LE CONCOURS DES BOURSES 

nouvelle de Jean Bogliolo

 Cette nouvelle est
extraite du tome XII de "l'algérie de papa" - 1982
avec l'aimable autorisation de Félix Bogliolo

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llustration d'introduction de Jean Brua, d'après une huile sur toile de Taddei
illustrations ES'MMA pour la plupart empruntées à la photothèque de Jean-Paul Follacci
reproduction du tableau de M Boitel avec l'autorisation de la Galerie Danielle Bourdette-Gorzkowski - Honfleur 


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Le jeune Jacot Gisbert - il n'avait pas encore tout à fait dix ans - devait se présenter au concours des bourses d'État pour l'entrée au lycée, ou dans un autre établissement d'enseignement secondaire. Or l'enjeu était d'importance à la fois pour lui-même et son avenir, et pour sa famille. Son père, en effet, mobilisé dès le début de la première guerre mondiale, lors de la naissance de l'enfant, n'avait regagné le pays natal que bien après la fin des hostilités, dans un cercueil de plomb. Le nom du défunt figurait parmi des milliers d'autres, gravé dans la pierre, sur l'imposant monument aux morts du square Laferrière, œuvre du sculpteur Landowski et qui, de toute sa hauteur, domine de loin la baie d'Alger.



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L'orphelin eut droit au titre de "pupille de la Nation" plus à la gratuité des livres scolaires. Or, maintenant, il s'agissait d'aller plus loin que l'école primaire. Jacot vivait avec sa mère, restée veuve, et ses grands-parents maternels. Les bien modestes ressources de la famille n'étaient alimentées que par la retraite du grand-père, petit pensionné d'État, et par la dérisoire pension de la veuve de guerre.

Orthographe, grammaire et rédaction, histoire et géographie, opérations, problèmes et calcul mental - cet entraînement-là était, à pareille époque, intensif à l'école primaire. Le renfort reçu grâce au travail supplémentaire de Jacot, accompli à domicile sous la surveillance de sa mère, en doublait l'efficacité. Certes, les résultats du candidat novice étaient en général largement satisfaisants. Néanmoins, ces seuls mots d'examen et de concours, d’"épreuves" surtout, fort nouveaux pour lui, avaient quelque chose d'effrayant et de quoi faire trembler tous les plus braves. Cela lui paraissait comme un monde lointain, un pic inaccessible. Il serait seul pour affronter les difficultés - seul, c'est-à-dire en dehors de l'habituel milieu familial et scolaire. Il aurait affaire à des maîtres inconnus, au milieu de candidats venus de tous les horizons - et à l'autre bout de la ville, puisque la lettre de convocation du candidat portait la mention : "École de la rue Rochambeau, à Bab-el-Oued." Bref, le tout formait une riche matière bonne à jeter le trouble dans la conscience enfantine la plus impavide.



école de la rue Rochambeau à Bab-el-Oued


Mais, en même temps qu'il appréhendait le danger, Jacot, par un curieux contraste de sentiments, désirait vivement en voir se rapprocher le moment. Il eût voulu pouvoir tantôt éloigner à jamais le jour fatal - tantôt accélérer le cours du temps pour affronter au plus vite ce même jour. Et le soir, avant de s'endormir la prière faite, il ne manquait pas d'invoquer supplémentairement, avec une ferveur insistante, les tutélaires puissances célestielles pour que, venu le moment du danger, elles l'éclairassent de toutes leurs pénétrantes lumières.

* * *

Les épreuves écrites du concours devaient commencer un lundi matin.

Comme il ne s'agissait pas d'arriver à l'aurore et afin d'éviter de subir une attente énervante, il ne fut pas question de prendre un billet d'aller-retour en tram, car l'heure où l'on délivrait ce genre de billet serait dépassée : elle ne concernait que les travailleurs matinaux. La mère, qui accompagnait l'enfant, prit donc pour son fils un billet d'aller simple. À leur arrivée devant la porte de l'école, ils virent, stationnant sur le trottoir, quelques groupes composés d'élèves et de parents, car l'autorité académique avait concentré au même endroit tous les candidats de la ville.

