Les Beaux Arts d'Alger, classe de Danse
ou
"Une Étoile n'est pas née"


Par Geneviève Bordier


    Tout se joue une après-midi de septembre ... Je voulais être danseuse, quoi de plus naturel pour une petite fille. J'étais bien trop jeune alors pour saisir l'importance d'une phrase prémonitoire et lourde de conséquences que l'on allait prononcer devant moi : "Elle ne sera pas "Étoile".

   C'est effectivement dans le cabinet cossu d'un immeuble récent près du Parc de Galland que la doctoresse Germain-Delfaut, décida que je serais danseuse. Ou du moins qu'il y avait nécessité absolue pour moi, de pratiquer cette activité physique qui musclerait équitablement les deux côtés de mon corps. Son verdict était tombé sans appel : - "si elle ne fait pas de sport elle aura une scoliose". Elle rajouta une précision qui allait avoir son importance : "C'est la danse classique qui est la meilleure pour elle". Je n'avais retenu que deux mots : la danse classique.

   Maman et moi buvions ses paroles.

  - Je vous suggère la danse classique, qui ne fera pas d'elle une étoile, hélas. Elle est bien trop grande pour son âge, et cela ne va pas s'arranger au fil des années. Mais elle y apprendra le maintien, et ce sera l'école de la persévérance. Tu es d'accord ?" rajouta-t-elle en se tournant vers moi.

   Surprise qu'elle s'adresse à moi directement, j'ai dû marmonner "oh oui alors !".

   Mot magique, sésame de ma vie, j'étais (déjà) obsédée par cet art. J'allais "faire" de la danse classique et cela seul m'importait. À moi les tutus de tarlatane, les chaussons roses, et les bouquets de fleurs à la fin du spectacle. À moi Roméo et Juliette, le Lac des Cygnes ! À moi Tchaïkovski et Chopin ! Quoi de plus merveilleux pour une enfant qui, la culture musicale familiale aidant, se portait déjà vers un romantisme exacerbé ?

    C'est ainsi que tous les jeudis, je partais avec Maman pour les Beaux-Arts. Le chemin était long depuis la rue Denfert-Rochereau : rue Michelet, puis rue d'Isly, jusqu'à la Place Bugeaud. J'avais le coeur léger. Pourtant une fois arrivée sur place, j'étais prise d'une sorte de trac que je cachais promptement. Le cours était une épreuve car Mlle Kett ne m'aimait pas, et avait toujours un reproche à me faire. Chacun sait combien l'apprentissage (jamais terminé) de cette discipline est dur physiquement. Mais quand on aime...


Les Beaux Arts, l'usine à talents

    Je me souviens d'un immeuble vieillot dont le couloir sombre de l'entrée débouchait sur un petit hall rectangulaire, assez étroit mais lumineux, puisqu'éclairé par la verrière du toit. Face à nous, une lourde porte double, capitonnée, donnait dans ce qui devait être une salle de spectacle. Mlle Kett y avait installé son École. Toujours dans le hall, à gauche de la double porte, un escalier montait vers d'autres salles de cours je pense. Il devait en être de même du couloir situé à droite. Enfin dans ce hall, à gauche, des sièges étaient disposés pour permettre l'attente des Mamans des élèves du cours de danse. Il y avait là aussi, les toilettes. Si je signale intentionnellement ce lieu, c'est parce qu'il avait pour les élèves, son importance : pendant le cours, les unes et les autres, nous faisions toujours une petite excursion vers ce "petit endroit" salvateur à plus d'un titre. Cela donnait l'occasion de voir si nos mères étaient toujours là, et d'en saluer d'autres en faisant une révérence à laquelle Mlle Kett était très attachée. Une danseuse surtout revêtue de ses atours de "petit rat", doit toujours faire la révérence : sorte de genou-flexion, le pied droit coincé derrière le pied gauche, la tête très légèrement inclinée, et le sourire obligatoire. La petite commission exécutée, je regagnais vite la grande salle, tout en tendant à Maman ma joue pour un dernier baiser d'encouragement. Et là, dans mon dos, j'entendais quelques commentaires : "Comme elle a grandi !", "toujours gracieuse...".


