4, rue Roland de Bussy

"L'Oeuvre du Colis au Prisonnier matricule 68528",
ou la fondation perso d'Odette Pons, 1940-1945.

Par Gérald Dupeyrot.





   7 octobre 1940, Alger : Odette Pons rentre à l' "Oeuvre du Colis au prisonnier". C'est son troisième employeur cette année. Non qu' Odette soit une salariée qui laisse à désirer, au contraire, papillonner c'est pas son genre, elle est même une sorte d'employée modèle.

   Mais, en cette seconde moitié de l'année 1940, tout est bouleversé. Les algéroises, mères et soeurs et filles et épouses et fiancées, guettent dans les quotidiens les longues listes des soldats qui rentrent. Bien plus chichement encore arrivent les listes non moins interminables, en caractères tout petits, des prisonniers qui ne rentreront pas.

   Pour les tués, les familles, comme vingt-cinq ans plus tôt, ont été prévenues en direct. Mais pour les prisonniers, il faut attendre. Puis leur écrire, apprendre des noms allemands, Offlags, Stalags, KriegsGefangenen…

   Depuis des années Odette aime René, qu'elle a connu aux "Deux Magots". René est passé à Alger avec son régiment du 17 au 20 mai. Puis le 3ème Zouaves (oui, René est Zouave) a embarqué, direction le front. Ce furent ensuite les échos des combats lointains, confus, la retraite, la défaite, l'armistice.

   Après des semaines d'inquiétude, des cousins d'Aïn-Taya, Émile et Marie-Louise, déboulent le 31 juillet chez Odette, boulevard Baudin, avec l'Écho d'Alger : parmi les listes de prisonniers, à la hauteur "3ème Zouaves", là, c'est son nom, là, regarde : René Dupeyrot ! Il est prisonnier au camp de Drancy, avant triage et départ pour les camps allemands. Comme lui, ils sont un million et demi ! Son matricule : 68528.

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   Faute de dirigeants ou de cadres, des entreprises ferment, se mettent en sommeil, ou tournent au ralenti. Au début de l'année 40, le 31 janvier, Odette a été licenciée des "Deux Magots", rue Bab-Azoun, où, depuis 1933, année de ses dix-sept ans, elle avait assuré les fonctions de standardiste, de sténo-dactylo, puis de secrétaire. Les "Deux Magots" vont fermer.

   Dès le 24 février elle retrouve du travail dans les bureaux du Gouvernement Général, au service du contrôle des fraudes, son chef s'appelle Monsieur Castan. Le lendemain, c'est dimanche, elle peut se détendre en allant voir Fernandel dans "Josette". Mais au G.G. aussi, les chamboulements sont nombreux. Le 14 août, elle note dans son carnet : "ce soir j'ai été renvoyée comme tous les auxiliaires". Voilà Odette à nouveau sans travail.

   Elle va se remettre à en chercher activement. Mettant toutes les chances de son côté, elle sollicite le spirituel et le temporel. Le dimanche 8 septembre, elle va en famille à Kouba où à la basilique elle prie Sainte Philomène. Le vendredi 13 (toutes les chances de son côté ! Avait-elle aussi une patte de lapin dans la poche ?), elle va voir les directeurs du Bon-Marché et des Galeries de France. Rien. Elle revient bredouille. Elle se console et reprend des forces en se faisant comme chaque week-end ses deux séances de cinéma, à l'Empire le samedi 14, et le dimanche, elle voit Fernandel dans "François 1er". Ça vous remet le moral au beau fixe !

   Si la guerre a fait disparaître des emplois, elle en crée d'autres... C'est ainsi qu' Odette voit ses recherches récompensées, elle se retrouve à l'"Oeuvre du Colis au prisonnier". Une création de la Croix-Rouge dirigée par Henriette Lung (oui, la soeur de Frédéric Lung, de la grande famille algéroise bien connue, producteurs de l'un des meilleurs vins du monde, le Royal-Kebir, et mécènes et collectionneurs d'art éclairés). Ça se tient au 4 rue Roland de Bussy. Ne pas confondre Roland et Claude ! Roland, c'est "de Bussy" en deux mots, et c'est la petite rue qui prend à gauche rue d'Isly, à l'angle juste après les Galeries de France… Et qui grimpe vers la rue Mogador ? Voilà, vous y êtes.

   Pour fêter ça, les week-end qui suivent, Odette se fait une orgie de "Mayerling", "on ne se lasserait pas de revoir ce film", s'étonne-t-elle elle-même…

   Là, au 4 rue de Bussy, pendant cinq ans, une ruche de jeunes-filles et de manutentionnaires va s'employer à approvisionner les prisonniers de guerre répartis dans les camps allemands, de colis préparés à leur intention à l'instigation de la Croix-Rouge qui assure la collecte des dons.

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Le certificat du 4 octobre 1946
qui met un point final
aux aventures d'Odette
sous le signe de la Croix-Rouge.