Jacot, maintenant, connaissait le chemin. Sa mère partit en lui remettant une pièce de dix centimes en bronze, destinée à lui permettre d'acheter le ticket du retour à la fin des épreuves. Puis ce furent les derniers conseils : "Relis-toi bien... N'oublie pas la ponctuation... Surveille l'orthographe, même en dehors de la dictée... Pour les opérations, fais la preuve par neuf...

- Oui... Oui, maman... Bien sûr, maman" répondait invariablement Jacot. Puis la porte de l'école s'ouvrit. Sa mère l'embrassa bien fort sur les deux joues. Et Jacot entra dans l'antre, mêlé au flot pressé des autres candidats, le cœur battant un peu la chamade, mais le pas ferme, et jetant autour de lui un regard légèrement effaré.

* * *

II n'eut guère le temps d'examiner la cour de l'école, plantée de faux poivriers, car ce fut aussitôt l'appel. Lut la liste alphabétique des noms un monsieur parfaitement chauve, mais, par naturelle compensation, moustachu à souhait pour mieux étaler vers le bas ce qui lui manquait sur les hauteurs. Afin de bien prononcer, le lecteur appliquait presque sur la feuille qu’il tenait d’une main tremblante comme sa voix les besicles dont il chaussait son nez.

On passa ensuite à l'installation des candidats. Chacun avait sa place numérotée, sa petite table bien séparée des autres, avec son nom magnifiquement calligraphié sur une étiquette dont les lettres blanches contrastaient avec le bois noir du pupitre. Jacot contemplait, non sans une certaine émotion, cet insolite spectacle. Tous les élèves présents lui paraissaient beaucoup plus âgés que lui; et cette constatation ne laissait pas de l'impressionner fort. Il se sentait un peu perdu.

Après une attente silencieuse dont la prolongation lui parut chargée de sourdes menaces arriva un autre monsieur, porteur, au contraire du précédent, d'une crinière léonine (mais que, toujours par compensation naturelle, ne complétait aucune moustache) et, supplémentairement, porteur aussi d'un paquet de feuilles blanches, qu'il répartit sur les tables avec une générosité rare. Ce second monsieur venait escorté d'un troisième, au système pileux sans défaut puisqu'il était ensemble chevelu, moustachu et barbu. "Voilà, se dit ingénument Jacot, la Sainte Trinité."

Le troisième arrivant, dès le départ du second, déploya d'un geste large une aussi large enveloppe jaune, la décacheta avec solennité pour en extraire une feuille dactylographiée qu'il se mit à dicter après avoir lu le titre: "La cueillette des mûres". Puis il consulta sa montre; et, au bout du temps imparti pour l'épreuve, il ramassa les copies, sans gratifier les traînards d'une minute supplémentaire ni leur octroyer un regard de commisération. Après quoi les autres épreuves de français se déroulèrent selon les mêmes cérémonial et rythme: questionnaire grammatical, qui permit à Jacot de se battre en un rude corps à corps contre les perfides homonymes et les participes passés aux accords méandreux - rédaction au sujet choisi en parfaite harmonie avec le texte de la dictée, puisqu'il ne s’agissait de rien de moins que du "Ramassage des champignons."

Et ce fut la mi-temps. Jacot en profita pour croquer une pomme tenue en réserve dans la poche gauche de son pantalon afin de se restaurer au moment voulu. Un peu ébloui par le déroulement des faits, plein de respect pour tous les "Messieurs" qu'il avait vu évoluer, saisi d'admiration pour l'impeccable organisation dans le rythme sûr de laquelle il se sentait ravi comme fétu de paille, il vivait un peu comme en rêve, ne sachant trop ce qui l'emportait, ou d'une réalité mécanique ou d'une féerie prometteuse.

