Alger_grues_1937



JEUX INTERDITS

HARO SUR LES GRUES !
(dans l'Écho d'Alger du mercredi 15 septembre 1937)

Travail de plume de notre ornithologue Gérald Dupeyrot

Dessins de Jean Brua.

   Bonjour. En ce début de printemps 2014, tous les medias comme un seul homme, avec la belle imagination et l'opportunisme moutonnier qui sont les constantes marques de leur haute utilité, nous enjoignent de communier dans la commémoration (colorisée !) de la grande hécatombe, dont cet été marquera le cinquantenaire du commencement. "Revivez la grande Guerre comme si vous y étiez" raccole le slogan de la série  télé "Apocalypse". Si si, je n'invente rien, vous pouvez aller vérifier ! Comme un jeu video ! "Comme si vous y étiez !". Formidable ! Non merci, sans façons ! Vous n'auriez pas la même chose avec les odeurs, les poux, les matières qui devraient être dedans et qui giclent au dehors, les hurlements, la peur ? Quel dommage ! J'ai tourné le dos à cette désolante unanimité (1). Je suis allé me promener dans l'Alger de 1937. Pourquoi 1937 ? Comme ça, au hasard. Et parce qu'au moins ce n'est pas 1914 ! J'en ai ramené quelques lointains échos, ceux d'une autre grande guerre bientôt mûre à point, plus que deux ans à attendre, pas d'impatience ! Même qu'elle a déjà commencé, en Espagne, en Chine. Mais aussi j'ai ramené des nouvelles plaisantes ou intriguantes de notre ville où - jeunes, beaux et insouciants - allaient et venaient nos parents (les miens avaient 21 et 22 ans, et les vôtres ?).

   En voici une première, de nouvelle, qui m'a bien plu. Vous noterez la gourmande jovialité (un peu lourde, certes, mais j'aime bien) avec laquelle le journaliste, ravi de l'aubaine, joue sur les acceptions équivoques permises par le mot "grue" (2). En voilà un au moins qui ne boudait pas son plaisir d'informer en nous faisant des clin-d'oeils cyclopéens ! XXXL le diaphragme ! Clic ! Clac ! Merci Kodak ! (3) Son article a le mérite de nous rappeller que, du temps de la jeunesse de nos parents, avaient trôné dans les bistrots d'Alger (et d'ailleurs) de magnifiques machines de bois et de métal ouvragé qui - question amusement et décorum - valaient bien nos futures babasses. Un peu plus bas sur cet écran, grâce à des sites de mordus qui en entretiennent le souvenir, je vous laisse découvrir la magnificence de ces tentations de délicieuse perdition (4). Bonnes visites !


Vous avez la vue un peu difficile ? Vous pouvez cliquer dessur pour agrandir !




Grue et tirailleur de 1937  par Jean Brua

(1) Je dis tout ça, mais je prépare un écran commémoratif sur mon grand-père, Raphaël Pons, tué à Verdun en 1916 sous l'uniforme des Zouaves du 4ème régiment de marche (cliquez sur sa photo pour voir ses potes, peut-être parmi eux retrouverez-vous votre grand-père à vous ? Ils sont au repos dans un village à l'arrière du front de Verdun). Comme ça fait longtemps que je remets d'année en année la fabrication de cet écran, peut-être ces commémorations auront-elles du moins l'intérêt de m'inciter à m'y coller, et - je l'espère - à m'y tenir. Ainsi, l'appel de Jean-Louis Jacquemin en début d'année en tête du Livre d'Or aura t-il été entendu !

(2) Oui, le mot "grue" a d'autres significations encore : j'ai mis pour fond de cet écran de beaux dessins de grue (l'oiseau) par le peintre japonais Hokusai. J'en n'ai pas trouvé par des artistes de chez nous. C'est pas pied-noir, c'est pas d'Algérie, ni du Maghreb, mais c'est joli !

