comme "le Sheik dans le Grand Sahara" :
"Dans l'immense Sahara
On cherche Antinéa
On croit voir son visage
Mais ce n'est qu'un mirage
Heureux, heureux l'amant
Qui peut dire vraiment
"Ma belle Antinéa
Viens vite dans mes bras".
Autres artistes du spectacle dont ce soir Mayol est la tête d'affiche : Marbel, les 5 Racsos, Talamas, et les Livingstons (eux tous en caractères nettement plus petits). Qui dînait avec Mayol ce soir-là et a cosigné le Livre d'Or, écrivant : "Livre dort et n'en parlons plus" ? Tie Ri ? Pie Ri ?
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Mayol semblait assez familier du Casino de la rue d'Isly… Comme en témoigne la partition ci-dessus : "Haïa, chanson arabe créée par Mayol au Casino d'Alger", on peut y lire la dédicace toute de gratitude de l'auteur : "Hommage à Mr Joseph Caruana le sympathique directeur du Casino d'Alger". Doit-on se féliciter qu'en 1908 ce monument de la chansonnette, en un éclair d'inspiration absolument bouleversant, ait été pondu en notre ville ? Je vous laisse en écouter les deux versions que l'on trouve sur l'excellent site "du temps des cerises aux feuilles mortes" (cliquez), histoire que vous vous fassiez votre opinion par vous-même…
"J'ai vu des choses très épatantes en ce beau pays de houris… fatma des Beni-bouf'moissa", marchande de chandelles à Bougie dont l'oeil langoureux m'alluma…"
Enfin bon, si nos grands parents aimaient ça…
(2) En cinq ans, les lignes Latécoère viennent de multiplier par plus de 30 fois le volume de lettres acheminées entre les deux rives de la Méditerrannée (cf. "Afrique du Nord illustrée", 2 janvier 1926). 760 000 lettres, soit 15 tonnes de fret postal pour ce seul mois de novembre 1925 !
Comme on le voit sur la carte ci-dessous (parue dans l'Écho d'Alger du 26 décembre 1925), Alger était "excentré par rapport au grand axe "héroïque" de l'Aéropostale Toulouse-Tanger-Natal-Buenos-Aires. Ce qui n'empêchait pas un trafic important et la fréquentation de notre ville par des stars de la ligne (dont Mermoz) faisant modestement leur boulot quotidien de transporteur de courrier. On remarquera que les bureaux de Latécoère étaient 64 rue d'Isly, c'est à dire dans le dernier immeuble juste avant la Grande poste, là où serait le futur "Journal lumineux".
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(3) Témoin dans "l'Afrique du Nord Illustrée" du 28 novembre 1925, cet écho consacré à l'Alcyone, hydravion italien géant ayant fait escale à Casablanca le 14 novembre dans son périple Rome-Buenos-Aires. Non, ce ne sont pas les mêmes aviateurs que nos visiteurs de la brasserie de l'Étoile : le commandant de l'Alcyone s'appelle Casagrande.
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(4) L'hydrobase du Bassin de l'Agha : en cliquant sur la photo ci-dessous vous accèderez à l'un des écrans du treizième diaporama de l'ensemble documentaire considérable constitué par Pierre Jarrige sur l'aviation en Algérie française. L'hydrobase se trouvait à peu près à l'aplomb des rues de Cherbourg, de Chambery et de Châlon (toutes trois sur le bas-port), de la rue des Colons et du bas de la rue Sadi Carnot avant le Champ de Manoeuvres. Vous pouvez la dévouvrir sur ce plan de notre quartier daté de décembre 1928 (cliquez !) : entre le Grand môle et la Jetée du Sud.
cliquez pour voir l'ensemble de l'écran
Ne manquez pas d'aller prendre connaissance de l'ensemble de ce remarquable travail de Pierre Jarrige en cliquant ici. Je le remercie d'avoir bien voulu m'autoriser à "prélever" l'écran auquel vous pouvez accéder ci-dessus.
(5) témoin ce communiqué que l'on trouve tous les deux jours dans l'écho d'Alger (ici celui du 30 octobre 1925) :
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(6) Cette "Maison des Italiens" dont vous pouvez, en cliquant sur le lien, contempler la façade à différentes époques, devait par la suite devenir le cinéma "Le Français". En quelle année fut-elle construite ? Je n'ai pas encore trouvé de documents me permettant de l'établir.
(7) La Reine ne portait pas un nom de pizza, non, c'est le contraire : en son honneur, le chef napolitain Raffaele Esposito avait en 1889 appelé une nouvelle création "pizza Margherita". Elle avait pour particularité (la pizza, pas la Reine) de présenter les trois couleurs du récent drapeau de l'Italie unifiée : vert, blanc, rouge (basilic frais, mozzarella et tomate). La Reine par contre ne fut pour rien dans l'appellation du cocktail Margarita. Rien à boire ! Euh, rien à voir.