On passa ensuite aux opérations de calcul et aux problèmes d'arithmétique. Il fut naturellement question de chefs de gare soit zélés soit lambins, et de mécaniciens conducteurs de trains à classe unique, mais les uns de voyageurs, les autres de marchandises - et qui, partis de points tour à tour perpendiculaires ou parallèles, à la minute X et à la vitesse Y doivent se rencontrer au lieu Z et à l’heure H, qu’il convient de préciser avec une rigueur toute scientifique pour éviter le pire. Jacot se flatta de s'être tiré des postes d'aiguillage, des gares de triage et des points de croisement sans déraillement ni télescopage de matériel, tout comme sans dommage pour les sac postaux, les voyageurs, les colis et les gardes-barrières, après avoir mis en œuvre la totalité des complexes ressources acrobatiques d’une pure gymnastique mathématico-cérébrale.

Là se terminait la première partie des épreuves.

* * *

L'après-midi était réservée au repos - du moins pour les candidats. Quant aux examinateurs, ils la consacreraient à la correction des travaux écrits du matin. Les épreuves orales devaient se dérouler le lendemain: histoire-géographie; et le calcul mental, ou épreuve-reine, semblait-il, par le jeu subtil des coefficients. Le jury se réunirait aussitôt après pour procéder à la collation des notes, établir le total des points obtenus à l'écrit et à l’oral, opérer le classement et proclamer les résultats devant une assistance anxieuse.

Jacot passa cette après-midi-là dans un état de glorieuse incertitude, quoiqu'avec une secrète pincée de sourde angoisse qui lui saupoudrait le cœur par intermittence, dans la cruelle attente du lendemain. À la maison, par prudence diplomatique et afin de ne point troubler le candidat par des questions oiseuses autant qu'énervantes., nul ne lui demanda ses impressions; et lui-même, il les garda enfouies dans le secret.

Le mardi matin, il partit seul, comme un vieil habitué de la ligne. Il paya fièrement son ticket avec la pièce de dix centimes en bronze noirci que sa mère lui avait remise à cet effet. Ronde et polie par l'usage, légèrement graisseuse la monnaie représentait à l’endroit ce qu'il prenait pour une luisante déesse romaine laurée, avec, disposée en cercle autour d’elle comme une auréole triplement alléchante, la devise: "Liberté - Egalité - Fraternité".




Puis Jacot prit place à l'avant de la motrice pour se griser de l'air vif qui - si relative que fût la vitesse du tram - lui picotait et fouettait le visage. Et, en même temps qu'il jouissait mieux ainsi du spectacle que lui offrait la traversée de la ville d'une extrémité à l'autre, ainsi installé en tête du convoi à côté du wattman, il éprouvait la glorieuse sensation, un peu prémonitoire, de figurer parmi les premiers. "Ah songeait-il, si seulement ça pouvait être comme ça tout à l'heure !".





Et il descendit au même arrêt que la veille, conscient de son importance. Désormais, il volait de ses propres ailes - il devenait quelqu'un - il était presque un homme puisqu’il voyageait seul, sous sa propre responsabilité !

* * *

Pourtant Jacot ne se trouvait pas aussi seul qu'il le croyait. Il avait une compagnie précieuse et nécessaire: la seconde pièce de dix centimes en bronze que, au départ de la maison, sa mère lui avait remise en même temps que celle qu'il venait d'utiliser pour l'aller. La monnaie devait lui servir pour payer sa place de retour après proclamation des résultats. "Surtout, lui dit sa mère entre autres recommandations, ne la perds pas: tu en auras besoin." Il gardait donc la pièce enfouie au fond de la poche droite de sa culotte courte, sous le mouchoir, pour être sûr qu elle ne s'échapperait pas. De temps à autre il tâtait de la main l'étoffe extérieure afin de vérifier que son viatique était toujours là, comme s'il se fût agi du plus opulent des trésors.