Des équipements pas toujours adéquats

    Lorsqu'on entrait dans la grande salle carrelée où se déroulaient les cours (l'hiver chauffée par un kanoun déposé en plein milieu), on était surpris par sa division en deux zones : la première où l'on arrivait, plutôt sombre, car située sous le balcon dont on voyait les piliers de soutènement. Rectangulaire, elle était assez spacieuse, découvrant un carrelage froid, absolument pas approprié à l'exercice de la danse classique. À gauche, une estrade avec un piano droit, une petite table contre le mur, et au-dessus un petit placard suspendu, où notre professeur entreposait certains accessoires de danse ainsi qu'une petite pharmacie. Tout autour de cet espace, des barres étaient installées le long des murs sur lesquels de-ci-de-là, avaient aussi été posés des miroirs, outil indispensable pour l'apprentissage de la danse. L'autre partie de cette immense salle, était occupée par une grande scène très lumineuse grâce à la verrière du toit. Des rangées de fauteuils en bois réservés aux spectacles, été poussés contre la scène. Seul le premier rang était accessible par une allée centrale. C'était l'espace réservé aux "étoiles" lorsqu'elles venaient à leur cours. Sur le fond de la scène vide, une très grande porte double, mal jointe, semblait servir de décor. Derrière elles, on pouvait apercevoir les silhouettes des élèves du cours de dessin. Parfois on devinait même la présence de l'un d'eux, essayant de nous observer par l'interstice laissé entre les deux portes. Cela nous amusait beaucoup. Distraction sévèrement réprimandée par Mlle Kett à qui rien n'échappait : "Bordier ! Tu veux aller faire un tour en salle de Dessin ?". Même pour prendre la pose il n'en était pas question !



À propos de dessin, voici : "le rêve de Geneviève"
par "Sancy", militaire du contingent (à la base aérienne de La Redoute)
et pathos parisien.


L'habit ne fait pas le moine !

    "LA" tunique était notre habit de lumière. C'était un modèle unique dessiné et voulu je pense par Mlle Kett. Blanche, en tissu et non en jersey comme il est coutume de voir les danseuses actuellement, elle devait être obligatoirement empesée. Décolletée, elle était coupée à la taille. La jupe devait arriver sous la culotte, et être "en forme", c'est à dire former un cercle de 360° lorsque la danseuse virevoltait. Pas question d'acheter une tunique en magasin. Nous avions les jambes nues, pas de collant donc. Les premières années nos cours étant très tôt le matin, nous n'avions pas de contact avec les aînées, les danseuses confirmées dont les cours se déroulaient l'après-midi. Nous ne savions donc pas que plus tard, nous aurions comme elles, une autre tenue bien plus académique. La seule concession que Mlle Kett faisait au commerce local était pour l'achat des chaussons. Nous allions alors, au bout de la rue d'Isly, rue Henri Martin à gauche en montant. Là se trouvait l'antre de la danseuse. La vitrine à elle seule était un spectacle : la marque "Repetto" trônait avec ses tutus courts, longs, chaussons de toutes les couleurs, justaucorps, collants, diadèmes... le tout agrémenté de photos de danseuses de renommée locale voire nationale. Je serais bien restée là, plantée devant ce magasin pendant des heures, sans me lasser, laissant mon imagination vagabonder. Mais il fallait entrer et acheter les chaussons.



La Cigogne a 19 ans. Elle est l'élève d'Olga Trouckmanowa.


    Ah parlons-en des chaussons ! Pourquoi Mlle Kett désirait-elle que nous soyons accoutrées de la sorte ? Pourquoi nous interdisait-elle ces tenues plus conventionnelles et si pratiques ? Il arrivait d'ailleurs qu'une nouvelle élève, à son premier cours ne soit pas vêtue de La tunique. Nous avions pour elle un regard curieux, voire d'envie. Le jeudi suivant, c'est sûr, elle avait revêtu la même tunique que nous. Pourquoi étions-nous ainsi équipées, alors que dans les cours des grandes, tout le monde portait justaucorps, collant et vraies demi-pointes ?