(3) La signature A.-L. B. de l'article de l'Écho correspond à Alexandre-Louis Breugnot, qui deviendra l'un des derniers rédacs-chef de ce journal. Je n'ai appris ceci qu'après avoir écrit ce qui précède sur ce journaliste pour moi encore anonyme. C'est grâce à Jean Brua que j'ai appris l'identité derrière ces trois initiales. Ce que j'ai écrit sur lui est plutôt gentil (une fois n'est pas coutume), comme quoi il est des promotions parfaitement méritées ! Comme vous le constaterez bientôt, Breugnot avait un façon très vivante et personnelle de rapporter l'actualité, sans rapport avec de besogneux papiers fagottés comme des dépêches d'agence de presse. Avec la complicité de Jean Brouty, il livra aux lecteurs de l'Écho d'Alger une série d'incursions curieuses et documentées sur maints lieux de notre ville. Pareillement, de leur complicité naîtra la série "Images d'Alger" qui dans "Algeria", le beau magazine de l'OFALAC, honorera avec tendresse et talent un certain nombre des petits métiers d'Alger.

(4) Surtout lieux de perdition de menue monnaie, en plus ou moins grosse quantité, et de façon répétée. Et puis si vous ne vous en souvenez plus, les sites dont les adresses suivent vous raffraîchiront la mémoire sur les jeux que furent la "grue" ou le "fruit gum" !


Les grues …

http://www.bacachic.com/bacachic/Grues.html


les "Fruit machines"…



http://www.underthepier.com/16_fruit_machine.htm

http://antiqueslotmachine.blogspot.fr/2012_01_01_archive.html



Et dans l'Écho d'Alger
de ce jeudi 16 septembre 1937 ?


(cliquez sur la UNE de l'Écho d'Alger pour l'agrandir)

   Dans leurs quotidiens, nos petits parents suivent les péripéties de deux guerres : l'une en Espagne, entre "gouvernementaux" et "rebelles" (ou "insurgés", ainsi qu'il est convenu de désigner les troupes de Franco), l'autre en Chine entre troupes chinoises et envahisseurs japonais. Progression des armées, bombardements, coulage de navires et tractations diplomatiques sont quotidiennement à la "Une".

   En Espagne, la guerre a débuté l'an dernier. Pour Guernica, c'est fini depuis le 26 avril de cette année, date de son bombardement par l'aviation nazie. Toutes les grandes villes de l'Ouest sont maintenant aux mains des nationalistes (troisième appellation des Franquistes). Mais Madrid a tenu. La guerre ne finira que fin mars 1939. Puis, après un bref entracte de cinq mois, le rideau pourra se rouvrir sur la seconde Hécatombe. Dont nous fêterons le coup d'envoi en 2039 ! Enfin, quand je dis "nous"… Ceux qui viendront après nous. Parce que dans 25 ans…

   En Chine, le conflit a éclaté en juin de cette année. Ceux qui ont lu Tintin et "le Lotus bleu" savent comment ça a commencé. Saleté de Mitsuhirato ! Dans "le Lotus bleu" Hergé utilise l'actualité comme contexte pour les aventures de Tintin avec un sens étonnant du rapport de la petite histoire, celle de son héros de fiction, avec la grande Histoire en marche. Grâce à lui, en cette année 1937, nos parents - ou nos grands frères - pouvaient avoir du conflit sino-japonais une imagerie très juste : l'album "le Lotus Bleu" a été mis en vente dès l'an dernier, 1936 (ci-contre avec sa couverture d'époque), dans toutes les bonnes librairies d'Alger, dont - je n'en doute pas - "À Nostre Dame", rue Michelet. De la même façon qu'en 1937 on a dû voir dans ses vitrines le nouvel album d'Hergé, "L'Oreille cassée". Où ses lecteurs auront découvert comme dans chaque album de Tintin une formidable galerie de personnages. Cette fois, ils auront fait la connaissance d'Alonso Perez, Ramon Bada, Basil Bazaroff, Bikoulou, et aussi, et surtout celle du Général Alcazar ! Cette année 1937, tous, avec l'emblématique fétiche Arumbaya, sont entrés dans l'imaginaire de bien des petits algérois…

   Pour revenir à l'actualité, les Chinois vont de désastre en désastre, malgré quelques succès, comme ce mois-ci leur victoire de Pingxingguan. Puis cette guerre s'inscrira dans le grand conflit mondial et prendra fin en 1945.

