torpille_21_novembre_1942



21 novembre 1942

Rencontre éliminatoire à Hussein-Dey :
Badjocs contre Louettes !


Par le général Louis Berteil
(1904 - 1979 )
extrait de son livre "L'armée de Weygand".

Dessin de Jean Brua, petite intro du G.D.L.L.D.B.



   Petite intro : quand j'ai eu fini de lire "L'armée de Weygand", je me suis dit d'abord que c'était un bouquin sacrément passionnant et bien écrit. Ensuite, que ce serait dommage de ne pas faire profiter nos Es'mmaïens de trois ou quatre de ses passages les plus drôles et évocateurs. Aussi sec, je me suis mis en quête des héritiers du général Berteil, du moins de ses ayant-droits. Rien sur Internet. J'ai laissé des messages sur les pages des quelques Berteil que l'on trouve sur Facebook. Réponses négatives. J'ai même contacté la très huppée maison Berteil de la place Saint-Augustin à Paris, habilleurs de haut de gamme bon chic bon genre, discrets fournisseurs de suprêmes vêtures alliances de copurchic et de cossu : non Monsieur, le général n'est pas de notre arbre généalogique, me fut-il répondu. Du moins pas des branches qui nous sont connues. J'ai laissé un mot sur le site de son dernier éditeur connu : pas de réponse. Je vais continuer à chercher, mais comme je ne pense pas léser qui que ce soit en le faisant, je publie sans attendre l'extrait qui suit. Des fois qu'il vous plaise… Ça m'encouragerait à poursuivre mes recherches d'autorisation pour la publication de quelques autres passages de cette "Armée de Weygand". Attention, trois coups, ça commence…


   Le 17 novembre nous avions engagé délibérément les hostilités contre les Germano-Italiens dans la région de Gafsa et les 18 et 19 novembre les combats victorieux, quoique défensifs de nos troupes à Medjez-el-Bab, marquèrent de facon irrévocable notre retour sur les champs de bataille.

   En Alger également cette réouverture des hostilités fut marquée de manière probante. En effet, cette nuit à vingt heures, la ville connut son premier bombardement aérien. Une deuxième alerte et un deuxième bombardement eurent lieu dans le milieu de la nuit. Chaque fois il y eut sept ou huit avions.

   Le 19 il y eut trois alertes et deux bombardements, le lendemain quatre alertes et quatre chutes de bombes.

   Dans la nuit du 21 les raids se succédèrent a une telle cadence qu'il n'y eut pratiquement pas de répit et des bombes tombèrent sur le port, sur la ville et sur la banlieue.

   Aussi la population se réfugiait-elle dans les abris dès la tombée du jour et y restait jusqu'au matin… mais bien des gens demeuraient chez eux se fiant à leur chance.

   C'était dur, mais pas comparable au Blitz de Londres. Nos visiteurs nocturnes ne cherchaient d'ailleurs pas à écraser systématiquement la ville. Ils visaient essentiellement le port et les bateaux, mais harcelés par la D.C.A. et par la chasse de nuit, ils se délestaient de leurs bombes un peu au petit bonheur, il y eut en ville pas mal de maisons touchées et des victimes. Le Gouvernement Général, la caserne d'OrIéans, la rue d'lsly, le couvent de Notre-Dame d'Afrique furent les points où il y eut le plus de dégâts, de morts et de blessés.

   À partir du début de décembre la mise en place de très nombreux et très variés moyens de protection et de défense : ballons, batteries de fusées, chasse de nuit guidée par radar, réduisirent sensiblement le nombre et la longueur des alertes. Ces moyens étaient essentiellement là pour assurer la défense du port et du Quartier Général du Général Eisenhower, commandant en chef le théâtre des opérations de la Méditerranée, qui s'était installé à I'hôtel Saint-George. Les alertes s'espacèrent ; mais il y en avait néanmoins chaque fois qu'un convoi arrivait dans le port. L'habitude fut prise, ces soirs-là la population gagnait spontanément les abris dès la tombée de la nuit et s'y cantonnait jusqu'au jour.

   Le bombardement du 21 novembre fut marqué par un épisode comique. Après l'alerte et le bombardement, des ouvriers qui arrivaient pour prendre leurs postes de travail au parc d'artillerie d'Hussein-Dey trouvèrent la toiture d'un atelier défoncée et dans celui-ci, couché sur un lit de débris, un monstre d'acier poli "made in Germany" arrivé dans la nuit et qui n'avait pas éclaté. Cette bombe se présentait sous un aspect passablement insolite. C'était un long fuseau d'acier de plus de cinq mètres de long sur 80 à 90 centimètres de diamètre. Il se terminait à l'une des extrémités par un museau camard et renflé, à l'autre par deux hélices de taille médiocre et un double gouvernail. Des ailerons courts et mobiles sortaient de ses flancs.