    Traumatisée je pense par les souffrances qu'elle avait dû endurer dans sa sûrement très longue carrière de danseuse et par les conséquences physiques qui en avaient découlé, Mlle Kett ne nous faisait porter en effet que des chaussons de gymnastes, en toile blanche à la semelle large, douce et grise. C'était ma grande déception. Je n'en étais pas fière du tout. J'étais une élève de danse classique, mais en me regardant dans la glace, je n'avais l'air de rien. En tout cas pas d'une danseuse classique. Petit corps et gros pieds. Rien de bien élégant.


Un professeur hors normes

    Le cours était donc mené de main de maître. Mlle Kett avait cette réputation jamais démentie. Elle impressionnait je pense aussi nos Mamans. Je n'ai pas souvenance qu'elle fût absente un seul jour. Quelle femme ! Elle me terrorisait, et je l'admirais en même temps.. Elle était d'abord assez petite. Belle poitrine, hanches rondes, ses formes étaient très agréables. Je n'avais aucun mal à l'imaginer en danseuse, moi que l'on disait trop grande pour mon âge. Elle était toujours habillée de noir, pull noir près du corps, jupe noire, courte au genou. Blonde, ses cheveux très ondulés étaient séparés en deux par une raie médiane. Il me semble qu'elle mettait de la brillantine pour les discipliner. Ils encadraient son visage jusqu'au cou. Elle portait des lunettes à la monture très fine et élégante, qui grossissaient ses yeux au regard déjà perçant. Oui c'est ça, ses yeux me terrorisaient. Elle était toujours très bien maquillée, peu de rides, ongles longs rouge. Elle arrivait perchée sur des escarpins à hauts talons aiguille, soulignant ses jambes au galbe absolument irréprochable. Elle se dirigeait directement vers l'estrade, et là, sortait du petit placard pendu au mur, une paire de demi-pointes noires. Elle s'asseyait, les chaussait et en laçait très soigneusement les rubans autour de ses fines chevilles.

    Il se disait qu'elle avait tellement fait de danse, qu'elle avait été amputée d'un orteil à chaque pied. Je n'ai jamais pu vérifier cela, n'étant jamais assez proche d'elle au moment où elle se déchaussait. Mais il est vrai que ses petits pieds, à l'endroit des orteils étaient si étroits, qu'il me paraissait difficile qu'elle puisse en avoir cinq ! Cela lui conférait un très grand respect de notre part.

    Après avoir salué l'accompagnatrice, elle venait vers nous qui attendions adossées aux barres. Elle avait un mot gentil pour les unes, un silence pour les autres, et chacune exécutait sa plus belle révérence. Le cours pouvait alors commencer.

    Il y avait 4 cours le matin, et au moins autant l'après-midi. Je me souviens de moi, les dernières années, repartant des Beaux-Arts à la nuit tombante. La matinée commençait à 8h, par le cours des plus jeunes, en général 7 ans. L'âge des participantes allait croissant au fil des cours. La coiffure faisait partie des points importants que Mlle Kett surveillait de très près. Toutes, grandes et petites devions emprisonner nos cheveux dans un filet. Y compris les trois garçons de la classe des étoiles. Les premières années les élèves portaient dans leurs cheveux des rubans : écossais pour les plus jeunes, puis je ne me souviens plus très bien dans quel ordre : bleu, rose, blanc. Lorsque l'on arrivait dans les grandes sections et que l'on avait obéi à l'ordre impératif d'avoir les cheveux longs, le ruban devenait un bandeau d'un seul tenant, qui finissait en catogan sur la nuque.





L'école de la persévérance

    Il est vrai que Mlle Kett, dès la première année, nous menait sans trop de ménagement. Pas question de faire du sentiment devant les difficultés techniques, ou d'accorder des circonstances atténuantes à quiconque ne parvenait pas à exécuter un mouvement. Nous avions choisi un art des plus difficile, il n'était pas possible de nous materner, même si nous n'allions pas en faire notre carrière. Au fil des mois, et des années il y avait des défections, et ce n'était pas son problème. On ne venait pas à son cours pour faire joli. C'était vraiment l'école de la persévérance.