   Les deux conflits, celui entre européens voisins "civilisés" et celui entre lointains "barbares" jaunes, ont en commun les abominables crimes de guerre commis de toutes parts. Les tenants des dictatures - blanches ou jaune - sont quand même les plus fougueux adeptes de cet exercice : le grand massacre de Nankin - oeuvre des Nippons - est pour le 13 décembre prochain. Mais auparavant ils se seront fait la main avec de moindres forfaits, histoire de se mettre en train, comme l'assassinat de 2.000 civils après la prise de Cho-Hsien, pas plus tard que le 14 octobre qui vient. Toutes choses que j'ai apprises, comme les apprirent nos parents, rien qu'en tournant les page de l'Écho d'Alger.



Ah ! La page des spectacles !

(cliquez dessur pour l'agrandir)

   À la page des spectacles, nos petits parents trouvent la plupart des cinémas qui d'ici une vingtaine d'années seront aussi les nôtres en nos enfances. J'ai noté que passe au Régent (rue d'Isly) le premier film où joue la formidable chanteuse Lily Pons (aux côtés d'Henri Fonda) : son exceptionnelle voix cristalline laissera à ma mère et à ses soeurs un souvenir qui durera longtemps. Suffisamment pour qu'en nos jeunes années mon frère et moi entendions d'abondance parler de Lily Pons (en plus, elle porte le même nom qu'elles ! Elle est quasiment de la famille ! Sûrement une Mahonaise !). Dans "Griseries" (en anglais "I Dream Too Much"), le film qui passe en ce moment au Régent, dans une séquence charmante, sur un manège, Lily Pons chante "The Jockey On The Carousel". Grâce à la formidable mémoire universelle qu'est Youtube, vous pouvez aller l'écouter en cliquant sur son titre !

   Notre mère, grande cinéphile comme tant de gens en ce temps-là (n'est-elle pas une lectrice passionnée du glamour magazine "Ciné-Miroir" ?), avait gardé un souvenir frissonnant et fasciné des films avec Charlie Chan. Elle imitait fort bien ses airs tout de matoise bonhommie, son accent chinois, ses formules sybillines, et au besoin se tirait un peu le coin des yeux, "il était formidable, rien ni personne ne lui échappait", s'extasiait-elle, perdue dans ses souvenirs de jeune-fille, petite dactylo habtuée des cinoches pas trop chers. Il lui revenait même quelques proverbes d'antique sagesse chinoise qu'émettait le détective, et dont je suis incapable de me souvenir. Je me rappelle seulement que même pour des maximes censées venir de l'Empire du Milieu, elles me paraissaient un peu trop bizarres. Je ne suis pas sûr que le terreau de leur soit-disante lointaine origine n'était pas simplement la seule imagination des scénaristes hollywoodiens !

   Rien que cette semaine, deux cinémas, le Montpensier (vers les Tournants Rovigo, cliquez pour le voir) et les Variétés (rue Eugène Robe, du côté du lycée Bugeaud) (1) projettent "Charlie Chan aux Courses" ("Charlie Chan at the Race Track", vous pouvez en cliquant aller voir le film en entier sur Youtube !). C'est déjà le quinzième film de l'impassible détective aux yeux bridés, au petit chapeau rond et à la barbiche en mouche, et le douzième avec l'acteur Warner Oland dans un méritoire rôle de composition (Warner Oland est un suédois bon teint !).

   Au Rio (cinéma d'Hussein-Dey) se produisent sur scène des "vedettes algéroises" dont "le petit Jean Cavalier, âgé de dix ans, unique, incroyable" (mon Dieu, mais que faisait-il donc ?), et Driss, Jo Berry, Robertino et les frères Benetti. Qui aurait déjà entendu parler de ces artistes de chez nous ?