L'oral se déroula de façon satisfaisante pour le jeune candidat qui avait l'impression - ou l'illusion - que, sans qu'il s'expliquât bien le pourquoi, tous ces Messieurs étaient gentils pour lui. Car tout le monde lui souriait - peut-être à cause soit de son extrême jeunesse, soit de son air encore un peu fillette ou Bécassine, soit de son genre d'habillement. Sa veste en effet loin de suivre la mode, et outre qu'elle lui allait un peu juste, relevait plutôt du style baroque, avec un aspect légèrement archaïque dans sa coupe rococo. Car c'était sa grand mère qui s'érigeant en maître tailleur arbitre des élégances masculines, à la fois par souci d’économie et manie de passe-temps, lui confectionnait ses costumes en coupant vaille que vaille et en rapetassant tant bien que mal divers coupons d'étoffe achetés en ville, lors des soldes en morte saison.

Jacot fut brillant en histoire et géographie. Ne connaissait-il pas sans défaillance de mémoire la date des principaux malheurs qui jalonnent la marche de l'humanité, ainsi que l'étendue des principaux pays du monde, la densité de leur population au k², le nom de leurs capitale et grandes villes, et celui des préfectures et sous-préfectures des départements français ?

Quant au calcul mental, ses ressorts et rouages cérébraux étant fort bien montés et graissés chez lui, il s'y montra fulminant de réflexes devant le tableau noir, durant cette originale course contre la montre... des chiffres. L'examinateur écrivait la question au tableau, laissait au candidat un instant de réflexion pour accorder au déclic de la pensée le temps de jouer avec la maîtrise d’un équilibriste funambule. Puis, d'un coup violent de sa longue règle, il frappait le pupitre derrière lequel il se trouvait assis, afin d'indiquer que c'en était fini de la méditation réflexive. Sous peine d'un zéro à cette question, le candidat devait aussitôt soit énoncer sa réponse à haute voix, soit l'écrire au tableau.

Lorsque ce fut fini pour tous, les élèves évacuèrent les salles de classe et quittèrent l'école pour permettre aux "Messieurs" de délibérer en paix, hors de toute pression étrangère et sans que le secret pût transpirer jusqu'à l'heure où la liste officielle des heureux élus serait proclamée, puis affichée à la porte de l'établissement, dans la petite vitrine destinée aux "Avis" et accrochée au mur d'entrée.

Durant cette attente angoissante, les postulants non encore impétrants restaient sur le trottoir, certains, de lassitude, assis à même le sol, d'autres groupés en vertu de subtiles affinités électives qui avaient pu se déclarer durant ces deux matinées passées en commun, ou parce qu'ils étaient de la même école, du même quartier...

Comme Jacot se trouvait le seul de son école, de son quartier, comme, en outre, il sentait confusément qu'on le regardait parfois avec un certain air de moquerie, à cause de sa jeunesse chérubine ou de la façon originale dont il était fagoté, il demeurait seul, arpentant le trottoir, et de plus en plus nerveux à mesure que se prolongeait l'attente des résultats. "Mais que diable font tous ces Messieurs ?" se demandait-il impatiemment, tandis que les autres candidats se mettaient à jouer aux billes ou aux noyaux dont certains prévoyants avaient pris avec eux un sac bien gonflé (car, depuis quelque temps déjà, les abricots se vendaient sur les marchés de la ville).

* * *

Or, à un certain moment, et après avoir croqué la pomme gardée en réserve contre la faim dans la poche gauche de sa culotte, Jacot eut besoin de se moucher. D'un geste brusque il tira son mouchoir de sa poche droite sans plus penser, dans sa hâte fébrile, au trésor sous-jacent. Au même instant, un petit bruit métallique résonna sur le ciment des dalles du trottoir.