   Longtemps j'ai cru que telle une Mata-Hari frémissante d'amour et de dévouement pour l'homme de sa vie, Odette avait puissament intrigué (que de ruses, que de relations à faire jouer !) pour obtenir ce poste crucial. Imaginez ! Il y a un million et demi de prisonniers. Dans leurs camps d'Allemagne, ils vont au fil des ans souffrir de plus en plus, en même temps que les populations allemandes, de la pénurie croissante, de nourriture mais aussi de tout le reste : de savon, de dentrifrice, de lames de rasoir, de chandails chauds (vous imaginez un algérois qui passe son premier hiver du côté de la Baltique ? Ou en Bavière ? Et quand il va en être à son cinquième ?).

   Pour une mère, une soeur, une épouse, occuper une fonction qui consisterait à préparer directement les paquets destinés à "son" prisonnier et à les lui adresser serait évidemment inespéré, plus enviable que n'importe quoi en cette année 1940, un rêve avec une probabilité de se réaliser de l'ordre de celle de gagner le Gros Lot à la Loterie Nationale ! Ça permettrait de faire de son chouchou un vrai petit coq-en-pâte ! Une oasis de pleinitude dans un désert de pénurie ! Un parmi un million et demi ! Le rêve de toutes les mères, de toutes les femmes de prisonniers ! Et maman avait réussi !

   Mais non, maman était rentrée là comme elle serait rentrée n'importe où ailleurs ! "Juste la chonce", comme dit l'ami Alexandre (Faulx-Briole) ! Inutile de dire que papa ne manqua de rien. Ou en tout cas aurait dû ne manquer de rien…

   Parce qu'il aurait fallu que papa soit là quand les colis arrivaient ! Voilà le HIC, avec papa : il ne tenait pas en place. Une bougeotte due à ses successives et certainement pas très organisées tentatives d'évasion. C'est seulement la septième qui sera la bonne, et encore, ça sera en pleine débâcle du front ouest en 1945. C'est tout mon papa, ça : plus de panache et de furia que de tactique et de préparation. Et chaque tentative, quelque soit sa durée, était sanctionnée. Souvent par un transfert vers un nouveau camp où la surveillance était toujours plus sévère et le travail plus rude.

   Le résultat, c'était que les colis, quand ils l'atteignaient, après l'avoir pisté d'adresse périmée en courant d'air (et s'ils l'atteignaient), ne contenaient plus grand chose de mangeable. Les biscuits de guerre, déjà pas très comestibles au départ, étaient tout à fait jetables à l'arrivée. Quand maman arrivait à lui dénicher une paire de chaussures, article rarissime par ces temps de restrictions et de tickets de rationnement, le règlement (astucieux, disons-le) prescrivait, pour éviter les vols sur le trajet des colis, de ne pas mettre les deux dans le même paquet ni dans le même envoi. Résultat : papa reçut plusieurs pieds gauche et un pied droit, mais d'une autre paire que les pieds gauches. Très astucieux comme on voit.

   Voici une photo de papa en Allemagne. En Bavière je crois… C'est le début de la guerre, les Allemands sont vainqueurs, être prisonnier c'est encore très très supportable. Papa se reconnaît parce qu'il est le seul à avoir un foulard. En plus il est élégant et tricoté. Merci Odette ! La photo ne permet pas de distinguer ses chaussures…


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   Voici une photo des cinq demoiselles que dirigeait maman à "L'Oeuvre du Colis au prisonnier". De gauche à droite : une dont maman a oublié le prénom (excusez la, à 89 ans!), Yolande, Jeanine, Yvonne et Ida. La photo a été prise par Marie-Laure Famin, "jeune-fille de très bonne famille qui travaillait avec Mademoiselle Lung". Maman se souvient que Marie-Laure habitait une belle villa du chemin Bucknall, juste au bout de la rue Bizot (vous voyez très bien où ça se trouve, non ? Enfin, voyons… La petite rue Bizot, à El-Biar ! C'est là qu'a vécu toute ma famille maternelle ! En cette année 1940, Odette le dimanche rend encore visite, assez souvent, à "Marraine", sa grand-mère qui y demeure toujours).

   Cette photo a le goût des aventures qui se terminent. Au dos, on lit : "En souvenir d'une bonne amitié, Jeanine, 17 décembre 1945". L'amitié déjà n'est plus qu'un souvenir. Ceux qui furent les gagne-pain de ces demoiselles durant quatre années, messieurs les prisonniers de guerre, ont fini de rentrer. Parmi eux, René Dupeyrot.