(1) Le 18 août 1937, c'est aussi le Rio qui affichait "Charlie Chan à Paris" (cliquez). En février 1938, ce sera au cinéma Variétés que passera cet autre "Charlie Chan à l'Opéra". J'en conclus, avec beaucoup d'émotion à cette évocation, que ma petite mère, entre midi et deux, ou en sortant le soir des "Deux Magots", magasin où elle était employée, rue Bab-Azoun, devait aller au cinéma Variétés, à deux pas de son lieu de travail, voir les films de Charlie Chan qu'elle appréciait tant. D'autres films aussi peut-être… Avant de regagner la demeure des quatre femmes Pons au bout du boulevard Baudin. Du côté du carrefour de l'Agha.




En page 2 du journal : de tout un peu…




Cliquez pour agrandir

   En ce moment, le feuilleton "à suivre" en page 2 de l'Écho d'Alger, c'est "Le Jeu du Mariage" de Pierre Villetard, romancier populaire tout à fait estimé en ce temps. Et c'est Charles Brouty qui en a dessiné le titre ! Vous pouvez reconnaître sa signature, avec le "B" en forme de coeur ! Le feuilleton s'achèvera le 25 septembre prochain. Lui succèdera "L'ânier du Luxembourg", de Raymond Millet.

   Également en page 2, dans la rubrique "De tout un peu", on trouve chaque jour (ou presque) des dessins illustrant les évèments politiques. Ce sont souvent ceux du talentueux artiste parisien Henri Monier (cliquez sur l'image, cliquez ICI, et aussi ICI ). Étant donné que dans l'Écho d'Alger de ce jeudi 16 septembre il n'y a pas de dessin de lui, je vous ai mis les deux d'hier, du 15 donc.

   Henri Monier, c'est çuilà-même qui dans vingt ans dessinera les grands timbres des Oeuvres de l'École laïque, souvenez-vous, dans leurs pochettes de papier cristal, que nous serons si fiers d'acheter et de faire acheter ! De notre temps, le timbre valait 15 francs. Vous rappelez-vous les petits écoliers sans pupilles, si joyeux en leurs colos à la montagne ou au bord de la mer ? La mort d'Henri Monier en 1959 interrompra cette contribution. D'autres dessinateurs lui succèderont pour dessiner ces timbres, mais ce ne sera plus le Henri Monier de "NOS" timbres, ceux que nous aurons connus en nos années d'école primaire (je parle pour nous, les Clauzéliens du cru 1952-1957). Et aux dessins duquel souriaient nos parents en ces années 30.

Pour voir tous les timbres dessinés par Henri Monier, cliquez sur l'affiche.


   La guerre d'Espagne jusque sur nos côtes algéroises !


(coupure tirée de l'Écho d'Alger du 15 septembre 1937 - Cliquez pour la lire en entier)

   De l'autre côté de la mer, un peu à gauche, c'est en ce moment la "guerre civile espagnole" : elle met face à face deux camps, aux conceptions du monde radicalement opposées. De ce fait, chaque partie, depuis le début, est soutenue par les états dont les gouvernements sont proches de l'une ou l'autre des deux idéologies. Italie fasciste et Allemagne nazie apportent un soutien considérable au camp de Franco, impliquant dans les opérations militaires leurs propres armées et aviations. Et aussi, pour l'Italie, des sous-marins. Ce sont les avions nazis qui, cette année, ont expérimenté sur Guernica les premiers bombardements terroristes de grande envergure (en Chine, les Japonais s'y emploient aussi).

   Les démocraties, timorées, divisées, caressent la chimère d'une possible non-intervention généralisée. Elles laissent partir des volontaires pour combattre dans les rangs des Républicains, et ferment les yeux sur différentes aides au camp gouvernemental. En particulier sur l'acheminement de matériel et de vivres par cargos vers les ports tenus par ce dernier. Mais pas davantage.

