Aux  bonheurs  de  l'amphi C

 

 

Souvenirs des premières années d'étudiant

à la faculté des sciences d'Alger

 

 

1956

 

par Jean-Louis Jacquemin

 

Avant-propos

Ces souvenirs, que j’avais enfouis dans ma mémoire depuis plus de quarante ans, en ressortent « brut » de déstockage.

 

Ils sont donc parcellaires et subjectifs. Et forcément personnels.

Ils ne sont pas non plus affinés et adoucis par le temps. Je les ai emmagasinés tandis que notre monde s’abîmait derrière nous et je n’y ai pas repensé depuis. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles (ou très peu) des gens dont je parle. Et si j’ai eu le bonheur de retrouver quelques copains d’amphi grâce à Esmma, c’est très récemment et par courriel.

J’écris donc et je parle dans la peau de l’étudiant que je fus et les opinions que je porte sur les choses et les gens datent  de cette époque et restent  dans ce contexte. J’ai conscience qu’elles sont toutes personnelles et probablement caduques. Mais c’est un parti pris d’Esmma que de recomposer le puzzle au départ des images individuelles qui clignotent encore un peu dans nos mémoires.

 

Les vôtres, surtout si elles sont  différentes des miennes, me passionneraient.

 

 

NB - Ces souvenirs vont s’étaler sur plusieurs écrans à la suite les uns des autres et qu’il vous faudra dérouler

en cliquant chaque fois sur le titre de l’écran suivant

 

 

Bienvenue au SPCN

 

Rentrer à la Fac, c’était passer aux choses sérieuses.

Trop sérieuses même.

A la rentrée 1955 j’avais 17 ans et un peu de temps devant moi pour faire médecine ce qui restait mon but final. Je n’avais qu’une envie : faire des « Sciences Nat », un véritable engouement depuis l’enfance.

C’était une manière agréable et utile de préparer un parcours vers la Parasitologie où une formation solide de « naturaliste » est indispensable. Depuis la révélation à Ouargla, en 1944-45 des arcanes de la lutte antipaludique, j’avais décidé de suivre les traces de mon Père et de partager sa passion. Cinquante ans après c’est toujours vrai.(1)

En plein accord avec lui, je m’inscrivis donc en SPCN, ce qui ne m’empêcha pas d’avoir un peu le spleen quand, en fin d’année, mes camarades de promo de PCB enfilèrent leur blouse de carabins pour entrer  en Médecine.

 

Dans les entrailles du monstre

 

 Le SPCN fut le Paradis grâce à quelques ténors dont je buvais les paroles comme Durchon, Laffitte, Quezel et Guinochet et un enfer car il y avait les maths,  la physique et la chimie auxquels la série A-Philo m’avait mal préparé.

Mes chères « humanités » de Gautier m’avaient mal armé pour une carrière scientifique  et j’ai béni  dans la suite d’avoir pu bénéficier, entre autres, des  cours de Couchet, qui aurait fait assimiler les maths, les statistiques et la physique à n’importe qui.

Surtout il y avait la chimie de Berlande, pavé certes  bien emballé car c’était un bon enseignant mais supérieurement indigeste par son volume.

Son intransigeance boulimique en faisait l’obstacle quasi insurmontable de ce certificat démentiel. On vivait obsédé par la chimie.

Il avait inventé un système imparable : une interrogation écrite en début d’année où il fallait avoir la moyenne sauf à devoir repasser devant lui à l’oral jusqu’à son obtention ce qui arrivait  avant la fin de l’année  seulement pour quelques « accros », mordus comme lui.

Malgré ce coaching obligatoire et bénévole bien peu d’entre nous réussirent à digérer assez de chimie Géné, Miné ou Orga, pour rassasier cet ogre du premier coup.

Mais j’en reparlerai. C’était hors de l’amphi, un homme affable, discret et  bienveillant, et, indiscutablement un excellent prof de chimie.

 

Le SPCN, dans les années 55-57 était un certificat monstrueux : il me fallut 2 ans pour maîtriser ce monstre, unique redoublement de toute une vie; à côté de cela je m’estime privilégié de l’avoir suivi car c’était une bonne formation qui disparut par la suite.

Il n’y avait pas meilleure propédeutique scientifique que ce monument tentaculaire qui mettait  la barre très haut et ouvrait aussi facilement sur les Sciences dites « exactes » que sur les Biologiques.

C’est vrai que la première année je m’étais un peu laissé vivre et dépasser par la somme de travail à fournir sans commune mesure avec le niveau d’une, même « bonne », classe de Philo.

