La Traversée
(première partie)




Par Jean-Louis Jacquemin
(ici en 1956)



I

De Dunkerque à Tamanrasset...



   Au Nord, la Méditerranée, omniprésente, barrait notre horizon de bleu intense et parfois d'or liquide. Elle était le miroir de notre joie de vivre. Nous lui appartenions.

   Mais cet horizon n'était pas le bout du monde. En face, nous le savions et nous la devinions quand notre regard se portait au loin, il y avait l'autre visage de nos références, l'autre versant de notre fidélité : la France.

   La France ! Que de tendresse dans notre coeur, de respect et de fierté à ce simple mot !

   Ce "cher pays" n'était pourtant pas, comme dans la chanson de Trénet celui de notre enfance mais celui de nos vacances et de notre re-paysement périodique.

   Pour certains c'était une découverte. Un monde délibérément choisi dont ils abordaient avec curiosité les usages et les paysages éternels, les clichés de leurs livres d'école s'animant tout d'un coup sous leurs yeux. Et ils s'étonnaient d'un rythme de vie séculaire si étranger à la trépidation joyeusement effervescente de leur quotidien. Pour d'autres, j'en étais, c'était le retour aux sources, l'appel des vieilles racines familiales, la ré-appropriation émue du terroir des ancêtres, la pratique enfin réalisée des traditions amoureusement et fidèlement transmises par les grands-parents.

   Il fallait donc, de temps à autre, traverser.

   Qui nous rendra le charme, deux fois par an, de cette transition sur fond de croisière entre les deux mondes que nous aimions ? La Méditerranée était le couloir de nos vacances et la traversée l'intermède nécessaire pour raccorder entre eux deux styles de vie qu'à défaut d'un océan, une mer séparait.

   Ces courtes traversées (36 heures d'abord, 18 heures ensuite) furent en dehors de quelques "coups de tabac" dans le golfe du Lion, des parties de plaisir.

   Les vrais coloniaux, ceux d'Afrique Noire, se souviennent toujours avec ennui des interminables trajets maritimes pour rejoindre le "poste", cabotant de port en port dans une chaleur étouffante le long de côtes sans intérêt, parfaitement désoeuvrés sur les ponts encombrés de fret de cargos mixtes ou de paquebots vétustes dont le confort de cabine était rudimentaire, la table médiocre et les rapports humains limités.

   Nous n'étions pas en poste. Nous habitions une patrie bicéphale où la récréation dans "l'autre moitié" s'achetait au prix d'une journée de détente sur un paquebot de luxe.

   Bien sûr la carte postale ne fut pas toujours aussi belle.




J'ai la parfaite conscience que notre vécu par rapport à ce paradoxe et à ces pèlerinages était aussi varié que nos origines. Mais j'ai toujours été frappé de la ferveur qui était collectivement la nôtre vis-à-vis du modèle français et de l'attachement presque douloureux (car si peu partagé) que nous manifestions, quelles que fussent nos origines, pour la Mère-Patrie française si âprement défendue en 14-18 et en 39-45. Je précise que la majorité des Kabyles et des Arabes que j'ai pu côtoyer ressentaient confusément les mêmes sentiments et ont tenu à me l'exprimer à un moment ou à un autre, y compris pour certains longtemps après. Beaucoup avaient consenti les mêmes sacrifices et en possédaient les médailles.




Alger : les embarcadères de la "Mixte", à droite et de la "Transat" à gauche, au début du XXème siècle.
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II

Le temps de l'après-guerre




Le Ville d'Alger, "le paquebot le plus rapide de la Méditerranée, Alger à 20 heures de Marseille".

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   Je me souviens très bien des premières traversées de l'après-guerre. Elles furent difficiles. La ligne venait d'être rétablie. Les candidats étaient nombreux et les navires en réfection ou fatigués. "Ville d'Oran" et "Ville d'Alger", auréolés de gloire, rentraient du front de l'Atlantique couverts de médailles mais gardaient les stigmates des transports de troupe qu'ils avaient été : confort de bidasses, salons démontés, équipements allégés, machines fatiguées. Pourtant, ils étaient pris d'assaut.

   Les places étaient chères à tous les sens du terme. Malgré ses accointances d'exportateur dans le monde maritime mon oncle avait eu bien du mal à nous en obtenir.

   L'embarquement en 1946 sur la Ville d'Oran fut épique. La cohue, les tonnes de bagages, l'attente interminable, le contrôle tatillon avec vaccination sauvage contre la variole de ceux dont le certificat semblait douteux (pas de cicatrice visible) et l'humiliation obligatoire du soufflet à poudre DDT sous les bras. La ruée sur la passerelle ; les ponts et les coursives encombrés de voyageurs en surnombre qui cherchaient désespérément une couchette... pour finalement passer la nuit au milieu de leurs bagages.