Toute fière de se voir tirée des obscures profondeurs de la culotte pour s'exhiber en pleine lumière, toute pimpante dans son ivresse de neuve liberté, la vieille, précieuse et irremplaçable pièce de dix centimes en bronze, pétulante comme un poulain ou un chiot libéré, se mit à se dandiner, virevolter et cabrioler dans une valse-hésitation sous le soleil. Puis, jouant à saute-mouton et à la pirouette, faute d'avoir maîtrisé l'élan initial reçu au sortir de la poche, elle alla droit s'engloutir à jamais dans une bouche d'écoulement des eaux dont le caniveau, qui béait devant elle, l'aspira goulûment - avant même que Jacot, médusé de surprise et comme hypnotisé devant ce périlleux ballet, eût pu la stopper dans sa course-suicide en l'aplatissant d’un coup de semelle de soulier.






Mais il n'eut guère loisir de réfléchir sur-le-champ à cette perte irréparable, et d'en peser les conséquences pour se lamenter sans espoir. Car, juste à ce moment aussi, la porte de l'école s'ouvrit pour la proclamation et l'affichage des résultats du concours des bourses.

Et Jacot se trouva simultanément tiraillé entre deux désirs contraires: connaître son sort de candidat, ou tenter, contre toute espérance, la récupération de la pièce fugitive. L'instinct de curiosité l'emporta aussitôt sur l’instinct de propriété. S'approchant à la hâte, il arriva pour entendre prononcer son nom, cité parmi les premiers par ordre de mérite à cause du rang obtenu au classement général. Quel soulagement ! - quelle céleste allégresse !

Cependant, sa joie fut immédiatement tempérée par l’idée de la disparition de sa pièce de dix centimes - laquelle s'imposait avec tyrannie à son esprit maintenant aussi satisfait que déconcerté. Il se sentait tour à tour proche de l’exaltation pour le succès obtenu ou de l'abattement pour la perte subie. Ainsi, à la différence des autres candidats heureux ou malheureux (les uns riant à cause de leur réussite, les autres pleurant à cause de leur échec), était-il, lui, ensemble heureux et malheureux: également tiraillé entre rire et larmes, tel l'âne de Buridan entre le foin et l’eau - également écartelé entre une orgueilleuse satisfaction et le désarroi de l'humilité du pauvre. En définitive, il stabilisa son âme dans un état neutre de juste milieu et de sagesse pure: ni il ne rit, ni il ne pleura - simplement, il resta sérieux.

C'est que la situation, en effet, méritait, imposait du sérieux. Avec un pareil trouble-joie, un pareil trouble-fête (la pièce disparue), comment faire, sans un sou, pour rentrer chez lui ? Par fierté et timidité mêlées, Jacot n'osait point demander une aide financière autour de lui. Aussi bien à qui s'adresser ? Il ne connaissait personne et on allait lui rire au nez. Il se heurterait à des refus méprisants. D’avance il se sentait humilié, il éprouvait de la honte à faire figure de pauvre. Beaucoup de garçons avaient tiré des berlingots roses du fond de leur poche, ou des rhizomes jaunâtres de réglisse. Et lui, il n'avait plus dans la sienne sa pièce de dix centimes - pas même une pièce de cinq centimes, qui lui eût permis au moins d'effectuer une partie du parcours et peut-être - qui sait ? - de grignoter innocemment, comme par mégarde, un ou deux arrêts supplémentaires !

Puis, après une brève méditation sur cette situation embarrassante où le plongeait un hasard malencontreux: "Plus de balivernes!" décida-t-il avec promptitude et autorité. Alors, sans plus barguigner, Jacot s'engagea dans sa "Longue Marche".

