NOS HÉROS



PREMIÈRE PARTIE
À part ça, tout va bien, mon cher papa…
"Alors, mon cher papa, me voici placée dans une drôle de situation : parler de toi comme si je t'avais connu. Un sacré défi, mais tu sais sûrement combien j'aime cela. Ton héritage, sans doute. Comment juger ensuite, si "mon coup" fut efficace ? S'il est vrai qu’un jour, nous nous retrouverons "là-haut", tu me diras peut-être si j'ai réussi. Car, je sens que tu es au-dessus de mon épaule lorsque j‘écris tout cela, et que tu veilles sur mes mains posées sur le clavier de l'ordinateur. Toi, toujours absent le long de mon chemin de vie, sois cette fois mon guide. En effet, lorsque j'ai cherché à rassembler tout ce qui parlait de toi, tout ce que tu avais vécu ou traversé en paix ou dans la guerre, j'ai senti que tu guidais mes pas, mes recherches pour qu'enfin l'on sache tout de toi et de ta si courte vie.
Je comprends maintenant pourquoi je suis taraudée par la mort. C’est vrai, et pourquoi le nier ? Non pas la mienne, parce que je suis sereine à ce sujet, même si j’ai envie de vivre encore très longtemps.
Non, je suis taraudée par la mort des miens, certainement pour avoir été traumatisée par la tienne, par cette image dans ma tête : celle d'un homme beau et jeune, qui me regardait vivre. T'avoir perdu, et le ressentir de plus en plus fortement au fil des années en prenant de la maturité, en devenant mère moi-même et en réalisant surtout le destin de ces femmes "veuves de guerre" élevant seules leurs enfants, j'ai donc toujours eu peur de perdre les miens. Cette peur s’est confirmée par le départ de ma chère grand-mère maternelle qui seconda ma mère. Puis celui de mon frère ensuite, à l'âge de 50 ans, auprès de qui j'aurais dû normalement finir ma vie, et qui me manque aussi. Enfin, celui de ma mère que je n'arrive pas à pleurer. Pour moi à l'heure actuelle, perdre un de mes enfants ou un de mes petits-enfants est absolument inimaginable. Non, cela ne sera pas, je ne le veux pas.
Pourtant tout avait bien commencé dans cette famille très unie, issue des deux côtés d’ancêtres colons aux bras de fer, qui traversèrent les premières années rudes et aventureuses de la colonisation, sur cette terre d’Algérie hostile et dangereuse.
Mon arrière-grand-père Auguste Bordier arriva de Genève, mon autre arrière-grand-père Théodore Friess, de Strasbourg. L'un s’établit à Aumale dès sa création, l'autre à Souma à côté de Blida.
Comment ces deux familles arrivèrent-elles à se rencontrer ? comment Jules Bordier dernier fils d'Auguste et Fernande Friess, fille de Théodore purent-ils se fiancer ? Le mystère reste entier pour moi.
La vie s'écoulait donc heureuse, même si elle n’était pas toujours facile. La photo de famille ci-dessous montre papa au premier plan, accroupi, cachant presque entièrement sa soeur, mon grand-père Jules à l'extrême gauche, et ma grand-mère Fernande assise à côté de sa fille. Beaucoup de photos en ma possession, montrent des scènes de joie, de rires, et de bonheur. Personne ne sait encore que la seconde guerre mondiale, sera déclarée dans très peu de temps. Et qu’elle apportera un lot de douleurs et de chagrins jamais taris.
Mais, pour le moment, papa est à l'École d'Agriculture de Maison-Carrée où il suit le cursus d'ingénieur. Les deux dernières années de paix vont voir la famille se développer "symétriquement". D'abord, en 1937, c'est Robert, frère de maman, qui épouse la soeur de papa (1937). Et c'est à ce mariage que papa rencontre maman.
Celle-ci était alors une belle jeune fille, élevée selon les traditions rigoureuses de l'époque. Fille de colon, elle était prédestinée à se marier avec un colon, et pour cela devait tout apprendre sur la gestion d'une ferme, y compris monter à cheval. Les fiançailles sont célébrées à Aumale, berceau des deux familles. Ma mère porte une robe noire de grand deuil, car son père vient subitement de décéder. Afin de sauvegarder les apparences, pendant cette année de deuil, les fiançailles resteront secrètes, et les fiancés ne devront pas être vus en public côte à côte. Ils se marieront à l'église Saint-Charles de l'Agha, le 9 juin 1939, dès le retour de papa de son service militaire à Metz, dans l'Aviation.
En fin de chapitre, l'album de photos de ces années de tous les espoirs.
Il n'était alors question que de la guerre qui grondait au loin. Autant dire que le jeune couple espérait par cette union, conjurer le sort, et faire que son avenir soit protégé
Encore aurait-il fallu que papa choisisse la simplicité, c'est-à-dire le destin de colon qui lui avait été tracé auprès d'une épouse aguerrie aux vicissitudes de ce métier.
C'était mal le connaître. Il était un patriote pur et dur. On le verra dans la deuxième partie, consacrée à son passage dans les "Groupes Lourds" auxquels il ne savait pas encore, qu'il vouerait sa vie, sa courte vie et… jusqu'à sa mort.
Aurais-tu changé d'avis, mon cher papa, si tu avais su qu'en t'engageant ainsi, la Patrie te serait si peu reconnaissante ? Je ne le crois pas. Je dis cela parce que depuis des années, ulcérée de voir la Légion d'Honneur attribuée pour des faits d'une banalité affligeante (sportifs, artistes…), et ayant toujours été éconduite dans mes démarches, j'estime que ma Patrie n'a pas été reconnaissante envers ses combattants.
Je suis sûre que, tout en ayant conscience du danger des combats pour lesquels tu voulais t'engager, tu serais tout de même parti, car tu te sentais invincible du fait de bon droit.
Tu étais fou d'amour pour ta Patrie, tu étais fou tout court ! Et qui aurait osé te dire en face que c'était folie que d’aller à l'abattoir ? Car les "Groupes Lourds" ont vu périr 50% de leurs effectifs !
Alors tu es parti, en janvier 1943, pour suivre une longue formation dans le sud algérien, puis au Maroc. Tu revins peut-être en permission, mais hélas, je n'en ai aucune trace.
Dernière images sur la terre d'Afrique du Nord : au Maroc, en juin 43 et à Alger, au départ pour l'Angleterre.
Et puis voilà, le temps est venu où il fallut que tu nous quittes, nous, tes enfants, Franck marchant à peine, et moi encore dans mon "moïse", mais aussi ton épouse qui voyait en toi un Dieu.
Tu étais sûr de revenir, tes lettres le disent toutes. Il fallait que tu y croies très fort, pour arriver à laisser la trace de ce sourire, alors que tu es accoudé au bastingage, tenant serré fort dans tes bras, le dernier paquet que venait sûrement de te remettre maman, peut-être un gros pull amoureusement tricoté, car les hivers sont rudes en Angleterre !
Mais nous voici déjà dans la deuxième partie. Je laisse maintenant "la main" à Philippe, le créateur du site "Les Groupes Lourds" qui t'a consacré plusieurs pages, mon Papa. Qu'il soit, une fois encore et avec émotion, remercié pour ce travail de mémoire, construit sur des documents authentiques. Je n'ai rien à y rajouter, seulement que les larmes coulèrent lorsque je lus la première fois ce qui va suivre… (ici, lien pour accéder à la seconde partie).
Alors tu vois mon cher Papa, à part "ça" … tout va bien !
Geneviève BORDIER (janvier 2013)

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