Fregolis de quai de gare
Général Louis Berteil.
Illustration de Jean Brua.
Petite introduction du G.D.L.L.D.B.
Vous aviez eu un premier contact sur Es'mma avec le Général Berteil en 2019, pour un texte tiré de son livre "l'Armée de Weygand" (cliquez pour le relire). Souvenez-vous, il s'agissait d'une torpille allemande extrêmement puissante et dangereuse qui menaçait de souffler tout le quartier d'Hussein-Dey, épisode qui eût pu être tragique, mais que les tergiversations de nos alliés américains et l'humour du général avaient transformé en une scène burlesque.
À côté de considérations historiques, militaires, geo-stratégiques, Louis Berteil fait ainsi dans son livre la démonstration de son esprit d'observation, de sa propension à considérer aussi les grands évènements par le petit bout de la lorgnette, et de son goût pour ces anecdotes souriantes qui viennent alléger le grave et le sérieux de l'Histoire avec un grand H. Sans qu'elles perdent rien de leur signification historique. Ainsi, ci-après, en quelques lignes, il nous livre une scène qui symbolise le passage d'une armée française à l'ancienne à une armée modernisée prête à se lancer dans les campagnes qui assureront ses succès et sa gloire. Je vous laisse avec ces Fregolis de quai de gare ! (attention, je n'ai pas écrit « frais Gaullistes de quai de gare », la plupart d'entre eux étant plutôt des fidèles de Weygand, de Giraud, ou juste des patriotes, plutôt que des Gaullistes de fraîche date).
Le lieu de l'action (avec quelques décennies d'avance)
Fin août nous étions toujours dans les monts de Tlemcen et nous avions reçu tout notre matériel à l'exception de l'habillement, quand la Division fut brusquement alertée et dirigée à grandes étapes sur Oran, puis par voie ferrée sur Alger.
C'était l'affaire de Corse qui nous valait cette poussée fébrile.
À la suite du désastre de Tunisie, puis de la perte la Sicile, la Maison de Savoie régnante en Italie et les grands intérêts qui dirigent ce pays avaient compris, bien avant les Allemands, qu'Hitler avait perdu la guerre et que le moment du demi-tour italien traditionnel était arrivé pour ne pas se trouver à la paix dans le camp des vaincus.
"Monseigneur le Duc de Savoie est rarement pendant la paix de même côté que pendant la guerre, ou, si cela lui arrive, c'est qu'il a changé deux fois de parti" écrivait Saint-Simon il y a près de trois siècles. Aussi Mussolini et son équipe fasciste, qui se réduisait d'ailleurs comme une peau de chagrin, avaient-ils été renversés par une révolution de palais et le Maréchal Badoglio, favorable aux Alliés, appelé au Pouvoir. Il avait immédiatement engagé des pourparlers secrets avec Londres et Washington, mais pas avec Alger, pour faire admettre et marchander la valeur de la volte-face italienne.
Voulant profiter des circonstances et craignant, non sans quelques raisons semble-t-il, que la Corse ne constitue, sans notre avis ni le sien, une monnaie d'échange offerte gracieusement à l'Italie par nos "Alliés" (1), le Général Giraud avait envisagé de la libérer avec des moyens et des bateaux exclusivement français, car bien entendu ni les Américains ni les Anglais ne voulaient de l'opération.
Grâce à des transports d'armes effectués par sous-marins nous avions organisé et armé des maquis de partisans. La 4ème D.M.M. était désignée avec le bataillon de choc et trois tabors de goums pour former ce corps expéditionnaire. Les tabors, le bataillon de choc, le 1er R.T.M., le 4ème Saphis marocains et un groupe d'artillerie de montagne sous le commandement du Général Henry Martin débarquèrent les premiers en Ajaccio, dès la capitulation de Rome, et reçurent la reddition des troupes occupantes, toutes italiennes. Ces dernières nous remirent leurs moyens de transport et prêtèrent un certain concours à nos actions contre les forces allemandes de Sardaigne qui faisaient retraite le long de la côte orientale pour aller s'embarquer à Bastia. Du fait de ce départ rapide, le reste de la Division resta finalement en Algérie, mais son faux départ fut l'occasion d'une brillante démonstration du système D.
Au moment où mon régiment arrivait par voie ferrée en gare de Maison-Carrée on nous prévint que le train qui contenait tout l'habillement neuf qui nous était destiné était en gare… Or nous devions embarquer à la nuit sur des croiseurs et il était cinq heures du soir.
Le train de vêtements fut déchargé par des équipes de prisonniers sur un quai de la gare, les ballots de vêtements furent éventrés et leur contenu réparti en monceaux sur cinq ou six cent mètres.
Le régiment fut rassemblé sans arme ni équipement sur un quai parallèle et chaque chef de section reçut la liste complète du paquetage individuel que devait détenir chacun, officiers et sous-officiers compris.
À un signal tout le monde se déshabilla intégralement à la seule exception du slip réglementaire et déposa à terre tous ses effets français, puis à un autre signal les quatre mille hommes du régiment changèrent de quai en traversant la voie ferrée dans le costume indiqué et se mirent en devoir de s'équiper eux-même des pieds à la tête cherchant chaussures, guêtres, pantalon, vareuse, chemises, etc… à leur taille dans les tas de vêtements américains.
Les chefs de section vérifièrent que chacun avait bien tout ce qu'il lui fallait et rien que son dû, s'assurant que des malins n'avaient pas enfilé trois chemises l'une sur les autres ou deux pantalons… rectifièrent les "erreurs" et firent opérer les réajustements de taille nécessaires. En deux heures tout était terminé. Selon les errements habituels, l'opération aurait demandé deux jours au moins… mais ce strip-tease de quatre mille hommes se débattant au milieu des problèmes de l'ajustement de tenues nouvelles était assez imprévu, en plein jour, dans une gare située au centre de la ville ! … Toute la population était aux barrières !
Nos techniciens américains, qui, évidemment, n'avaient pas participé à ce "show de masse" étaient complètement ahuris, ce qui ne les empêcha pas de prendre force photos qu'ils revendirent fort cher à des agences de presse américaines.
Nous fûmes prêts à embarquer à l'heure voulue, mais c'est le contre-ordre qui arriva et l'on nous mit en cantonnements, d'abord à Fort-de-l'Eau, puis dans la région de l'Arba. Ce fut encore quatre mois d'attente et d'entraînement intensif.
(1) Déjà le 2 novembre 1942 (d'après une déclaration publique du Général Franco aux Cortez le 19 mai 1949), Churchill avait proposé à l'Espagne le Maroc français en échange de sa neutralité et si elle s'opposait à l'attaque de Gibraltar par les Allemands.
Général Louis Berteil
"L'armée de Weygand"
éditions Albatros, 1975.

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