Je crois, par contre, n’avoir jamais « bûché » de toute ma vie comme la deuxième année de SPCN . Je crois surtout y avoir appris définitivement à résumer, ficher, et  organiser mes connaissances (merci au passage à Raymond Vayssière pour les conseils), méthode qui m’a rendu service dans la suite et que j’ai tâché de transmettre.

Ceci étant dit restons modeste, la chimie de Berlande continua de me tenir la dragée haute trois sessions de suite.

 

Un monde enfin mixte

 

Le SPCN c’était découvrir la vie d’étudiant.

J’étais un peu chez moi à la Fac car je fréquentais le labo de Parasito  où le vieux Bourrhis, technicien hors pair et « pilier » de la boutique, m’avait pris sous son aile.

 J’avais déjà le sentiment d’appartenir aux murs ce qui ne me donnait d’ailleurs pas d’avantage particulier pour  me coltiner le boulot d’amphi ou gérer mes rapports avec les camarades. D’un certain côté ça me privait même de partager avec eux l’ivresse du « continent neuf ».

ça m’obligeait aussi à une certaine réserve.

Mais ça ne m’empêchait pas d’être heureux !

La Fac c’était la liberté émancipée mais c’était aussi  l’apprentissage  de la mixité qui imposait de nouveaux codes.

Au lycée on vivait entre garçons et si on parlait des filles et qu’on y pensait encore plus, on les pratiquait peu, n’en déplaise aux rodomontades des Pointers.

 Celles-ci appartenaient au monde extérieur, et on  se préparait avant de  les affronter pour des instants qu’on espérait intenses et qu’on trouvait toujours trop brefs, trop lisses et trop convenus. Même supposés torrides ces instants restaient strictement balisés et se terminaient invariablement à l'heure : les plongées dans le paysage féminin se mesuraient  au plus juste, remontée comprise.

Tout d’un coup, ces superbes objets du désir devenues de simples condisciples s’humanisaient. Elles étaient au milieu de nous, au coude à coude et partageaient le même sort. Elles y gagnaient le naturel de la camaraderie sans rien perdre de  leur mystère.

Et elles savaient fort bien que si la chasse  était  désormais « ouverte » c’était elles qui, à ce jeu,  gardaient la main.

 Il fallait donc gérer de vivre au milieu de nos Déesses (chose au demeurant bien agréable) et tâcher d’avoir bonne mine sous leurs yeux évaluateurs (chose plus délicate).

Le tout en portant une attention soutenue à des cours devenus magistraux dont  chaque minute perdue s’envolait, hélas, définitivement : Fini le farniente ! Plus question de rêvasser ! Ici, brillants et captivants ou  neutres et durs à suivre, les profs remplissaient leur contrat  d’une traite sur le devant de la scène : tout le reste nous appartenait.

Pour autant l’ambiance était loin d’être guindée et l’atmosphère des intercours ne respirait pas la mélancolie.

L’avantage du SPCN c’est qu’on partageait la moitié des cours avec les « PCB » (des sous-évolués, mais on leur pardonnait). Cela faisait bien du monde et pas que du triste. Etre à la Fac dans une Académie qui restait à taille humaine, c’était retrouver  toute sa génération de lycée, élèves de A, B et C confondus. Des retrouvailles d’autant plus réjouissantes qu’elles étaient auréolées de notre nouveau statut.

Pour contenir ce public de tous les dangers il fallait un théâtre qui soit à la hauteur de l’événement. Ce fut l’amphi C.

 

L’Amphi « d’en haut »

 

L’amphi C fut  notre dénominateur commun.

C’était le dernier construit et comme il culminait par rapport aux bons vieux amphis A et B de l’ancienne fac, on l’appelait également l’amphi « d’en haut ».

Il était presque aussi impressionnant que la salle Pierre Bordes et s’enfonçait tel une poupe de navire, au pied ensoleillé du bâtiment neuf de la Faculté Mixte de Médecine et Pharmacie. Du haut des trois étages de sa modernité triomphante, ce dernier toisait fièrement la vieille Université qui prenait cette impudence très sereinement.

La partie émergée de l’amphi était surmontée d’une terrasse en demi-cercle, assez coquette, qui servait de perron et d’entrée au reste du bâtiment.

 

 

Sur la terrasse de l'amphi C, le Professeur Pierre Jacquemin, auteur de mes jours, avec une vipère à cornes  vivante (Cerastes cerastes) que nous venions de ramener du Hoggar. En arrière plan les fameux dragonniers (Dracaena draco).

