Bienvenue au SPCN
Rentrer à la Fac, c’était passer aux choses
sérieuses.
Trop sérieuses même.
A la rentrée 1955 j’avais 17 ans et un peu de
temps devant moi pour faire médecine ce qui restait mon but final. Je n’avais
qu’une envie : faire des « Sciences Nat », un véritable engouement
depuis l’enfance.
C’était une manière agréable et utile de préparer un
parcours vers la Parasitologie où une formation solide de
« naturaliste » est indispensable. Depuis la révélation à Ouargla, en
1944-45 des arcanes de la lutte antipaludique, j’avais décidé de suivre
les traces de mon Père et de partager sa passion. Cinquante ans après
c’est toujours vrai.(1)
En plein accord avec lui, je m’inscrivis donc en SPCN, ce
qui ne m’empêcha pas d’avoir un peu le spleen quand, en fin d’année, mes
camarades de promo de PCB enfilèrent leur blouse de carabins pour
entrer en Médecine.
Dans les entrailles du monstre
Le SPCN fut le Paradis grâce à quelques ténors dont je
buvais les paroles comme Durchon, Laffitte, Quezel et Guinochet et un
enfer car il y avait les maths, la physique et la chimie auxquels la
série A-Philo m’avait mal préparé.
Mes chères « humanités » de Gautier m’avaient mal armé
pour une carrière scientifique et j’ai béni dans la suite d’avoir pu
bénéficier, entre autres, des cours de Couchet, qui aurait fait
assimiler les maths, les statistiques et la physique à n’importe qui.
Surtout il y avait la chimie de Berlande, pavé certes
bien emballé car c’était un bon enseignant mais supérieurement indigeste
par son volume.
Son intransigeance boulimique en faisait l’obstacle quasi
insurmontable de ce certificat démentiel. On vivait obsédé par la
chimie.
Il avait inventé un système imparable : une interrogation
écrite en début d’année où il fallait avoir la moyenne sauf à devoir
repasser devant lui à l’oral jusqu’à son obtention ce qui arrivait
avant la fin de l’année seulement pour quelques « accros », mordus
comme lui.
Malgré ce coaching obligatoire et bénévole bien peu
d’entre nous réussirent à digérer assez de chimie Géné, Miné ou Orga,
pour rassasier cet ogre du premier coup.
Mais j’en reparlerai. C’était hors de l’amphi, un homme
affable, discret et bienveillant, et, indiscutablement un excellent
prof de chimie.
Le SPCN, dans les années 55-57 était un certificat
monstrueux : il me fallut 2 ans pour maîtriser ce monstre, unique
redoublement de toute une vie; à côté de cela je m’estime privilégié de
l’avoir suivi car c’était une bonne formation qui disparut par la suite.
Il n’y avait pas meilleure propédeutique scientifique que
ce monument tentaculaire qui mettait la barre très haut et ouvrait
aussi facilement sur les Sciences dites « exactes » que sur les
Biologiques.
C’est vrai que la première année je m’étais un peu laissé
vivre et dépasser par la somme de travail à fournir sans commune mesure
avec le niveau d’une, même « bonne », classe de Philo.
Je crois, par contre, n’avoir jamais « bûché » de toute
ma vie comme la deuxième année de SPCN . Je crois surtout y avoir appris
définitivement à résumer, ficher, et organiser mes connaissances (merci
au passage à Raymond Vayssière pour les conseils), méthode qui m’a rendu
service dans la suite et que j’ai tâché de transmettre.
Ceci étant dit restons modeste, la chimie de Berlande
continua de me tenir la dragée haute trois sessions de suite.
Un monde enfin mixte
Le SPCN c’était découvrir la vie d’étudiant.
J’étais un peu chez moi à la Fac car je fréquentais le
labo de Parasito où le vieux Bourrhis, technicien hors pair et
« pilier » de la boutique, m’avait pris sous son aile.
J’avais déjà le sentiment d’appartenir aux murs ce qui
ne me donnait d’ailleurs pas d’avantage particulier pour me coltiner le
boulot d’amphi ou gérer mes rapports avec les camarades. D’un certain
côté ça me privait même de partager avec eux l’ivresse du « continent
neuf ».
ça m’obligeait aussi à une certaine réserve.
Mais ça ne m’empêchait pas d’être heureux !
La Fac c’était la liberté émancipée mais c’était aussi
l’apprentissage de la mixité qui imposait de nouveaux codes.