   Ces transports, en principe neutres, sont repérés (il y a des espions dans tous les ports de partance, et à toutes les escales) et arraisonnés par la flotte nationaliste, voire à l'occasion coulés par les sous-marins de Mussolini, opérant depuis les Baléares. Avec tous les abus de droit et excès qu'on peut imaginer : régulièment, des navires civils, quelque soit leur pavillon sont victimes de "bavures". Les diplomates des démocraties parlent pudiquement de "pirates", sans plus, pour ne pas avoir à désigner directement les auteurs des forfaits. Comme ironise le capitaine scrutant le pavillon du sous-marin pirate dans le dessin d'humour de Jacques Pruvost : "sans blague… Qui ça peut-il être ?". Pourtant la trogne de Mussolini se voit comme le nez au milieu de sa longue-vue ! On imagine bien que les côtes algériennes, et le littoral algérois en particulier, n'allaient pas se trouver exclus de cette guerre discrète mais féroce.

Dessin de Jacques Pruvost dans l'Écho d'Alger du 29 septembre 1937.

… et d'autres dessins autour de cette histoire de piraterie, parus dans l'Écho d'Alger :

 

Le premier dessin date du 13 janvier 1937. Le second du 13 octobre 1937 (tous deux parus dans l'Écho d'Alger). Ce qui montre que les épisodes de piraterie n'ont cessé d'être sur le devant de l'actualité tout au long du conflit. Sur le second, Jacques Pruvost fait dire à son passant "Qu'attend le gouvernement pour interdire les appareils à sous-marins ?", collusion entre "appareils à sous" et "sous-marins", l'interdiction des appareils à sous dans les bistrots et les sous-marins sabordeurs se retrouvant unis dans la même actualité de cet automne 1937.

   Au large d'Alger patrouillent des croiseurs nationalistes espagnols, prompts à arraisonner des cargos suspects de transporter des marchandises pour les Républicains. Pas étonnant si des cargos, comme le britannique dont il est question au début de cet article, vraiment concernés ou simplement apeurés ("Oh, my goodness !"), viennent se réfugier dans nos eaux territoriales. Des avions franquistes participent à cette surveillance, ce qui vaut de temps à autre à nos parents d'entendre le bruit des canonnades tirées depuis Fort l'Empereur pour éloigner ceux qui s'enhardissent de trop. Non, mais… !

Cliquez pour lire les articles en entier.
(Écho d'Alger du 17 septembre, du 18 septembre,
du 19 septembre, et du 27 septembre 1937)


  



  

   Toute cette année 1937 les actes de piraterie n'ont pas cessé de se multilplier, en particulier le long des côtes algériennes :

   Le 30 août 1937, le cargo soviétique "Timiriazev" est coulé par un agresseur non-identifié au large de Tigzirt, à 120 kilomètres à l'est d'Alger (cliquez ici). Les deux chaloupes où ont pris place les membres survivants de l'équipage sont remorquées par un pêcheur de Dellys, Cherrallah Mohamed, à bord de sa barque à moteur, la "Saint-François". Les 29 rescapés sont hébergés dans deux hôtels d'Alger (cliquez ici), avant de reprendre le chemin de l'URSS.

   C'est la sixième agression au large des côtes algériennes depuis le 6 août ! Encore le 19 août, le cargo espagnol "Aldecoa", poursuivi par le croiseur nationaliste "Canarias" ne dut son salut qu'en se réfugiant dans notre port où il se trouve encore (cliquez).

   La prolifération des agressions est telle que certains jours, "Piraterie" devient dans l'Écho d'Alger le titre d'une rubrique de faits divers (cliquez).

   Le lendemain du naufrage du "Timiriazev", un combat s'engage, entre Valence et Alicante, entre un sous-marin - toujours inconnu - et un destroyer britannique, le "Havock". La Grande-Bretagne s'étouffe d'indignation ! Le 1er septembre, un autre cargo soviétique, le "Molakief", est coulé dans les îles grecques par un sous-marin aux marques des nationalistes espagnols. Le 1er septembre toujours, un navire britannique, le "Woodford" est torpillé et coulé, au large de Tortosa, sur la côte catalane. "Shocking !". Devant cette inflation d'agressions pirates, les "démocraties" se doivent de réagir. Du moins de faire mine de.

