Suzanne et William Donville,
de Paris à Alger.
Suzanne a 21 ans quand elle quitte sa France natale en 1935 pour rejoindre à Alger celui qui sera son futur époux.
La jeune femme appartient à une famille d'origine bourguignonne du côté de sa mère et lorraine du côté de son père.
Elle est fille unique. Elle sait qu'elle ne verra que peu ou plus ses amies, collègues de travail, chez Colonne, orfèvre joailler, faubourg Saint-honoré à Paris, ni sa famille, tous ceux pour qui elle a amour et admiration : ses oncles, René Alexandre pensionnaire de la Comédie Française, Robert directeur de Pathé Journal et son père, Marcel, comédien et orfèvre, grand mutilé de guerre qui ne pourra sans doute pas faire le voyage pour son mariage.
Elle découvre la vie Algéroise, si différente de son Noisy-le-Sec natal où elle prenait le train quotidiennement pour son travail à Paris. Alger est déjà une belle ville et son futur, William, y vit avec ses parents depuis de nombreuses années.
C'est lui aussi un parisien, enfant unique comme elle, issu d'une famille d'origine normande, Manche et Calvados. Son père est arrivé en Algérie en 1922 et il y a développé depuis des commerces de luxe qui font de lui un notable dans cette bourgeoisie commerçante.
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Ils vont habiter 23 rue Duc des Cars. Le "lunch" du mariage a lieu dans l'intimité, le 25 avril 1935, dans l'appartement des parents de William, plus central, au 4 rue Ballay.
En février 1936 nait leur premier enfant, Bernard.
William et Suzanne, qui adore le contact avec la clientèle, secondent dans le magasin de la rue Dumont d'Urville. C'est après la guerre qu'ils prendront les rênes de la chemiserie que le père de William a achetée au 61 rue d'Isly, en face la grande Poste.
Le jeune couple partage des goûts communs, ensemble ils s'approprient le pays, en le découvrant, campant dans la Mitidja ou allant en vélo jusqu'à Tipasa.
Les Donville dans la guerre…
Le bonheur est brusquement interrompu par la guerre. William, brigadier chef de réserve, commande lors de l'offensive allemande de 1940 une batterie au 82e R.R.A. Ses servants sont essentiellement des indigènes. Fait prisonnier avec eux, il insiste pour ne pas les quitter, car il a appris comment les allemands se vengeaient de l'occupation par les troupes coloniales après la première guerre.
S'ensuit la longue captivité en Front stalag, puis en Stalags en Poméranie. Plus de 60 mois de colis qu'envoie Suzanne mais qui n'arriveront pas toujours. Lui, qui est dans un Kommando agricole, distrait une rare pomme de terre pour y creuser un moule où il coule une bague avec de l'argent déniché on ne sait-où, pour sa femme, au retour… Je l'ai encore. Il sera délivré conjointement par les Américains et les Russes à Altengrabau. Son retour en Algérie est en mai 1945.
Bernard a grandi, en compagnie de sa mère et de ses grands parents paternels, mais aussi maternels, car Marcel et Alice son épouse sont en Algérie depuis 1944.
Ils étaient venus voir leur fille et ont appris sur place que leur maison de Noisy-le-Sec avait été quasiment détruite par le bombardement de l'aviation américaine. Elle avait le malheur d'être trop près de la gare, important noeud ferroviaire. Merci commandant Clark Gable !
Entre deux guerres…
En 1946, Bernard a un petit frère. On attendait une fille qui devait s'appeler Geneviève, ce fut un garçon, Marc, dont la fête tombe le 25 avril, comme le mariage de ses parents.
Suzanne, William et leurs deux enfants habitaient maintenant au cinquième étage du 4 rue Ballay. Le grand balcon fait aussi face à la cour de récréation du collège Pasteur et, sur le côté, a vue imprenable sur la brasserie du Coq Hardi, rue Charles Péguy.
Les parents de William étaient repartis en France dans la maison achetée pour leurs vieux jours à Gretz Armainvilliers. Les parents de Suzanne, qui ne sont pas retournés en France, occupaient l'appartement du deuxième étage de la rue Duc des Cars. Il était, heureusement pour Marcel, doté d'un ascenseur à pièces de 5 frs. Cela lui permettait de travailler comme concierge de nuit à l'hôtel Aletti.
Marc sera écolier à Sainte Marcienne, Saint-Charles et à Gautier. Bernard après des études chaotiques à Gautier et à Bugeaud, suivra un parcours scientifique à la Fac d'Alger.