Au lycée on vivait entre garçons et si on parlait des
filles et qu’on y pensait encore plus, on les pratiquait peu, n’en
déplaise aux rodomontades des Pointers.
Celles-ci appartenaient au monde extérieur, et on
se préparait avant de les affronter pour des instants qu’on
espérait intenses et qu’on trouvait toujours trop brefs, trop lisses et
trop convenus. Même supposés torrides ces instants restaient strictement
balisés et se terminaient invariablement à l'heure : les plongées dans
le paysage féminin se mesuraient au plus juste, remontée comprise.
Tout d’un coup, ces superbes objets du désir devenues de
simples condisciples s’humanisaient. Elles étaient au milieu de nous, au
coude à coude et partageaient le même sort. Elles y gagnaient le naturel
de la camaraderie sans rien perdre de leur mystère.
Et elles savaient fort bien que si la chasse était
désormais « ouverte » c’était elles qui, à ce jeu, gardaient la main.
Il fallait donc gérer de vivre au milieu de nos Déesses
(chose au demeurant bien agréable) et tâcher d’avoir bonne mine sous
leurs yeux évaluateurs (chose plus délicate).
Le tout en portant une attention soutenue à des cours
devenus magistraux dont chaque minute perdue s’envolait, hélas,
définitivement : Fini le farniente ! Plus question de rêvasser ! Ici,
brillants et captivants ou neutres et durs à suivre, les profs
remplissaient leur contrat d’une traite sur le devant de la scène :
tout le reste nous appartenait.
Pour autant l’ambiance était loin d’être guindée et
l’atmosphère des intercours ne respirait pas la mélancolie.
L’avantage du SPCN c’est qu’on partageait la moitié des
cours avec les « PCB » (des sous-évolués, mais on leur pardonnait).
Cela faisait bien du monde et pas que du triste. Etre à la Fac dans une
Académie qui restait à taille humaine, c’était retrouver toute sa
génération de lycée, élèves de A, B et C confondus. Des retrouvailles
d’autant plus réjouissantes qu’elles étaient auréolées de notre nouveau
statut.
Pour contenir ce public de tous les dangers il fallait un
théâtre qui soit à la hauteur de l’événement. Ce fut l’amphi C.
L’Amphi « d’en haut »
L’amphi C fut notre dénominateur commun.
C’était le dernier construit et comme il
culminait par rapport aux bons vieux amphis A et B de l’ancienne fac, on
l’appelait également l’amphi « d’en haut ».
Il était presque aussi impressionnant que la salle Pierre
Bordes et s’enfonçait tel une poupe de navire, au pied ensoleillé du
bâtiment neuf de la Faculté Mixte de Médecine et Pharmacie. Du haut des
trois étages de sa modernité triomphante, ce dernier toisait fièrement
la vieille Université qui prenait cette impudence très sereinement.
La partie émergée de l’amphi était surmontée d’une
terrasse en demi-cercle, assez coquette, qui servait de perron et
d’entrée au reste du bâtiment.
Sur la terrasse de
l'amphi C, le Professeur Pierre Jacquemin, auteur de mes jours, avec
une vipère à cornes vivante (Cerastes cerastes) que nous venions de
ramener du Hoggar. En arrière plan les fameux dragonniers (Dracaena
draco).
(cliché J.-L. Jacquemin,
Avril 58)
L’amphi ouvrait dans le sous-bassement de cette terrasse
par deux portes, une à droite et une à gauche, qui débouchaient sur un
terre-plein assez étroit. Il longeait le haut du jardin botanique, en
partie clôturé par un grillage. De là on découvrait une perspective
descendante très « début du siècle » qui s’inscrivait entre les
bâtiments des Sciences Naturelles, à gauche, et ceux du musée d’Anatomie
à droite. Ils rejoignaient, en bas, le bâtiment très imposant de la
Bibliothèque qui les reliait autour d’une sorte de cour d’honneur semée
d’herbes folles qui avait le charme désuet et reposant d’un promenoir de
couvent.
Contribuant encore à cette note traditionnelle, le jardin
botanique déclinait en pente douce ses parterres bien ordonnés et
soigneusement étiquetés de simples. Deux cheminements agréablement
ombragés permettaient de le contourner.