(8) Vous me direz - et vous aurez parfaitement raison - que j'aurais pu me rendre sur le site internet "Gallica" de la Bibliothèque nationale, et consulter les numéros numérisés de L'Afrique du Nord Illustrée. Et là, dans le numéro daté du 30 octobre, j'aurais trouvé l'article que vous pouvez consulter ici en agrandissant l'image :
cliquer pour agrandir et lire l'article
Ça n'aurait déjà pas été mal, mais avec l'Écho d'Alger, on aura quand même eu bien davantage de précisions ! La reproduction de la photographie ci-dessus, comme celles de plusieurs articles reproduits ici, est vraiment pourrie - et c'est bien dommage, je vous l'accorde - , la faute en revient aux microfilms de piètre qualité utilisés pour matière première de cette mise en ligne sur le site de Gallica, et aux appareils de reprographie inadéquats - c'est un euphémisme - mis à la disposition des lecteurs de la Bibliothèque Nationale.
(9) "Alger-Étudiant", le bulletin de l'Association Générale des Étudiants d'Alger. On trouve dans le numéro de novembre 1925 la réclame suivante :
cliquer pour agrandir l'annonce
(10) Pour se souvenir de cette guerre, vite, un petit tour sur Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Libye_italienne
(11) Pas un jour ou presque sans que l'Écho d'Alger, comme les autres quotidiens français, ne fasse mention des opérations militaires que la France mène au Maroc.
Encore ce vendredi 23 octobre dans l'Écho d'Alger, on trouve l'article suivant :
cliquer pour agrandir
Et comme on peut le lire, "notre" aviation, comme l'aviation espagnole d'ailleurs, n'y allaient pas de main morte ! (si l'on peut dire). Le 19e corps, stationné en pays Brane Kelkes, sera bientôt ramené sur Alger en janvier 1926. L'Écho d'Alger rapportera dans son édition du dimanche 10 janvier 26 la "grandiose réception" donnée au Foyer du Théâtre municipal en l'honneur de ces troupes de retour du Maroc et de leur chef, le Général Boichut. C'est à lui qu'en mai 1926 se soumettra Abd el-Krim
Sur cette guerre, on peut consulter ici l'article que lui consacre Wikipedia. On y apprend, entre autres joyeusetés que la première bombe "chimique" (c'est toujours d'actualité en cet été 2013) larguée d'avion (100 kilogrammes de gaz moutarde) le fut au cours de l'été 1924 par l'aviateur Hidalgo de Cisneros depuis son Farman F60 Goliath.
(12) Pour être complet, il faut dire que les guerriers des tribus éthiopiennes n'étaient pas des tendres, et les lois de la guerre ne les embarrassaient pas outre-mesure. C'est aussi ce que nous laisse entendre Hugo Pratt dans l'épisode "Les Éthioniques" des aventures de Corto Maltese.
Mais les instructions de Mussolini à ses troupes avant même l'invasion seraient claires : les Italiens allaient bien "commencer" les atrocités les premiers ! En retour, leurs soldats subiraient les mêmes traitements que les Éthiopiens infligeaient à leurs adversaires lors des luttes tribales locales. Vers la fin du mois de décembre 1935, un pilote italien, Tito Minniti, aura les doigts mutilés, puis sera castré avant d'être tué. Son corps sera découpé en morceaux et sa tête, plantée sur une baïonnette, envoyée à Degehabur, au QG des troupes mussoliniennes.
C'est un épisode que nous racontera dans son album "Bab el-Mandeb" le grand dessinateur de bande dessinée Attilio Michelluzzi (lui-même fils d'un général d'aviation italien de cette époque !) avec son réalisme d'autant plus glaçant et cruel qu'il est sans affectation ni pathos. Un sens des dialogues et du découpage exceptionnels, joints à un dessin à la fois habile et d'une belle expressivité : voilà pourquoi il faut lire les BD de Michelluzzi, oeuvres littéraires à part entière, rares et phares dans la médiocre et déprimante production du genre depuis une trentaine d'années. De lui, je vous recommande aussi sa "Petra Chérie", une bien belle ode à une héroïne féminine !
(13) Pour être justes et exacts, précisons qu'en face des 400 avions italiens, tous modernes et pilotés par des équipages entraînés, la flotte éthiopienne ne comptera que onze avions, dont huit en service, principalement utilisés pour les transports. L'Italie jouera pleinement de sa supériorité aérienne : bombardements des villes et des troupes en retraite, utilisation du gaz moutarde. Cet avantage des forces de Mussolini sera tristement chanté en un poème éthiopien de l'époque :
Seraient-ils venus par Adoua, par Gonder,
Ils n'eussent jamais mis les pieds chez nous.
Mais ils ont emprunté le chemin du ciel,
Une contrée qui nous est inconnue.
Pour se rafraîchir la mémoire, un petit tour sur Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Seconde_guerre_italo-%C3%A9thiopienne
(14) Eh oui, en 1925 nous sommes au coeur des "années folles" ! La grande exposition "Arts décoratifs et industriels modernes", qui à Paris durait depuis avril, vient tout juste de fermer en ce mois d'octobre, elle a consacré un style et un art de vivre qui imprègnent l'époque.