   Si vous revenez à la "UNE" de l'Écho d'Alger du 16 septembre ci-dessus, vous y lirez que "la France et l'Angleterre mettent en oeuvre le pacte de Nyon". Kezako "Pack de gnons" ? On dirait du Cagayous ! Il s'agissait d'un accord diplomatique pour mettre fin aux actes de "piraterie" : s'entendre pour contrôler les routes maritimes dans le bassin occidental de la Méditerrannée. On comprend que l'Italie, étant elle-même au nombre des pirates, n'approuvait que tièdement. Pourtant, la surveillance fut répartie ainsi : Gibraltar, le littoral marocain et oranais étaient de la zone attribuée à la Royal Navy. À la flotte française revenait la surveillance de la bande de mer au centre - dont la côte algéroise - et jusqu'à la frontière tunisienne. Aux Italiens le reste. Il y aura, dans l'Écho d'Alger du 1er octobre 1937, cette carte montrant très bien cette répartion :

Cliquez pour lire l'article.

   On voit bien comment grâce à ce découpage idiot, l'Italie va maintenant avoir les mains libres pour se débarrasser des cargos soviétiques ou autres en provenance de la Mer Noire et alimentant les Républicains. Les croiseurs du Duce vont avoir tout le temps de les "contrôler" avant qu'ils n'atteignent les zones françaises puis britanniques. Peut-on en déduire que ce qui comptait pour les deux démocraties, c'était la sécurité de leurs lignes maritimes, et pas la survie de la république espagnole ?

   C'est bien par exemple ce qui s'est passé pour ce cargo détourné par la marine de guerre (nationaliste espagnole ou italienne), ce dont fait état cet article paru dans l'Écho d'Alger du 28 septembre 37.

   

   Bon, je sens bien qu'à partir de quelques coupures de presse, je m'emballe, je m'emballe, je vous refais la guerre d'Espagne, tout juste si je ne remonte pas aux pirates barbaresques, et pendant ce temps vous vous demandez ce qu'il est advenu de ce mystérieux cargo anglais ancré du côté du Cap Matifou. Ce qu'il est devenu ? Eh bien, j'ai eu beau parcourir les quotidiens des jours suivants, je n'en sais strictement rien ! Frustrés ? Oui, moi aussi.



Ayayaye ! Les airs d'en avoir deux !


(cliquez dessur pour agrandir)


Embarquement sur le plan d'eau de l'Agha, dans le port d'Alger, vers 1935.

   Les voyages aériens sont devenus courants depuis déjà quelques années, mais il leur reste encore attachée l'idée que n'est pas n'importe qui celui qui voyage en avion. Pourquoi choisir les airs plutôt que le bateau, comme le vulgum pecus ? Parce que ça va plus vite, c'est sûr. Évidemment, c'est pas le même prix (1) … Un parfum de cuir neuf, de Bissonnet, de billets de banque et d'aventure. Et qu'on le veuille ou pas, le sentiment d'être au dessus des autres, très au dessus, forcément. Par rapport au fortuné qui s'offre encore une première classe en paquebot, le voyage par les airs vous a, en ces années 30, un quelque chose d'affairé, d'entreprenant, qui est le propre de l'argent en train de se gagner, alors que se prélasser dans le luxe hors du temps d'un navire - aussi "urf" soit-il - indique plutôt de l'argent en train de juste se dépenser. Mercure, patron des mercanti et des voleurs, n'est-il pas propulsé par d'alertes petites ailes ?

   Mais il ne suffit pas d'être riche, encore faut-il que ça se sache. Sinon, où serait le plaisir ? Aussi la rubrique quotidienne "La Voie des Airs" dans l'Écho d'Alger donne t-elle pour chaque vol - et pas seulement pour les hydravions - les noms de l'équipage et ceux des passagers (cliquez pour l'agrandir sur la coupure de ce 16 septembre 37). Un peu comme si un aboyeur, à chaque montée et descente d'avion, clamait votre nom aux quatre vents ! Sauf que le quotidien du matin constitue un bien meilleur porte-voix ! Au moins, en voyageant par bateau, on bénéficie d'un relatif incognito, votre nom et vos emplois du temps ne sont pas jetés en pâture au bon peuple. Mais nul voyageur aérien ne se plaint de cette publicité, au contraire elle semble même faire partie du standing de ces voyages.

