Longtemps j'ai cru que telle une Mata-Hari frémissante d'amour et de dévouement pour l'homme de sa vie, Odette avait puissament intrigué (que de ruses, que de relations à faire jouer !) pour obtenir ce poste crucial. Imaginez ! Il y a un million et demi de prisonniers. Dans leurs camps d'Allemagne, ils vont au fil des ans souffrir de plus en plus, en même temps que les populations allemandes, de la pénurie croissante, de nourriture mais aussi de tout le reste : de savon, de dentrifrice, de lames de rasoir, de chandails chauds (vous imaginez un algérois qui passe son premier hiver du côté de la Baltique ? Ou en Bavière ? Et quand il va en être à son cinquième ?).
Pour une mère, une soeur, une épouse, occuper une fonction qui consisterait à préparer directement les paquets destinés à "son" prisonnier et à les lui adresser serait évidemment inespéré, plus enviable que n'importe quoi en cette année 1940, un rêve avec une probabilité de se réaliser de l'ordre de celle de gagner le Gros Lot à la Loterie Nationale ! Ça permettrait de faire de son chouchou un vrai petit coq-en-pâte ! Une oasis de pleinitude dans un désert de pénurie ! Un parmi un million et demi ! Le rêve de toutes les mères, de toutes les femmes de prisonniers ! Et maman avait réussi !
Mais non, maman était rentrée là comme elle serait rentrée n'importe où ailleurs ! "Juste la chonce", comme dit l'ami Alexandre (Faulx-Briole) ! Inutile de dire que papa ne manqua de rien. Ou en tout cas aurait dû ne manquer de rien…
Parce qu'il aurait fallu que papa soit là quand les colis arrivaient ! Voilà le HIC, avec papa : il ne tenait pas en place. Une bougeotte due à ses successives et certainement pas très organisées tentatives d'évasion. C'est seulement la septième qui sera la bonne, et encore, ça sera en pleine débâcle du front ouest en 1945. C'est tout mon papa, ça : plus de panache et de furia que de tactique et de préparation. Et chaque tentative, quelque soit sa durée, était sanctionnée. Souvent par un transfert vers un nouveau camp où la surveillance était toujours plus sévère et le travail plus rude.
Le résultat, c'était que les colis, quand ils l'atteignaient, après l'avoir pisté d'adresse périmée en courant d'air (et s'ils l'atteignaient), ne contenaient plus grand chose de mangeable. Les biscuits de guerre, déjà pas très comestibles au départ, étaient tout à fait jetables à l'arrivée. Quand maman arrivait à lui dénicher une paire de chaussures, article rarissime par ces temps de restrictions et de tickets de rationnement, le règlement (astucieux, disons-le) prescrivait, pour éviter les vols sur le trajet des colis, de ne pas mettre les deux dans le même paquet ni dans le même envoi. Résultat : papa reçut plusieurs pieds gauche et un pied droit, mais d'une autre paire que les pieds gauches. Très astucieux comme on voit.

Voici une photo de papa en Allemagne. En Bavière je crois… C'est le début de la guerre, les Allemands sont vainqueurs, être prisonnier c'est encore très très supportable. Papa se reconnaît parce qu'il est le seul à avoir un foulard. En plus il est élégant et tricoté. Merci Odette ! La photo ne permet pas de distinguer ses chaussures…
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Voici une photo des cinq demoiselles que dirigeait maman à "L'Oeuvre du Colis au prisonnier". De gauche à droite : une dont maman a oublié le prénom (excusez la, à 89 ans!), Yolande, Jeanine, Yvonne et Ida. La photo a été prise par Marie-Laure Famin, "jeune-fille de très bonne famille qui travaillait avec Mademoiselle Lung". Maman se souvient que Marie-Laure habitait une belle villa du chemin Bucknall, juste au bout de la rue Bizot (vous voyez très bien où ça se trouve, non ? Enfin, voyons… La petite rue Bizot, à El-Biar ! C'est là qu'a vécu toute ma famille maternelle ! En cette année 1940, Odette le dimanche rend encore visite, assez souvent, à "Marraine", sa grand-mère qui y demeure toujours).
Cette photo a le goût des aventures qui se terminent. Au dos, on lit : "En souvenir d'une bonne amitié, Jeanine, 17 décembre 1945". L'amitié déjà n'est plus qu'un souvenir. Ceux qui furent les gagne-pain de ces demoiselles durant quatre années, messieurs les prisonniers de guerre, ont fini de rentrer. Parmi eux, René Dupeyrot.
À cette date du 17 décembre 45, Odette et René se sont déjà mariés (le 29 novembre à la mairie, et le 1er décembre en l'église Saint-Charles de l'Agha). Ils ont passé plusieurs nuits de Noces dans le somptueux appartement de Frédéric Lung, décédé en 1942, que sa soeur, "Mademoiselle Lung", a mis à la disposition des jeunes et pauvres mariés. Il est au 1 rue Littré, la terrasse donne sur le square Bresson. Maman en a gardé un goût immodéré pour le "Grenache Targui" et "l'Harrach Muscat", vin doux exquis, de marque "Lung" peut-on supposer… Maman est fin prête pour son nouveau et ultime métier de mère de famille. L'"Oeuvre du Colis au Prisonnier" tourne maintenant au ralenti, elle va exister encore quelques mois, le temps de mettre de l'ordre, de finir d'archiver, et de préparer sa liquidation. Maman y travaillera jusque là. Le 4 octobre 1946 elle quittera le 4 rue de Bussy le coeur gros. Le ventre bien rond aussi, puisque je vais naître dans 43 jours, le 16 novembre. Qui nous dira ce qu'abrita par la suite le 4 de la rue de Bussy ? (au XXIème siècle, rue adjudant Boubzari Mohammed). Et l'une ou l'autre de ces demoiselles accepterait-elle de se manifester ?
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Une autre demoiselle de l'équipe : Annik le Barz. "Elle travaillait à la comptabilité, dans le bureau de Mademoiselle Lung. Par la suite, elle épousa un officier de marine. Une magnifique histoire bretonne…", juge maman que je ne savais pas aussi sensible aux idylles régionalistes et à l'appel du large. On notera au passage que cette somptueuse photo, qui rend un éblouissant hommage à sa non moins belle modèle, avec éclairage à la Harcourt, est l'oeuvre du studio STAR (pas moins), situé 1, avenue du Consulat.

Jeanine et Yvonne continuent à suivre la mode qui consiste à retrousser les chaussettes par dessus les chaussures. Mais ça va plus durer… Les zazous ne passeront pas l'hiver !
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