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Fin novembre prochain, Maurice Chevalier chantera "Valentine", et l'an dernier Dréan a fait un tabac avec "Elle s'était fait couper les cheveux". Le séisme produit par le roman à scandale de Victor Marguerite "La Garçonne", paru en 1922 (la librairie À Notre Dame accepta t-elle de le mettre en vente ?) n'a pas fini de produire ses répliques ! Décidément, la femme nouvelle est en marche, ce sera une longue marche… Au moins toute la rue d'Isly et retour.
Mais dans les bals d'Alger on danse bien davantage sur des airs de java que sur le Charleston nouveau-venu. "La plus bath des Javas" de Georgius renouvelle le genre. Ah ! Quelle superbe trouvaille que le "Ah Ah !" repris en coeur au refrain ! Suivi de l'enjôleur "Écoute ça si c'est chouette !". Plus encore que la décennie du Charleston, du Black-Bottom, et du Tango, importé avec succès vers 1913, les années 20 auront d'abord été celles de la Java !
À propos de remue-ménage des moeurs, c'est ce mois-ci, le 2 octobre 1925, que Joséphine Baker, arrivée depuis à peine quelques jours en France, est passée en première partie dans la Revue nègre au Music-Hall des Champs-Élysée : vêtue d'un simple pagne de bananes, avec une furie suggestive sur un rythme de charleston, elle danse la musique et la danse en train de s'imposer. Oui, en ce temps-là, le mot "nègre" n'était pas un gros mot, c'était un beau mot ! Depuis, le "politiquement correct" et l'américanisme "nigger" sont passés par là !
C-dessus cette somptueuse oeuvre de l'affichiste Paul Colin marqua la première apparition de Joséphine Baker à la Revue Nègre. D'autres du même Colin suivront, toutes superbes !
(15) Qui plus est, depuis quelques années, l'Italie n'a t-elle pas fait la démonstration aux yeux du Monde du talent de ses ingénieurs et de ses pilotes ? D'abord en lançant des raids comme celui que vivent nos visiteurs de passage, ou comme celui de l'Alcyone rappelé dans la note 3 ci-dessus.
En ce moment même le commandant italien Francesco de Pinedo n'est-il pas en train d'achever son tour du Monde en hydravion, un Savoia Marchetti S.16, biplan de cinq places transformé en biplace ? Parti d'Italie le 20 avril 1925 accompagné du mécanicien Ernesto Campanelli, il y sera à nouveau dans quelques jours, le 7 novembre, après un parcours de 55 000 kilomètres, bouclé en 202 jours et 370 heures de vol ! Parcours qui les aura conduits de la capitale italienne à Tokyo et retour, en passant par l'Australie. À l'époque, comme ça faisait rêver !
Un Savoia-Marchetti S 16.
Ensuite, l'Italie démontre sa maîtrise de l'air en participant à la "Coupe Schneider", que ses hydravions remportèrent en 1921 et en 1922. Même si depuis la coupe leur a échappé. Nos pilotes de "Savoia", lors de leur séjour à Alger ont dû, soit par les radios soit par les journaux, rester aux aguets des résultats de la course de cette année qui se dispute justement ces jours-ci à Baltimore. Mais le 28 octobre, patatras, la nouvelle tombe sous forme de la brève ci-dessous dans l'Écho d'Alger : ne voilà t-il pas qu'à nouveau la coupe leur est passée sous le nez !
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C'est cet américain sur son Curtiss, qui la leur a à nouveau soufflée ! "Porca miseria !", la brève ne fait même pas allusion aux concurrents italiens ! Giovanni De Briganti sur son Macchi M.33 s'est quand même classé troisième, non ? Mais en 1926 on va voir ce qu'on va voir ! Ils en sont si fiers, de leurs hydravions, nos tout beaux militaires !
Cette période insouciante et romantique de leur histoire nous est magnifiquement évoquée par Hayao Miyazaki dans son dessin animé "Porco Rosso". Le héros qui porte ce nom (Porc Rouge), pilote italien des années 20, est en fait censé s'appeler Marco Pagotto.
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Si vous regardez ce film, jamais vous ne préfèrerez d'autre version du "Temps de cerises" que celle que nous chante la belle Gina.
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(vous ne le regretterez pas)
(16) Ou contre les tribus fanatiques de ces contrées arriérées ? Oui oui, on peut aussi dire ça comme ça… C'est bien - n'est-ce pas - ce que raconte la propagande du Duce ? Comment dit-on Fly-Tox et comment dit-on vermine en italien ? Et "femme-objet" ? Et "esclave sexuelle" ? Comme l'écrivait Kipling, qu'il est pesant le fardeau de l'Homme blanc ! Surtout celui du gars devant le guichet du bureau de poste !
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Ci-dessus, deux cartes postales d'une série éditée au milieu des années 30, dessinées par le très populaire dessinateur et auteur de bandes dessinées Enrico De Seta. Le reste de cette peu ragoûtante série peut "s'admirer" par-ci par-là sur le Net.
Boisson en vogue ces temps-ci : un mousseux répondant au nom bizarre de "Mousse d'Islam", comme on le voit avec cette réclame parue dans l'AFN illustrée du 28 novembre 1925. Le dessin en est de Charles Brouty.
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