* * *

Plein d'ardeur au début de cette aventure que représentait pour lui un tel parcours à effectuer seul et à pied, il remonta d'un pas vif la rue Rochambeau en pente raide. C’est à peine s'il jeta un regard distrait sur le square Nelson et la mer lisse qui étendait sa cape d'huile crémeuse devant les bains Matarèse et Padovani. Bifurquant au débouché de l'avenue Durando, il passa dare-dare sous les arcades de l'avenue de la Marne. Puis, avant de s'engager sous celles de la rue Bab-el·Oued, il s'arrêta un instant, moins pour souffler un peu que pour contempler d'un œil admiratif l'imposante façade du Grand Lycée (ex "Impérial"), proche le jardin Marengo, en se disant, le cœur gonflé d'un certain orgueil: "Bientôt je serai LÀ !".



le Grand Lycée : 'bientôt je serai là"
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Il aboutit ensuite place du Gouvernement, toute grouillante d'une foule bariolée autour de la statue équestre du Duc d'Orléans et de la mosquée de la pêcherie. "Avec tant de monde place du Gouvernement, se dit naïvement Jacot, je me demande où le Gouvernement pourrait bien trouver place en ce moment."



Place du Gouvernement et mosquée Djemâa-Djedid
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Cependant, les trams passaient et repassaient, passaient et dépassaient Jacot, accroissant ainsi son regret, avivant aussi la fatigue qui commençait de s'insinuer en lui. "Ah ! si j'avais pu prendre le tram !" songeait-il parfois avec une mélancolie amère. Et il forçait l'allure, en serrant un peu les dents. Arcades de la rue Bab-Azoun, square Bresson, rue Dumont d'Urville en pente sèche - tout ce monde défilait à ses yeux étonnés de leurs découvertes, car il n'avait jamais parcouru à pied pareil itinéraire. "Quelle grande ville que MA ville ! Je n'aurais jamais cru ÇA" pensait-il avec un respect admiratif. Et il marchait, fonçait, traçait.



Rue Bab-Azoun

Square Bresson

Rue Dumont-Durville

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Mais il lui manquait des bottes de sept lieues. Certes, il ne risquait pas de se perdre, car il lui suffisait de suivre de l'œil les rails de la ligne du tram et les fils électriques aériens qui assuraient la marche du véhicule par transmission du trolley. Le souffle un peu coupé par la dernière côte gravie, il enfila la rue d'Isly où les promeneurs abondaient: acheteurs, passants affairés et pressés, simples badauds. "Tiens ! opina Jacot, se souriant à lui-même. Je fais la rue d'Isly, moi aussi ! ".



Rue d'Isly
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Souvent, en effet il avait entendu cette expression: "faire la rue d'Isly". Pour la jeunesse dorée de la ville, c'était une élégante coutume que de se promener, surtout les dimanches et jours de fête, dans cette rue centrale et commerçante, de s'y exhiber en grande tenue, les garçons lançant aux fille œillades et madrigaux. Or Jacot ne faisait point partie de ce monde, ni par son âge ni par son style de vie. Il éprouva donc au passage l'impression de plonger provisoirement dans une sphère grisante et ensorcelante, merveilleusement riche en charmes redoutables.

Parvenu "Place de la Grand'Poste" (comme on disait alors), Jacot souffla encore un peu, tout en regardant l’horloge. Il était presque une heure. Normalement, il eût dû depuis longtemps être de retour chez lui. "À la maison, songea-t-il, à coup sûr on s'inquiétait fort de son retour. Décidément, maudite pièce de bronze ! La journée en serait gâchée. Il n'arriverait pas à destination avant une heure et demie sonnée au moins !". Évènement extraordinaire, car, d'habitude, le repas du matin était pris avant midi. Et il lui était trop difficile d'accélérer davantage le pas pour gagner du temps.