   D'ailleurs, au cas où l'on ne les aurait pas suffisamment remarqués, des passagers écrivent au journal pour que surtout, il ne manque pas, dans la rubrique "De tout un peu", de rappeler leur récent périple aérien. Comme ce M. Roger Baruch, "notre sympathique tailleur - ainsi qu'il se définit lui-même - qui est arrivé dimanche de la métropole" (2). C'est ce qu'on peut lire au-dessus de l'un des deux dessins d'Henri Monier ci-dessus (cliquez ici pour les revoir). Vous avez dit "m'as-tu vu ?".

   Ben, oui, il y a de ça, dans l'engouement croissant pour les voyages par air : une grande coquetterie de paraître… Aussi parmi les passagers se trouve t-il beaucoup de passagères issues de la bonne société de notre ville. C'est d'ailleurs ce qu'a souligné dès son premier numéro le beau magazine "Paris-Alger" s'adressant aux riches et/ou influentes femmes de l'oligarchie algérienne, et à celles qui voudraient leur ressembler. Dans ce numéro d'octobre 1934 - voilà trois ans donc - on trouve une galerie de photos de ces élégantes s'embarquant au port de l'Agha dans l'un ou l'autre des hydravions de la compagnie Air France, ou en débarquant. Je vous les ai scannées, vous pouvez les voir sur un écran à part en cliquant sur la photo ci-contre. Ce sont souvent les mêmes belles personnes qui s'adonnent régulièment aux élégants thés dansants, réceptions, fêtes de charité donnés à longueur de temps ici et là en notre ville, on retrouve leurs noms chaque semaine dans la page "modes" et mondanités de l'Écho d'Alger, qui nous les énumère et nous décrit à l'envi leurs belles toilettes.


(1) Un billet aller Alger-Paris coûte 1.280 francs en 1935. Avec l'avènement du Front Populaire et les lois de juin 1936, les salaires des salariés ont augmenté : en métropole, les employés des Grands Magasins gagnent dans les 800F par mois, les manutentionnaires, caissiers ou veilleurs de nuit sont désormais payés 900F par mois.

(2) "Notre sympathique tailleur" sera toujours tailleur en Alger, au 11 avenue des Consulats en 1954. Rappelons qu'à cette date, il y avait au 6 rue de la rue Guillaumet et Reine, une manufacture de cigares fins "Baruch et Frères". Dans l'annuaire de 1961, la fabrique de cigares a disparu, mais Roger est toujours tailleur à la même adresse.
   Suite à ce qui précède, nous avons reçu de notre ami et fidèle Es'mmaïen Lucien Balaguer le message suivant sur le Livre d'Or d'Es'mma :

BALAGUER (SDF 62)
21/04/2014 19:32

"Merci, encore merci, tu parles entre autre de Baruch, le tailleur fournisseur de la famille Balaguer dont Lucien, av. de la Bouzareah, terminus TA, B et Oued le haut ? C'est lui ? (avant l'hôpital Maillot …/ …). Ah, Roger Baruch, c'est pas Baranès, hein… le costard de mon mariage (samedi 20 Aout 1960 Ste Marie St Charles, Agha, abbé Naudin, puis Salle des Fêtes de l' Entr'aide Féminine Laïque d'Algérie, bien sûr rue Valentin, pour la nouba) à la renverse tu tombes, plus beau (en tant tion du costard) que lui tu meurs".


   Et demain, vendredi 17 septembre 1937, va avoir lieu une énorme explosion qui va complètement détruire quatre magasins de notre rue d'Isly, parmi lesquels le salon de thé le plus "urf" d'Alger, celui dont Es'mma vous racontait l'inauguration dans sa kémia n°11, c'était il y a à peine deux ans et demi, en février 1935. Et voilà que…

   Mais chut ! Vous saurez la suite, chers petits amis, la semaine prochaine, en suivant sur Es'mma "les Aventures d'Alger la Belle" !