(cliché J.-L. Jacquemin, Avril 58)

  

L’amphi ouvrait dans le sous-bassement de cette terrasse par deux  portes, une à droite et une à gauche, qui débouchaient sur un terre-plein assez étroit. Il longeait le haut du jardin botanique, en partie clôturé par un grillage. De là on découvrait une perspective descendante très « début du siècle » qui s’inscrivait entre les bâtiments des Sciences Naturelles, à gauche, et ceux du musée d’Anatomie à droite. Ils rejoignaient, en bas, le bâtiment très imposant de la Bibliothèque qui les reliait autour d’une sorte de cour d’honneur  semée d’herbes folles qui avait le charme désuet et reposant d’un promenoir de couvent.

Contribuant encore à cette note traditionnelle, le jardin botanique déclinait en pente douce ses parterres bien ordonnés et soigneusement étiquetés de simples. Deux cheminements agréablement ombragés  permettaient de le contourner.

 Ils desservaient le double escalier à balustres que nous empruntions plusieurs fois par jour pour rejoindre la cour d’honneur et s’abriter sous sa galerie passante ou,  traversant le hall de la Bibliothèque, descendre vers la grande esplanade surplombant la rue Michelet, point de rencontre général avant la mythique plongée vers l’ « Otomatic ».

Des étages de la nouvelle fac on avait aussi le privilège de voir la mer, le port et la baie. On ne s’en privait pas en TP de chimie.

 

(clichés pris du laboratoire de parasitologie. J.-L. Jacquemin, 1960)

 

à gauche de l’amphi C, l’espace était ouvert et agréablement dégagé. Ce qui  restait  du jardin  tropical de l’Ecole de Médecine, héritage du cher Trabut, dégringolait, toujours un peu sauvage, vers la rue Lys du Pac et surplombait l’animation du boulevard Pasteur qui s’engouffrait plus loin sous le « trou des Facs ».

 Ses Dragonniers séculaires projetaient leur ombre exotique sur la volée d’escaliers qui, à flanc de bâtiment, desservait l’amphi B, l’amphi des « naturalistes » et  descendaient jusqu’aux labos de Sciences Naturelles.

Ils ombrageaient aussi un petit chemin infesté de chats (2) qui zigzaguait parmi les Aloès et dévalait jusqu’à l’entrée du bâtiment de la « Microbio » dont l’odeur pénétrante de phénol et de fuschine gardaient la porte qu’on imaginait redoutable.

De cet endroit en se retournant on avait une jolie perspective sur les façades Ouest, qui toisaient le boulevard Pasteur depuis un promenoir confortable bordé par une rampe de pierre accueillante où l’on s’accoudait souvent, entre les cours de  Licence.

 Il butait, vers la rue Michelet, sur l’escalier raide et étroit qui  rattrapait en contre-bas  la grande allée dont les cimes verdoyantes formaient, en arrière-plan,  une somptueuse voûte d’ombre et de verdure.

 

à droite de l’amphi C l’espace était plus chichement mesuré et on se dirigeait, au prix d’un autre escalier (il y en avait décidément beaucoup à Alger), vers les bâtiments de la Physique qui surplombaient de l’autre côté de la fac, l’espace plus plébéien  de la rue Volta.

 

Oui elle était belle, notre fac, et chargée d’histoire. cinquantenaire pour certains labos, centenaire pour d’autres. Ce n’était pas neutre de lui appartenir. Ce n’était pas triste d’y étudier.

 

Carrefour de  Belles

 

Les portes de l’amphi C étaient munies d’une espèce de boyau-entonnoir semblable à l’entrée d’un toril. Comme des bouches elles aspiraient et recrachaient la vie à heures fixes. Le flot se concentrait d’un côté, s’éparpillait de l’autre.

Dehors le soleil, les rires détendus et la lumière vive, les grappes de filles qui guettaient  les camarades à la sortie.

Dedans, la pénombre, la fraîcheur de la lumière tamisée depuis la coupole  par les  hublots en pavé de verre, ou l’éclat artificiel de l’éclairage électrique; les mines studieuses et attentives devenant rigolardes dans l’intercours ; la cohue se pressant dans le brouhaha des bancs surchargés ; l’odeur touffue et tiède de la promiscuité  qu’agrémentait ici et là l’odeur  capiteuse et délicieusement troublante d’un parfum raffiné signalant une « belle » à laquelle on tâchait, courtois, de laisser un peu plus d’espace ne serait-ce que pour la contempler plus à loisir.

Car il faut bien dire qu’il y en avait des « Belles » qui débordaient de féminité parmi nos chères camarades de fac ! Nous étions des privilégiés ! Je garde le souvenir, net comme un clip vidéo, d’une sortie d’intéro-écrite, par la porte de gauche, où s’encadraient amicales et réconfortantes (car en plus elles étaient chic filles) les silhouettes flatteuses de Monique Metzinger, Jacqueline Féminier et Geneviève Beltran. Fameux trio que ces trois Grâces  inséparables !