Ils desservaient le double escalier à balustres que nous
empruntions plusieurs fois par jour pour rejoindre la cour d’honneur et
s’abriter sous sa galerie passante ou, traversant le hall de la
Bibliothèque, descendre vers la grande esplanade surplombant la rue
Michelet, point de rencontre général avant la mythique plongée vers
l’ « Otomatic ».
Des étages de la nouvelle fac on avait aussi le privilège
de voir la mer, le port et la baie. On ne s’en privait pas en TP de
chimie.
(clichés pris du laboratoire de parasitologie. J.-L. Jacquemin,
1960)
à gauche de l’amphi C, l’espace était ouvert et
agréablement dégagé. Ce qui restait du jardin tropical de l’Ecole de
Médecine, héritage du cher Trabut, dégringolait, toujours un peu
sauvage, vers la rue Lys du Pac et surplombait l’animation du boulevard
Pasteur qui s’engouffrait plus loin sous le « trou des Facs ».
Ses Dragonniers séculaires projetaient leur ombre
exotique sur la volée d’escaliers qui, à flanc de bâtiment, desservait
l’amphi B, l’amphi des « naturalistes » et descendaient jusqu’aux labos
de Sciences Naturelles.
Ils ombrageaient aussi un petit chemin infesté de chats (2)
qui zigzaguait parmi les Aloès et dévalait jusqu’à l’entrée du bâtiment
de la « Microbio » dont l’odeur pénétrante de phénol et de fuschine
gardaient la porte qu’on imaginait redoutable.
De cet endroit en se retournant on avait une jolie
perspective sur les façades Ouest, qui toisaient le boulevard Pasteur
depuis un promenoir confortable bordé par une rampe de pierre
accueillante où l’on s’accoudait souvent, entre les cours de Licence.
Il butait, vers la rue Michelet, sur l’escalier raide et
étroit qui rattrapait en contre-bas la grande allée dont les cimes
verdoyantes formaient, en arrière-plan, une somptueuse voûte d’ombre et
de verdure.
à droite
de l’amphi C l’espace était plus chichement mesuré et on se dirigeait,
au prix d’un autre escalier (il y en avait décidément beaucoup à Alger),
vers les bâtiments de la Physique qui surplombaient de l’autre côté de
la fac, l’espace plus plébéien de la rue Volta.
Oui elle était belle, notre fac, et chargée d’histoire.
cinquantenaire pour certains labos, centenaire pour d’autres. Ce n’était
pas neutre de lui appartenir. Ce n’était pas triste d’y étudier.
Carrefour de Belles
Les portes de l’amphi C étaient munies d’une espèce de
boyau-entonnoir semblable à l’entrée d’un toril. Comme des bouches elles
aspiraient et recrachaient la vie à heures fixes. Le flot se concentrait
d’un côté, s’éparpillait de l’autre.
Dehors le soleil, les rires détendus et la lumière vive,
les grappes de filles qui guettaient les camarades à la sortie.
Dedans, la pénombre, la fraîcheur de la lumière tamisée
depuis la coupole par les hublots en pavé de verre, ou l’éclat
artificiel de l’éclairage électrique; les mines studieuses et attentives
devenant rigolardes dans l’intercours ; la cohue se pressant dans le
brouhaha des bancs surchargés ; l’odeur touffue et tiède de la
promiscuité qu’agrémentait ici et là l’odeur capiteuse et
délicieusement troublante d’un parfum raffiné signalant une « belle » à
laquelle on tâchait, courtois, de laisser un peu plus d’espace ne
serait-ce que pour la contempler plus à loisir.
Car il faut bien dire qu’il y en avait des « Belles » qui
débordaient de féminité parmi nos chères camarades de fac ! Nous étions
des privilégiés ! Je garde le souvenir, net comme un clip vidéo, d’une
sortie d’intéro-écrite, par la porte de gauche, où s’encadraient
amicales et réconfortantes (car en plus elles étaient chic filles) les
silhouettes flatteuses de Monique Metzinger, Jacqueline Féminier et
Geneviève Beltran. Fameux trio que ces trois Grâces inséparables !
Elles n’étaient pas les seules. L’amphi était parsemé de
filles agréables et bonnes camarades dont je garde un souvenir ému même
si les noms, parfois, se sont effacés avec le temps.
Plus « théâtre » qu’amphi ...
L’amphi C était un théâtre.
Les gradins dessinaient l’amorce d’un quart de cercle
presque parfait et descendaient en pente douce avec une espèce
d’aisance trompeuse car l’espace y était mesuré.