    Tous les cours commençaient donc par les exercices à la barre. Toujours les mêmes, et sur la même musique. Chaque exercice avait pour but de former nos muscles, d'assouplir notre corps. Au fil des années, ils se compliquaient de quelques variantes qui exerçaient en plus, notre vélocité, et concourraient à nous faire progresser considérablement. Mlle Kett allait et venait, martelant le sol carrelé d'un bâton. Rien ne lui échappait. Elle rectifiait sans concession, la position ou le geste incorrects. Son exigence n'avait pas de borne, et je lui reconnais de m'avoir inculqué l'obligation de demander toujours plus à mon corps, et par le fait, la volonté d'aller au bout de ce qui est entrepris. Aussi je n'étais jamais tranquille. J'aimais la danse classique par-dessus tout certes pour autant j'étais déjà lucide : par rapport à mes camarades, je n'étais peut-être pas au maximum de mes capacités. Je pouvais sûrement faire mieux, mais je n'y arrivais pas malgré mes efforts. Maintenant je comprends que ma colonne en catimini, me jouait des tours, m'handicapait, car j'étais souvent semoncée. Et même si je n'étais pas la seule à être dans ce cas là, je trouvais ses remontrances extrêmement désagréables.

    Ensuite l'on accédait à la deuxième partie du cours : au milieu. Là, nous quittions la barre, et rejoignions le centre de cet espace, face à la petite scène. Mlle Kett appelait alors ses meilleurs éléments qu'elle plaçait en ligne devant elle, et j'étais bien d'accord sur son choix. Ces filles avaient de réelles capacités, un potentiel comme on dirait maintenant ! Celles qui m'ont marquée avaient pour noms : Abendanan, Lumia, Gauthérau, Garriguenc, Fourcade, surtout Jacqueline Finaert et Claudette Douillon si belles, à qui je volais quelques attitudes ; et d'autres encore dont je revois les visages distinctement, sans me souvenir de leurs noms. Quant aux autres grandes (de taille) et moi, les années passaient, mais nous étions toujours au fond. A l'école j'étais au fond, ou le long du mur pour ne pas gêner celles qui étaient derrière moi. À la danse il en était ainsi aussi. J'étais toujours la plus grande pour mon âge, partout où j'allais (regardez moi à 18 ans en forêt de Sidi-Ferruch, avec mon filleul ! La photo est de Sancy), ce qui à l'adolescence me conféra un vrai complexe.

    Donc la deuxième partie du cours commençait par un "adage" : enchaînement de différents mouvements très lents, sur des musiques magnifiques. Mlle Kett mimait depuis la scène les mouvements qu'elle improvisait. Elle maintenait parfois sa jupe des deux mains, au-dessus des genoux, laissant apparaître ses très belles jambes bien musclées et gainées de bas noirs fins. En même temps, elle annonçait verbalement le nom de l'attitude à prendre :
- "arabesque droite, passer seconde, revenez devant, pointez devant, fermez cinquième...". Son regard exercé parcourait la petite assemblée : elle faisait des observations. J'aimais ce moment pourtant très technique. La musique me portait, j'étais libérée de la barre, à laquelle tant d'autres s'accrochaient désespérément. Plus tard, beaucoup plus tard, lorsqu'en 59 j'intégrai la cours d'Olga Trouckmanowa, je compris enfin pourquoi et comment le corps pouvait tenir en équilibre sur une jambe. En danse classique, la technique n'est pas improvisée. Tout est codé. Mes professeurs m'en délivrèrent une grande quantité, ma maturité fit le reste.