   Pourtant j'étais aux anges. J'avais 8 ans et je décidai que j'adorais les bateaux. Je n'avais pas le mal de mer (la houle fut très sèche dans le golfe du Lion) et mon grand-père, qui avait été marin, en conçut quelque fierté ; moi aussi.

   Je pris possession de ma cabine avec une sorte de volupté. Ce champ clos, cet espace privatif protégé au centre du bateau (c'était une modeste cabine de troisième) me parut un pré-carré que j'avais cependant à partager avec ma soeur, une cousine aînée et une vieille tante adorable. J'eus le privilège d'une couchette supérieure et j'escaladais l'échelle avec allégresse. J'installais ma provision de livres dans le filet accroché au mur, m'entraînais au maniement de la veilleuse et fis le tour de mes sensations. C'était à la fois celles d'un cocon rassurant et d'une superbe machinerie en marche.

   On percevait en toile de fond la trépidation, légère et régulière, des machines dont le bourdonnement étouffé et lointain suffisait à confirmer l'impression d'avancer inexorablement. Elle faisait tinter par intervalles le verre à dents dans l'alvéole métallique de la tablette du lavabo et ce petit bruit vite familier berça ma nuit enveloppée dans la tiédeur que diffusait la bouche d'air, juste au-dessus de ma tête, avec un chuintement insistant. Je devenais familier de cette fragrance composite, mélange subtil de tôle, de peinture chaude, de linoléum, d'air trop sec, de désinfectant et de relents de cambuse qui identifie, reconnaissable entre toutes, l'odeur d'un paquebot en marche. En prime, la sensation d'être isolés au milieu des flots, seuls dans l'immensité, ajoutait à ce tableau tout le piment d'une possible frayeur primale. Voyager en bateau, décidément, avait du style...

   Arrivé à Marseille je regardais de tous mes yeux le château d'If cherchant la silhouette d'Edmond Dantès, constatait qu'il n'y avait pas de sardine à l'entrée du vieux port et jetais un oeil intéressé à Notre Dame de la Garde qui ne me parut pas, cependant, en mesure de détrôner dans mon admiration celle de Santa Cruz ou Notre Dame d'Afrique.

   Le débarquement fut pire encore que l'embarquement : une cohue indescriptible dans la gesticulation inefficace de porteurs marseillais aux accents sonores et à la casquette galonnée comme des amiraux, des formalités interminables... Pour finir l'attente pendant des heures du fameux "train-paquebot". Les vieilles locos à vapeur crachaient plus d'escarbilles que de fumée et le trajet jusqu'à Narbonne fut éprouvant mais j'étais heureux d'être en France et, entre les escarbilles, regardais de tous mes yeux.

   En 47, la Mixte rouvrit la ligne de Port-Vendres, plus commode pour nous, avec un "Président de Cazalet" qui sortait juste de carénage rudimentaire dans un chantier anglais. Dans la pénurie on y avait monté une hélice non conforme et la plage arrière vibrait désagréablement. L'embarquement fut animé et le débarquement cauchemardesque dans une improvisation manifestement totale. Le train paquebot bondé, attendit plusieurs longues heures sous un soleil de plomb. Cloués sur place, nous fûmes méthodiquement rançonnés par les naturels du pays qui nous tendaient par les fenêtres fruits et eau minérale au prix du lingot d'or. Le voyage jusqu'à Toulouse fut éreintant.

   La traversée du retour fut pire encore. Les dockers et le personnel de navigation s'étaient mis en grève. Ce fut une nuit d'attente interminable, avant de pouvoir embarquer, dans un Port-Vendres envahi par les passagers saouls de fatigue gisant partout au milieu de leurs bagages dans un chaos indescriptible où la possession d'une simple chaise de café était un luxe qu'il fallait disputer à chaque instant et accepter de partager de temps à autre.

Le Ville d'Oran (affiche)
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Suite : La traversée, deuxième partie (cliquer ici).

Le "Gouverneur Général Chanzy".



Le Ville d'Oran




Un paquebot que la légende de la photo désigne comme le Ville d'Alger... mais qui semble bien être le ville d'Oran (une seule cheminée !)




...et un autre Ville d'Alger (selon la légende), à deux cheminées, cette fois !




Et à nouveau le Ville d'Alger...


Une partie des images proposées sur les quatre écrans de "La traversée" nous viennent de l'auteur. D'autres de différent(e)s camarades : Annie Acier, Jean-Louis Arrignon, Jean-Paul Follacci, Dédé Géor, Bernard Venis... D'autres enfin du Centre de Documentation Historique sur l'Algérie (CDHA). Qu'ils en soient remerciés.

Nous en devons une autre partie au merveilleux site sur les paquebots

http://www.simplon.co.uk/

Nous convions tous nos visiteurs à aller jusque là. S'ils sont accros des voyages maritimes, nul doute qu'ils le compteront au nombre de leurs sites préférés.