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Sainte Elisabeth et les pieds de la Sainte Vierge

par Geneviève Beltran Follacci



   J'ai fait toute ma scolarité, sauf la terminale, à l'institution Sainte Elisabeth. Grande délinquante j'ai causé beaucoup de soucis aux Trinitaires gestionnaires du lieu. Je n'en suis pas très fière, mais n'ai pas de remords non plus. Cet établissement algérois assez snob aurait pu tout aussi bien se situer à Versailles ou Chamalières hormis le combat farouche et vain livré à l'accent pied-noir, et la présence de Malika, fille d'un notable musulman.

   Mes souvenirs de mauvaise qualité, flous et parsemés de vides importants ne m'auraient pas incitée à écrire sur ce thème, mais le maître du site me le demande, alors, pourquoi pas ? Voyons un peu ce qui ressurgit du passé.

   Je me souviens du bâtiment que j'ai toujours trouvé splendide et j'étais pourtant indifférente à l'architecture, comme tous les enfants je suppose. Cette grande villa blanche, située boulevard du Télemly, me paraissait trop somptueuse pour abriter un ordre religieux, et je pensais vaguement que les Trinitaires la squattaient. Je me trompais, il y avait tout ce qu'il faut pour enseigner : des salles de classe, une cour de récréation bordée d'un jardin en contrebas, un préau pour les jours de pluie, un réfectoire, une zone réservée aux chambres des soeurs dont l'accès était interdit où je surpris un jour une soeur s'admirant dans un miroir, et une chapelle à dorures. L'entrée m'enchantait, nous faisant faire un assez long trajet sous une pergola fleurie.

   Je me souviens des soeurs que l'on appelait "Madame", ce que je trouvais assez chic. Le vêtement laissait magnanimement voir la taille. En épais tissu noir et raide comme de la chitine de coléoptère dont il avait un peu l'odeur, il n'était pas du tout adapté au climat de l'Afrique du Nord. Une coiffe assez alambiquée terminait gracieusement l'ensemble. Il faut noter une absence générale de seins probablement écrasés sous des bandages.

   Le système était très hiérarchisé : une Mère supérieure très vieille que l'on ne voyait que dans des circonstances exceptionnelles, fêtes ou drames terribles, une directrice, Madame Tissot, qui disait que j'avais "mauvais esprit" (je ne comprenais pas ce que cela voulait dire) et qui m'ordonnait tout le temps, en vain, de baisser les yeux, d'autres soeurs distinguées dont certaines enseignaient dans les petites classes, et puis des soeurs bonnes à tout faire qui lavaient le "parterre". Un peu révoltant non pour des gens voués à Dieu et au sacrifice ? Eh bien, pas du tout ! Jésus Lui-même approuvait cela comme nous l'indique l'affaire Marthe et Marie. Je rappelle brièvement les faits : Jésus est invité à déjeuner chez Marthe et sa soeur Marie. Il arrive et voilà que Marthe (ou Marie je ne sais plus) prend l'apéritif et papote avec Jésus sans se soucier de sa soeur qui fait tout le travail en cuisine. Au bout d'un moment celle-ci vient protester prenant Jésus à témoin de la vacherie de sa soeur. Et Jésus répond en gros que c'est très bien ainsi, que certains ont pour tâche de contempler le Seigneur et que d'autres ont pour mission d'accomplir des tâches plus matérielles.


Oui, Geneviève dessinait ses profs : à gauche, une jeune dont le maquillage,
la coiffure, les robes moulantes, les chaussures compensées faisaient tache.
Qui était cette "scandaleuse" ? Les souvenirs sont imprécis. Était-elle Melle Morvan,
professeur de mathématiques ? Il sera question d'elle plus loin…
À droite, Madame Tissot, dont il va aussi être beaucoup question !

   Je me souviens de la Sainte Trinité. Je trouvais Jésus sympathique, Dieu non mais je ne l'ai jamais dit à personne, quant à l'Esprit Saint, c'était un parasite incompréhensible... L'instruction religieuse était omniprésente et nous passions même des brevets et des certificats spécialisés. Cette culture est peut-être pour quelque chose dans le goût que j'ai maintenant pour les oeuvres, presque toutes religieuses bien sûr, de la Renaissance italienne. Si Jésus m'était moins familier, aurais-je la même émotion devant la Déposition du Caravage alors que je suis dépourvue de Foi ?

