KERIMA, ENFANT PUTATIVE D'EL DJEZAÏR, ET FILLE DES ÎLES...
Alger, vendredi 8 février 1952 : aujourd'hui, sortie de "Cinémonde" dans les kiosques. Qui est allé l'acheter chez Mme Leblois, place Hoche ? Kerima fait la UNE. Corsage cramoisi effrangé, peau hâlée, rouge à lèvres sanglant, fleurs exotiques dans les cheveux, elle est la fille des mers du sud dont le héros du nouveau film "Le Banni des Îles", joué par Trevor Howard, vient de tomber amoureux. Pourtant, nulle part dans ce numéro de Cinémonde, on ne nous dit un mot sur elle.
Il va falloir attendre trois semaines et le numéro du 29 février. En couverture, c'est Luis Mariano, en costume de "Chanteur de Mexi-iiiii-co", mais à l'intérieur, là ça en vaut la peine, on découvre une page entière consacrée à Kerima. Le titre en est : "Kerima a visité la mosquée sous la neige", paradoxe climatique bien propre à exalter l'image exotique qui est le "positionnement" de la nouvelle star. Qu'importe si, dans le film, Kerima est censée être une sauvageonne de Ceylan, après tout, Djezaïr, le nom de notre ville ne signifie-t-il pas justement "Les Îles" ? Kerima étant, nous dit-on, native d'Alger, voilà un juste retour aux sources...
Chacune des photos ci-dessus se trouve agrandie en colonne de droite.
Lisons ce que dans ce numéro de "Cinémonde" écrit Georges Fronval (1) (à lire avec la voix guindée et un peu nasillarde du Monsieur qui commentait les "Actualités Movietone" dans les cinémas de ce temps-là) :
"Hier encore, Kerima était inconnue du public français. Aujourd'hui elle est célèbre. Au cours de ces derniers jours, il n'est pas un quotidien ou un magazine qui ne lui ait consacré au moins quelques lignes. Il lui a suffi de venir avec son metteur en scène, Carol Reed, présenter son film "Le banni des Îles", en grand gala à l'Opéra. Dès sa descente d'avion, elle avait été assaillie par les reporters et chacun de ses instants a été judicieusement employé.
En compagnie de Cinémonde, auquel elle a consacré très gentiment un après-midi, elle s'est rendue à la mosquée, heureuse de retrouver dans un coin de notre capitale un lieu qui lui rappelait son Algérie natale. Elle est en effet originaire d'Alger la Blanche, son père est français et sa mère Arabe. Elle faisait ses études de médecine, ne songeant nullement au cinéma ou au théâtre, lorsque Carol Reed, qui avait vainement visité les studios d'Angleterre et de France, la rencontra chez des amis communs. Il fut enthousiasmé : il avait trouvé le personnage principal pour le personnage d'Aïssa.
Désormais Kerima - dont le nom signifie "abondance" et "générosité du coeur" - peut prétendre à la plus brillante des carrières. "Inch'Allah", le Prophète la protège."
Georges Fronval.
Avec "Le banni des Îles", ce n'est pas seulement Carol Reed et sa carrière cinématographique que le destin de Kerima a rencontrés. L'assistant de Carol Reed sur ce film s'appelle Guy Hamilton. Dès cette année 1952, il va réaliser son premier long-métrage ("The Ringer", "L'Assassin a de l'humour"), et il deviendra vite le grand réalisateur à succès que l'on sait... Parmi ses "blockbusters" : "la Bataille d'Angleterre", et plusieurs des plus fameux "James Bond" : "Goldfinger", "Les diamants sont éternels", "Vivre et laisser mourir", "L'homme au pistolet d'or". Lui aussi est subjugué par le charme et la beauté de Kerima, il vont avant longtemps devenir mari et femme.
Avec ces quelques images, nous vous laissons goûter à cet après-midi enneigé et tranquille de février 1952, en compagnie de Kerima (et de Georges Fronval, et de François Pagès, le photographe qui mitraille la nouvelle star), dans le cadre inchangé, délicieux et paisible de la mosquée de Paris, que, 60 ans après, nous sommes encore nombreux à apprécier, en cette île hors du Monde, le temps d'une tasse de thé avec tcharek (oui, comme Kerima), ou d'un couscous. Kerima vient d'avoir 27 ans il y a 15 jours, le 10 février, la vie pour elle s'annonce plutôt bien...
Je vous laisse revenir à l'écran principal consacré à Kerima, ce que vous allez y apprendre de ses véritables origines vous fera peut-être penser que sa visite en "fille d'Islam" à la mosquée ne manqua ni de toupet, ni d'une bonne dose d'outrecuidance. Et "Son Excellence Si Kaddour ben Gabrit", premier recteur de la mosquée de Paris, et par ailleurs Grand Chancelier de l'Ouissam Alaouite (dont a été aussi honorée Rachida Dati en avril 2010, comme quoi cette médaille, c'est pas de la zoubia), était-il au courant de la réalité des choses ? De cette supercherie ? Non, certainement pas. On ne peut imaginer qu'un homme aussi vénérable ait pu se prêter sciemment à cette opération même contre un petit chèque. Nul doute que ce saint homme a été abusé !
Lorsqu'il s'agit de promotion, ces producteurs anglo-saxons ne reculent décidément devant rien. Pour eux, les pays d'autres continents et leurs habitants eux-mêmes ont-ils jamais été autre chose que des décors pittoresques propres à faire charger leur cavalerie et à camper leurs productions en cinémascope ? Oui, un peu voyous arrogants et sans gêne, si vous voulez mon avis. Mais ceci ne concerne pas Kerima, que l'on peut au fil des photos imaginer insouciante, radieuse, enjôleuse, gourmande, frivole, enjouée, espiègle... Bref, tout ce qui, en cette année 1952, est en train de tourner la tête à Guy Hamilton. Oui, c'est vrai qu'elle aurait pu être de chez nous, on ne prête qu'aux riches, n'est-ce pas ?.
Gérald Dupeyrot,
pisteur de vieilles stars, décembre 2011
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