   À cette date du 17 décembre 45, Odette et René se sont déjà mariés (le 29 novembre à la mairie, et le 1er décembre en l'église Saint-Charles de l'Agha). Ils ont passé plusieurs nuits de Noces dans le somptueux appartement de Frédéric Lung, décédé en 1942, que sa soeur, "Mademoiselle Lung", a mis à la disposition des jeunes et pauvres mariés. Il est au 1 rue Littré, la terrasse donne sur le square Bresson. Maman en a gardé un goût immodéré pour le "Grenache Targui" et "l'Harrach Muscat", vin doux exquis, de marque "Lung" peut-on supposer… Maman est fin prête pour son nouveau et ultime métier de mère de famille. L'"Oeuvre du Colis au Prisonnier" tourne maintenant au ralenti, elle va exister encore quelques mois, le temps de mettre de l'ordre, de finir d'archiver, et de préparer sa liquidation. Maman y travaillera jusque là. Le 4 octobre 1946 elle quittera le 4 rue de Bussy le coeur gros. Le ventre bien rond aussi, puisque je vais naître dans 43 jours, le 16 novembre. Qui nous dira ce qu'abrita par la suite le 4 de la rue de Bussy ? (au XXIème siècle, rue adjudant Boubzari Mohammed). Et l'une ou l'autre de ces demoiselles accepterait-elle de se manifester ?


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   Une autre demoiselle de l'équipe : Annik le Barz. "Elle travaillait à la comptabilité, dans le bureau de Mademoiselle Lung. Par la suite, elle épousa un officier de marine. Une magnifique histoire bretonne…", juge maman que je ne savais pas aussi sensible aux idylles régionalistes et à l'appel du large. On notera au passage que cette somptueuse photo, qui rend un éblouissant hommage à sa non moins belle modèle, avec éclairage à la Harcourt, est l'oeuvre du studio STAR (pas moins), situé 1, avenue du Consulat.


Jeanine et Yvonne continuent à suivre la mode
qui consiste à retrousser les chaussettes par dessus les chaussures.
Mais ça va plus durer… Les zazous ne passeront pas l'hiver !



   Voilà pour les collègues de maman qui, à la date où j'écris, sont, souhaitons-le leur, de belles grand-mères octogénaires. Es'mma est heureux d'avoir pu les présenter ici, et leur rendre cet hommage.

   Un seul regret, nous n'avons pas de photo d'Henriette Lung. Et ce serait bien que nous en ayons une, la seule image que j'aie d'elle étant celle d'une oie de cartoon en noir et blanc. Genre Donald Duck à ses débuts. Non, non, rien d'irrévérencieux là-dedans, je vous explique… Ça se passait chez nous, 10 boulevard Saint-Saëns. Quelques années plus tard, mais pas beaucoup… Lorsque mon frère et moi étions petits, notre père nous projetait sur un drap bien blanc et plus ou moins bien tendu sur un mur, des films de vues fixes (des "Éditions Filmées"), en nous lisant les textes des "cartons" entre deux images. Pourquoi cette image d'oie pas forcément très valorisante ? Il n'y faut voir, ai-je dit, aucun signe d'irrespect (encore que… Vous savez comment est le petit personnel aussitôt qu'on a le dos tourné…). La seule raison en vérité de cette association d'idées venait du béret que portait comme seul vêtement une oie, héroïne de l'un de ces dessins inanimés. Un béret comme celui de l'uniforme règlementaire que Mademoiselle Lung, de par son grade dans la Croix-Rouge, se devait de porter. Signe d'autorité indiscutable parmi les "petites" qui, elles, étaient en civil.

   De ce petit film où des animaux encordés gravissaient une montagne, le moment très attendu par nous était la réplique jetée par l'oie à un moment crucial (je ne sais plus quel problême venait de surgir). Papa lisait le texte en blanc sur fond noir : "L'oie s'écrie : j'ai une idée !". Et à chaque fois, c'était du délire, nous nous exclamions, maman en pleurait de rire… À chaque fois papa était un peu décontenancé, dépassé qu'il était par les résultats de sa modeste prestation. Je dois dire que je n'ai jamais été capable de comprendre les raisons d'un tel déferlement d'hilarité."Çà nous était bien tombé une fois, et après, à chaque fois, ça nous reprenait pareil" commente sobrement maman.

   Au même titre que le "Eureka" d'Archimède, "L'oie s'écrie : j'ai une idée !" passa dans les pages roses des expressions familiales, et je continue à l'employer de temps en temps quand j'entends quelqu'un émettre un conseil pas forcément avisé. Donc, par pitié, vite, une photo de Mademoiselle Lung, que l'on chasse à jamais pour la postérité cette image d'oie à béret ! Et puis, j'aimerais bien savoir enfin à quoi ressemblait cette femme providentielle pour la famille, d'une grande bonté et d'une magnifique humanité, dont j'entendis tant parler, et encore aujourd'hui !


Gérald Dupeyrot, septembre 2004






Le volatile ci-dessus est un canard du nom de Donald Duck.
Il en est à ses tout débuts (1934-35)
et il a un quelque chose
qui évoque assez bien la fameuse oie
dont il est question ici, pas seulement le béret.

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