Le plafond plutôt bas augmentait l’allure de salle de
spectacle.
En bas, la « scène » était bordée, face au
public, d’une longue paillasse de faïence blanche dominée en
arrière-plan par le triptyque vert sombre de l’immense tableau « noir »
à panneaux coulissants.
Pour que nul n’ignore la vocation des lieux, il était
surmonté des signes cabalistiques de la Classification Périodique des
éléments.
Encadrant ce Tableau, côté cour comme côté
jardin une porte de scène.
Les acteurs y soignaient leur entrée.
Berlande sortait toujours par celle de droite tandis que
Granier, imperturbable, gardait en général celle de gauche et
disparaissait par moments, sur un signe imperceptible de son Maître,
pour des missions aussi discrètes qu’inconnues.
à gauche, un escalier plus majestueux descendait des
cintres depuis le hall du bâtiment de Médecine et permettait, à
l’occasion, des entrées solennelles dont Perrot et Quézel étaient
friands.
Durchon, remontant du bâtiment des Sciences Nat, arrivait
à pied, décontracté et très à l’aise, sûr de sa cote. Il entrait
tranquillement par la porte des étudiants, un mince dossier sous le
bras gauche, la main droite élégamment enfoncée dans la poche du
pantalon de son costume bleu marine, au pli toujours impeccable. Il
descendait, sourire carnassier aux lèvres, sur notre droite, pas fâché
du frisson qu’il déclenchait dans le public féminin.
Durchon était la statue vivante de la classe, de
l’élégance, du charme et de la séduction…
Et quel enseignant !
Car les plaisirs de l’amphi C c’étaient aussi ces cours
magistraux, nouveaux pour nous, et ces notes qu’il fallait prendre à la
volée en sélectionnant l’essentiel tout en en suivant le fil passionnant
du propos car on avait tout de même quelques ténors de haute volée à
disposition dans cet amphi !
Tous ces bons maîtres qui ont forgé notre jeunesse
méritent qu’on en parle plus en détail. Certains, il faut bien le dire,
avaient une sacrée personnalité.
Pour lire la suite, cliquer sur le titre
Portraits de maîtres
Cliquer
Notes
(1)
Ce choix parfaitement délibéré
peut surprendre et a d’ailleurs beaucoup surpris même de bons copains
que je devais retrouver un peu plus tard en Médecine. Il a également
surpris certains de mes Maîtres en Sciences qui me voyaient un avenir de
biologiste ou de géologue et me firent en fin de licence des
propositions plus qu’intéressantes, mais ma route était fixée d‘avance.
Elle devait passer à la fois par ce goût (passion ?) de naturaliste que
mon Père m’avait inoculé dès mon plus jeune âge et cet exercice médical
de clinicien, ce besoin impératif de « soigner » dont mes deux parents
m’avaient donné l’exemple à Oran. Je n’aurais pu y échapper.
La vraie
passion, cette fois, de la lutte contre les grandes endémies
parasitaires, découverte à Ouargla alors que j’avais à peine 7 ans, avait
le bon goût de réunir les deux. Séjour initiatique. Je le raconterai
plus en détail quelque jour. J’en ai déjà dit des bribes ici et là.
Mon
père était un homme d’une intelligence fulgurante (quand il voulait
bien) et surtout magnifiquement construite. Il avait une très forte
personnalité et un charisme irrésistible. C’était aussi un homme
d’action qui avait une « gueule » pas possible. Il aurait séduit
n’importe qui. Nous eûmes tous les deux des rapports exceptionnels et
d’une rare complicité. Notre attachement mutuel, assez rare, ne nous
empêcha jamais de rester nous même et indépendants l’un de l’autre
malgré presque 15 ans de collaboration affectueuse (ce qui ne nous
empêchait pas de nous engueuler copieusement et régulièrement).
(2)
Une vieille dame venait les nourrir quotidiennement au désespoir du
brave Gaby et le sol était jonché de reliefs divers, il est vrai assez
répugnants. Elle montait en passant par les escaliers jouxtant la
pissotière qui trônait rue Lys du Pac. Cette pissotière, au demeurant
fort commode car il y en avait peu à Alger, était connue à cause du
« kilo » qui avait élu domicile à côté et dont c’était la salle d’eau.
Quand il était très aviné il lui arrivait d’en laisser voir plus qu’il
n’en fallait à l’extérieur, ce qui faisait scandale.
Retour aux Années FAC
Retour Accueil Es'mma |