Elles n’étaient pas les seules. L’amphi était parsemé de filles agréables et bonnes camarades dont je garde un souvenir ému même si les noms, parfois, se sont effacés avec le temps.

 

Plus « théâtre » qu’amphi ...

 

L’amphi C était un théâtre.

Les gradins dessinaient l’amorce d’un quart de cercle presque parfait et descendaient en pente douce avec une espèce d’aisance  trompeuse car l’espace y était mesuré.

Le plafond plutôt bas augmentait l’allure de salle de spectacle.

En bas, la « scène » était bordée, face au public, d’une longue paillasse de faïence blanche dominée en arrière-plan  par le triptyque vert sombre de l’immense tableau « noir » à panneaux coulissants.

Pour que nul n’ignore la vocation des lieux, il était surmonté des signes cabalistiques de la Classification Périodique des éléments.

Encadrant ce Tableau, côté cour comme côté jardin une porte de scène.

 

Les acteurs y soignaient leur entrée.

 

Berlande sortait toujours par celle de droite tandis que Granier, imperturbable, gardait en général celle de gauche et disparaissait par moments, sur un signe imperceptible de son Maître,  pour des missions aussi discrètes qu’inconnues.

à gauche, un escalier plus majestueux descendait des cintres depuis le hall du bâtiment de Médecine et permettait, à l’occasion, des entrées solennelles dont Perrot et Quézel étaient friands.

Durchon, remontant du bâtiment des Sciences Nat, arrivait à pied, décontracté et très à l’aise, sûr de sa cote. Il entrait tranquillement par la porte des étudiants, un mince dossier  sous le bras gauche, la main droite élégamment enfoncée dans la poche du pantalon de son  costume bleu marine, au pli toujours impeccable. Il descendait, sourire carnassier aux lèvres, sur notre droite, pas fâché du frisson qu’il déclenchait dans le public féminin.

Durchon était la statue vivante de la classe, de l’élégance, du charme et de la séduction…

Et quel enseignant !

 

Car les plaisirs de l’amphi C c’étaient aussi ces cours magistraux, nouveaux pour nous, et ces notes qu’il fallait prendre à la volée en sélectionnant l’essentiel tout en en suivant le fil passionnant du propos car on avait tout de même quelques ténors de haute volée à disposition dans cet amphi !

Tous ces bons maîtres qui ont forgé notre jeunesse méritent qu’on en parle plus en détail. Certains, il faut bien le dire, avaient une sacrée personnalité.

 

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Notes

 

(1)   Ce choix parfaitement délibéré peut surprendre et a d’ailleurs beaucoup surpris même de bons copains que je devais retrouver un peu plus tard en Médecine. Il a également surpris certains de mes Maîtres en Sciences qui me voyaient  un avenir de biologiste ou de géologue et me firent en fin de licence des propositions plus qu’intéressantes, mais ma route était fixée d‘avance.

Elle devait passer à la fois par ce goût (passion ?) de naturaliste que mon Père m’avait inoculé dès mon plus jeune âge et cet exercice médical de clinicien, ce besoin impératif de « soigner » dont mes deux parents m’avaient donné l’exemple à Oran. Je n’aurais pu y échapper.

La vraie passion, cette fois, de la lutte contre les grandes endémies parasitaires, découverte à Ouargla alors que j’avais à peine 7 ans, avait le bon goût de réunir les deux. Séjour initiatique. Je le raconterai plus en détail quelque jour. J’en ai déjà dit des bribes ici et là.

Mon père était un homme d’une intelligence fulgurante (quand il voulait bien) et surtout magnifiquement construite. Il avait une très forte personnalité et un charisme irrésistible. C’était aussi un homme d’action qui avait une « gueule » pas possible. Il aurait séduit n’importe qui. Nous eûmes tous  les deux des rapports exceptionnels et d’une rare complicité. Notre attachement mutuel, assez rare, ne nous empêcha jamais de rester nous même et  indépendants l’un de l’autre malgré presque 15 ans de collaboration affectueuse (ce qui ne nous empêchait pas de nous engueuler copieusement et régulièrement).

 

(2) Une vieille dame venait les  nourrir quotidiennement au désespoir du brave Gaby et le sol était jonché de reliefs divers, il est vrai assez répugnants. Elle montait en passant par les escaliers jouxtant la  pissotière qui trônait rue Lys du Pac. Cette pissotière, au demeurant fort commode car il y en avait peu à Alger, était connue à cause du « kilo » qui avait élu domicile à côté et dont c’était la salle d’eau. Quand il était très aviné il lui arrivait d’en laisser voir plus qu’il n’en fallait à l’extérieur, ce qui faisait scandale.

 

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