Marcel finit par devenir grabataire et après dix sept opérations décéda en 1955. Il est enterré au cimetière de Saint Eugène, et sa tombe était encore intacte en 2005.
Chaque été, en raison des fortes chaleurs, Suzanne partait une quinzaine de jours faire respirer l'air de la montagne pyrénéenne à Marc qui était d'une santé fragile. Puis ils rejoignaient William et les parents de ce dernier à Gretz. Bernard, scout à la Saint Do, faisait les camps d'été et commençait à profiter d'une adolescence plutôt insouciante avec sa Lambretta !
Suzanne avait passé son permis de conduire, car William ne voulait pas conduire, et la petite quatre-chevaux (612 CQ 91) permettait à la famille d'aller se baigner le dimanche à Sidi-Ferruch ou à Zeralda, puis l'été de partir faire du tourisme en France en remontant de Port-Vendres à Gretz par le « chemin des écoliers » que William avait concocté à l'aide des cartes du Touring Club de France voisin du magasin.
Nous étions alors quatre dans la quatre-chevaux, Suzanne au volant, William, 1m 83, plié à l'avant, Alice et Marc sur le siège arrière. Derrière, suivait, ou essayait de suivre, Bernard sur son scooter !
La guerre qui ne s'appelait alors pas ainsi…
En 1956, William endossa à nouveau un uniforme kaki. Il faisait partie de l'Unité Territoriale 155, sous les ordres du capitaine Ronda. Il faillit perdre la vie lors d'une attaque du FLN dans un bus qu'il gardait place du Gouvernement.
Bernard préparait un doctorat en géologie et s'était marié en 1959. Un fils lui était venu un an après.
Les événements se précipitaient : les barricades qui s'étendaient jusqu'au 4 de la rue Ballay, les chtroungas dont la vitrine du magasin fut une victime collatérale, le 19 mars avec les morts de la Grande Poste, et la décision de partir à l'annonce de l'indépendance pour juillet.
Le 6 juin 1962 à cinq heures du matin, cachés sous des couvertures qui recouvraient les sièges du véhicule d'un commissaire de police ami de William, Suzanne et Marc bravent le couvre-feu pour gagner Maison Blanche. William était resté pour essayer de vendre le magasin ou du moins le sécuriser. Bernard et les siens étaient déjà partis en France.
Nous n'avons rien emporté, tout laissé comme dans un vain espoir de retour, y compris la dauphine aux roues à flancs blancs au bas de l'immeuble, simplement expédié quelques colis postaux de 3 kg, maximum autorisé, de choses qui nous paraissaient les plus précieuses, c'est aussi les plus futiles.
Tout le monde se retrouva en "camping" à Gretz.
L'après…
Il fallut rebondir. William avait 50 ans et Suzanne 48. Ils reprirent une petite chemiserie à Annecy. C'était l'hiver le plus froid que la famille connut, avec du givre à l'intérieur des vitres de l'appartement au dessus du magasin. William complétait cette activité par un emploi de nuit, comme caissier au casino d'Annecy.
Leurs enfants étaient professionnellement casés, Bernard universitaire en géologie à la faculté de Toulouse, et Marc, après une maîtrise de droit et sciences politiques à Grenoble, DRH dans une société d'assurance Européenne.
En 1982 ils quittèrent Annecy avec Alice, maman de Suzanne, pour rejoindre leur région parisienne natale, d'abord à Fontenay-sous-Bois puis à Saint Cloud, sans le savoir à côté du cimetière où est la tombe de René Alexandre, l'oncle de Suzanne.
William mourut à 82 ans et Suzanne à 87, quatre fois arrière grand-mère. Ils sont enterrés à Fontenay-sous-Bois dans un caveau, avec Alice, décédée à l'aube de ses cent ans.
Toute leur vie au retour d'Algérie fut remplie de nostalgie dont ils ne parlaient que peu ou pas, William était un grand taiseux. Mais elle les rongeait profondément, victimes d'une injustice qu'ils ne comprenaient pas, sans pour autant éprouver de rancœur.
Marc Donville, juillet 2020.
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25 avril 1935 : Mariage à Saint-Charles de l’Agha.
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Gretz - Août 1936.
Suzanne, Will, Bernard.
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Au Stalag d'Altengrabau.
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William en Scout sur le balcon du 4 rue Ballay.
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L'UT 155 défile devant le général Salan.
William est le premier en partant de la droite,
le deuxième une fois la photo élargie.
Marchant devant eux : le capitaine Ronda.
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