La "Grand'Poste" et le square Laferrière

le square Laferrière, par M Boitel 1948
galerie Danielle Bourdette-Gorzkowski - Honfleur

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À sa droite s'élevait en gradins le square Laferrière, au milieu duquel se dressait le monument aux morts de la ville où figurait en lettres d’or le nom de son père, qu'il n'avait pas connu et dont, à travers quelques récits, témoignages et photographies, il ne possédait qu'une image assez floue. A cette pensée, l'enfant devint grave. "Et dire que, songea-t-il encore, si mon père avait vécu, je ne me serais peut-être pas présenté au concours des bourses !". L'idée lui parut étrange. Mais sa mobilité enfantine d'esprit la chassa vite loin de lui.



Rue Michelet
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Et Jacot entreprit avec une énergie accrue la dernière étape qu'il lui fallait parcourir. Ce furent alors, se succédant, la rue Michelet, le Plateau Saulière, la villa Linder avec son parc planté de majestueux pins parasol, et puis le grand tournant au débouché de l'avenue de l'Oriental, l'épicerie mozabite "La Croix du Sud" et la pente à pic du chemin Edith Cawell. Enfin !...

* * *

Rouge et en sueur, affamé et assoiffé, Jacot arrivait au bout de ses peines. Le voici à la porte, attendu comme le Messie. Toute la famille (c'est-à-dire sa mère et ses grands-parents maternels), crispée par cette attente inquiète, se tenait au balcon. Il n'a même pas besoin de sonner. D'en haut fusent les questions, les exclamations: "Alors, alors ?... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?… On allait avertir le commissariat de police du chemin Yusuf... Tu as l'air fatigué... Oh ! comme tu sues !... Mon Dieu, que s'est-il passé ?". Du coup, plus personne ne pensait au résultat, si désiré pourtant.

On finit par ouvrir à Jacot la porte d'entrée. Tout le monde parle à la fois. On le presse de questions et il ne peut répondre à personne. Il sent bien que, avant son arrivée, la crainte l'emportait sur les autres sentiments et que, maintenant, prédomine le joyeux soulagement de le voir vivant et entier. "On m'a peut-être cru mort, songe-t-il en un éclair. Comme c'est drôle ! Et pourquoi ? Je suis en bonne santé, pourtant. Ils sont un peu bêtes, je crois."

Et, pressé par la faim, sans penser à rien d'autre: "On va bientôt manger ? demande-t-il soudain.

- Oui, tout de suite, répond sa mère. C'est prêt depuis longtemps. Seulement, on t'attendait, bien sûr. Ce retard ?

- C'est que je suis revenu à pied: j'avais perdu la pièce de dix centimes en bronze.

- À pied ? Oh ! mon Dieu ! Tout ce long chemin ! Tout seul et à pied !

- Oui, tout seul et à pied, reprend Jacot avec fierté. Quand j'ai sorti mon mouchoir, la pièce est sortie aussi pour aller se perdre dans une bouche d'égout. Alors, vous comprenez ? (Il avait, ce disant, le regard brillant, le cœur satisfait de son exploit pédestre).

- Et ?... Et ?.. (Comme il n'avait rien précisé d'autre, nul, malgré son envie, n'osait encore l'interroger sur l'essentiel. redoutant le pire. Chacun retenait la question qui lui brûlait la langue - de crainte de causer de la peine à l'enfant, vraisemblable candidat malheureux, en remâchant la mauvaise nouvelle que l'on pressentait à cause de son silence de mauvais augure). Et ?. . Et ?..

Jacot, toujours affamé, assoiffé, ne disait rien, ne répondait rien. Sans doute ne comprenait-il pas, ne devinait-il pas cette curiosité muette, mais mal retenue et dissimulée. Soudain, de tous côtés, la question jaillit :

"Eh bien ? Le résultat ?

- Oui, c'est vrai, répond alors modestement le candidat fourbu mais crâne. Je n’y pensais plus. Eh bien! oui: je suis reçu, bien sûr. Ça vous étonne? Moi, pas tellement. Alors, vous êtes contents? Mais j'ai surtout faim et soif, après cette sacrée trotte."

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