   Le service spécialisé américain alerté arriva rapidement avec ses experts. Ceux-ci indiquèrent qu'ils allaient procéder au désarmorcage de la bombe et demandèrent que 1'on fasse évacuer le quartier. Les habitants des immeubles voisins, qui venaient de rentrer chez eux après l'alerte nocturne, reprirent leurs baluchons et regagnèrent les abris.

   Au bout d'une heure de cogitation intense, les experts américains avouèrent leur ignorance de ce type de bombe et dirent qu'ils ne voyaient pas d'autre solution que de faire sauter l'engin avec des pétards. Les Français de l'arsenal leur représentèrent que la charge de la bombe était certainement considérable, que les dégâts seraient graves et étendus, et qu'avant d'en venir à cette extrémité il fallait retirer les appareils et toutes les machines-outils qui se trouvaient dans Ie voisinage et qui nous étaient indispensables. Ils pensaient quant à eux qu'il valait mieux essayer encore de désamorcer la torpille. Les Américains se retirèrent alors en leur en laissant ce soin et les habitants rentrèrent chez eux.

   Comprenant qu'il s'agissait sans doute d'une torpille marine tombée à terre ou d'une bombe amphibie, le directeur du parc fit prévenir l'Amirauté pour qu'elle envoie ses spécialistes. Malheureusement ceux-ci étaient hors d'Alger et il fallait attendre leur retour en fin de journée.

   Au milieu de la matinée les Américains revinrent en disant qu'ils avaient trouvé une solution ! Ils demandèrent que l'on fasse évacuer le quartier et, pour la deuxième fois, les habitants se replièrent vers les abris…

   Le directeur de l'Arsenal accourut et les Américains lui expliquèrent qu'ils allaient découper la bombe avec des scies à métaux mues électriquement… Il représenta à ces "experts" que si la bombe était à amorcage magnétique ils allaient tout faire sauter… Après une heure de palabre ils convinrent que le directeur avait raison et se retirèrent… Les habitants revinrent chez eux…

   Au début de l'après-midi les Américains revinrent en force avec tout un cortège de techniciens et de soldats de la Military Police… Le directeur était allé dejeuner… Avant qu'il puisse revenir, les M.P. faisaient une fois de plus évacuer le quartier… Nos alliés avaient trouvé une solution géniale ! Ils voulaient ouvrir la bombe au chalumeau oxydrique!

   Il fallut encore parlementer, leur faire comprendre que promener une flamme à plus de quinze cents degrés sur les flancs d'une masse d'un explosif inconnu risquait de provoquer des phénomènes parfaitemcnt désagréables…

   Après une nouvelle discussion rendue encore plus difficile par le manque de compétence des interprètes ou leur ignorance des termes techniques, et plus longue par la nécessité de rester courtois, les experts américains se retirèrent en laissant aux Francais la responsabilité de la bombe, mais demandèrent avec beaucoup d'insistance d'être prévenus dès que nos spécialistes seraient là. Ils désiraient absolument savoir ce qu'il y avait dans cet engin et avaient manifestement peur que nous voulions le leur cacher.

   Le soir deux techniciens de la Marine française arrivèrent et en quelques minutes, à la profonde stupéfaction des Américains que l'on avait convoqués pour l'autopsie, démontèrent la bombe et la rendirent inoffensive.

   C'était une torpille marine destinée à être lancée par avion dans un port ou une rade. Après son contact avec l'eau elle prenait automatiquement une certaine profondeur d'immersion et évoluait en spirales de plus en plus larges jusqu'à ce qu'elle heurte une coque. Elle explosait alors. Si elle ne rencontrait aucun obstacle, une fois vides les réservoirs d'air comprimé qui lui donnait sa force motrice, elle basculait, quatre antennes surgissaient de son nez et elle devenait une mine flottante dérivant au gré des courants. Elle contenait six cents kilos d'un explosif extrêmement puissant.

   Les deux tiers de la coque étaient remplis par une extraordinaire machinerie précise et délicate comme une montre… une merveille de mécanique.

   Les Américains admirèrent beaucoup, prirent des photos, félicitèrent nos techniciens et… quelques mois après, une revue spécialisée de l'U.S. Navy expliquait le principe et le fonctionnement de cette torpille que "leurs experts" avaient désamorcée et démontée en Alger !

Louis Berteil
"L'armée de Weygand"
éditions Albatros, 1975.