   Je me souviens des messes et des prières et de l'ennui fulminant qu'elles engendraient. Pourtant le Latin était très beau "crucifici fige plaja cordimeo validé (sic)", magnifique non ?

     Les chansons aussi étaient sympas "Vierge Marie, je te confie, mon coeur ici-bas, prends ma couronne, je te la donne, au ciel n'est-ce pas tu me la rendras (bis)". La journée commençait toujours par une prière que je méprisais car je croyais que cela consistait à flatter Dieu pour obtenir des faveurs.

   Je me souviens des copines et des merveilleuses récréations. On faisait la poire qui commençait par "ploum" accompagné d'un mouvement brusque de l'index pointé vers le bas et l'on choisissait les favorites qui manifestaient bruyamment leur reconnaissance. Ballon prisonnier et "tu l'as !" se pratiquaient toute l'année, les autres jeux, osselets, marelle, noyaux d'abricot, "Un, deux, trois, soleil", saut à la corde ("un, deux, trois, poli… un, deux, trois… chinelle, un, deux, trois polichinelle !") étaient saisonniers.

   Chose curieuse, j'avais une bande, Claude Gasquet, Marie-Thèrèse Poussard et Odile Mesnard et une amie Marie-Claire Rollin qui n'était pas dans la bande. Je donnerais cher pour les revoir.

   Il me semble que l'uniforme - jupe bleu marine, chemisier blanc et béret bleu marine - était obligatoire seulement le samedi. La jupe plissée était à proscrire car trop propice à des envolées révélatrices de zones corporelles terrifiantes bien qu'enfantines. Comme on peut le voir le péché de chair était la préoccupation majeure des soeurs, qui gaspillaient une énergie tenace à prévenir d'hypothétiques pulsions chez des petites filles totalement innocentes. Cette obsession était subtilement palpable dans l'établissement, tel un gaz délétère invisible et inodore.

   Je me souviens des fêtes et des spectacles et d'un en particulier dont le souvenir me fait encore rire tout en me glaçant d'effroi. Il s'agissait pour l'institution de participer à un grand spectacle de tableaux vivants du Nouveau Testament donné à la salle Pierre Bordes. Les soeurs procédèrent au casting et je ne fus pas sélectionnée, option judicieuse comme on le verra par la suite. Dynamisée par mon cabotinage, j'allais néanmoins à la première répétition espérant je ne sais quoi. La mise en scène était confiée à un Dominicain brave comme tout qui, voyant mon enthousiasme, ma volonté et ma déception, me donna gentiment le rôle d'un apôtre. Ma grand'mère me confectionna une tunique et je fus irréprochable pendant les répétitions et le début du spectacle qui se déroulait dans la salle la plus prestigieuse d'Alger.

   Tout s'était bien passé et il nous restait à mimer le dernier épisode, la mort de la Vierge (son Ascension étant plus difficile à réaliser). La Vierge était étendue, morte sur un lit au centre de la scène et les apôtres devaient l'encercler et défiler lentement et tristement. Nous encerclâmes et nous commençâmes lentement et tristement à défiler quand je m'avisais soudain que la Vierge, jouée par Monique Desvaux qui était très grande, avait aussi de très grands pieds. Je ne sais pas pourquoi, mais ces grands pieds, que je revois encore très nettement, déclenchèrent chez moi un horrible fou rire. Complètement secouée et pliée littéralement en deux, je vis alors, au comble de la détresse que mon fou-rire avait contaminé les autres apôtres. Ce tableau vivant représenta donc une Vierge morte, entourée d'apôtres hilares. Je ne sais pas si la défunte Vierge fut contaminée elle aussi. Je sais que j'espérais désespérément que les spectateurs confondent fou rire et sanglots, mais, bien sûr il n'en fut rien et nous fûmes vertement tancées.

Geneviève Beltran Follacci,     
Décembre 2003     



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