It's a long, long way to Tipperary…


   Voici ce que j'ai retenu de l'installation de quelques hommes du "Corps Expéditionnaire américain et anglais" à l'École Daguerre…

   Ils n'y demeurèrent pas très longtemps, mais suffisamment pour que la mémoire de mes 4 ans et demi, imprime à jamais le sceau de leur fulgurant passage ; car, bien plus tard… une fois dissipé le mystère de leur présence… j'en retiens encore aujourd'hui quelques images : photogrammes animés, sonores et en couleurs, de celles qui ne ternissent pas au fil du temps.

   Leur arrivée soudaine réveilla, d'agréable façon, la douceur du bonheur familial que nous vivions alors dans l'un des trois appartements de fonction, au numéro 14 de la rue Daguerre.

   Au fond de la plus haute cour de l'école (qui en comptait trois) avait été installée une cuisine qui ne faisait pas grande impression, vue de l'extérieur mais, en franchissant son seuil (un après-midi où nous avions été invités à la visiter par des responsables de l'Intendance), elle nous apparut rutilante d'inox… ce qui lui conféra à mes yeux d'enfant d'immenses et implacables pouvoirs en matière d'efficacité immédiatement illustrés par des brioches à la mine resplendissante, dont nous eûmes la primeur, cet après-midi-là, ma gourmandise se souvenant encore aujourd'hui de leur forme et de leur couleur précises…

   Cette cuisine devait fournir en boulangerie et viennoiseries made à la mode yankee, l'une des 15 "canteens for troops" évoquées par Gérald.

   Ces hommes avaient l'âge de mon père et ils n'eurent aucun mal à faire ma conquête puisqu'ils avaient déjà fait celle de mes parents. Et je crois bien que la sympathie fut réciproque… Derrière leur uniforme beige clair qui leur seyait si bien, ils dégageaient beaucoup de force et d'enthousiasme, apanage d'une politesse anglo-saxonne qui séduisit et mit à l'aise "tout le monde". Je dis "tout le monde", car aux dîners qu'ils partagèrent avec nous, se joignirent un cousin germain de mon père (qui vivait rue de Mulhouse et possédait les quelques rudiments d'anglais indispensables en l'occurrence), ainsi qu'un jeune couple ami de mes parents que j'admirais et aimais beaucoup, elle ravissante (secrétaire de son métier, connaissant aussi la langue de Shakespeare) lui, partageant sûrement avec mon père l'inquiétude du départ proche au beau milieu d'un bonheur tout neuf, pour une guerre dont ils ignoraient l'issue collective et… particulière.

   Ces réunions où l'âge moyen des convives adultes n'atteignait pas 30 ans exaltaient mon imagination, car un halo de mystère les entourait, dont je pouvais à mon âge retenir seulement l'émergence sensible des éclats de rire, des chuchotements ou la gravité des visages.

   Ce fut au cours d'une de ces soirées que l'un de ces jeunes étrangers s'empara du clavier du piano, et se mit à jouer des morceaux si entraînants… Le jazz était entré dans la petite salle à manger qui surplombait la rue Daguerre… Le musicien mit fin à son récital improvisé en jouant et fredonnant "It's a long way to Tipperary" et peut-être… pensait-il à cet instant à la plus douce des girls de sa jeune vie…

   Combien de fois, après, l'avons-nous chanté joyeusement, cet air de marche résolue.

It's a long way to Tipperary,

it's a long way to go,

it's a long long way to Tipperary,

it's a long way to go.

   Une chanson que dut se remémorer mon père, en voyant la neige recouvrir le Monte Cassino de la campagne d'Italie. (cliquer ici)

   Enfin, je nous revois avec mes parents en compagnie des trois soldats dont un officier (me précisa mon père plus tard), en cet instant crépusculaire dont je retiens surtout les volutes bleues et la mélancolie : nous nous trouvons dans la première petite cour, celle qui surplombe encore aujourd'hui la rue Daguerre.… L'un des militaires se penche et me fait asseoir sur le parapet longeant la rue. Il m'offre avec un grand sourire un dernier chewing gum et je sens que demain, les "gentils" soldats ne seront plus là.

M.S.       
novembre 2019.       
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