    Puis, nous arrivions enfin à la troisième partie du cours : la variation. Les muscles bien chauds, nous devions alors évoluer par groupes. Une fois de plus Mlle Kett sélectionnait les élèves en prenant soin de ne pas mélanger les forces. J'étais immanquablement dans l'avant dernier, voire le dernier groupe. Là, je comprenais que sa patience était très émoussée pour nous, ayant corrigé les erreurs commises dans les précédents groupes. Les reproches personnels pleuvaient sans égards. Elle nommait certaines par leurs prénoms, les autres n'avions droit qu'à notre patronyme. Bordier... Bordier... Bordier... Mon Royaume pour un trou de souris... Les larmes au bord des yeux, je continuais. Pas question d'arrêter, Mlle Kett n'admettait pas que l'on abandonne un mouvement, moi j'aimais trop la danse. Peut-être ai-je eu envie un jour, en rejoignant Maman à la fin du cours, de ne pas revenir le jeudi suivant. Je la remercie d'avoir su trouver les arguments pour me permettre de poursuivre, puisque c'était nécessaire à ma santé d'une part, et parce que j'aurais été plus tard trop malheureuse d'avoir abandonné.


Une artiste prénommée "Marthe"

    Sur l'estrade assise au piano, nous avions un trésor inestimable en la personne de Marthe Villalonga. J'appris plus tard, beaucoup plus tard, qu'elle finançait ainsi des cours de comédienne. Dans ma famille le piano occupait une grande place. J'avais l'habitude de voir ma mère y jouer pendant des heures, et j'avais compris que Marthe était une grande pianiste. Récemment encore, la rejoins dans les coulisses d'un théâtre avant une représentation, je la trouvais installée devant un piano, une partition déployée devant elle. Aux Beaux-Arts, elle était la personne à qui nous aimions faire la bise en arrivant, car souvent elle était déjà là, et jouait en attendant l'heure du cours. Elle était une pianiste-accompagnatrice extraordinaire. Il n'y en a pratiquement plus de nos jours, sauf dans quelques grandes écoles. Quelque soit l'exercice annoncé par notre professeur, elle savait exactement quelle musique jouer. Elle plaquait ses accords avec tant de détermination, accompagnant son corps et sa tête d'un mouvement sec, qu'elle nous communiquait son énergie pour démarrer l'exercice. Elle notait souvent au crayon, entre les lignes de ses partitions, les pas que nous faisions, et, lorsque nous répétions un spectacle, elle était capable de nous rafraîchir la mémoire. Elle lançait toujours vers nous, des regards accompagnés d'un petit hochement de tête, qui en disaient long sur sa bonté et son soutien pour les efforts que nous allions devoir faire.

    Tout comme nous, je sentais qu'elle aussi, avait déférence et admiration pour notre professeur. Et réciproquement.



Ci-dessus, de gauche à droite : Marthe Villalonga, André Marchand (beau brun et danseur étoile), Mademoiselle Kett, puis, derrière elle, le beau profil de Lina Clarin, la danseuse étoile, et toute en blanc, à droite du gros bouquet : Annie Garriguenc, une copine...
Cliquez pour voir la scène comme si vous y étiez !


Les épreuves se multiplient

    La fin d'année arrivait, et avec elle, l'examen qui allait nous permettre de passer en classe supérieure à la rentrée suivante. C'étaient alors de longues répétions de l'adage puis de la variation que nous exécuterions en groupe pour les petites classes, individuellement pour les grandes. Le jury était installé sur la grande estrade du fond de la salle, sous la verrière. Les fauteuils avaient été reculés, et occupaient l'espace réservé habituellement au cours. Quelques sommités des Beaux-Arts ou d'Alger avaient pris place derrière une grande et longue table. Mlle Kett se faisait discrète derrière le grand piano à queue, où Marthe Villalonga avait aussi pris place. Leurs présences étaient rassurantes. Je me souviens de M. Gontrand Dessagnes, qui était je crois Directeur des Beaux-Arts, et mélomane très connu. Sa très blonde fille Nicole était dans mon cours, elle me rejoignit également en classe à l'école Tirman. Cet examen était une douloureuse épreuve pour moi. Toute ma vie, j'ai eu des ampoules lorsque je mettais des chaussures neuves. Malgré toutes les précautions d'usage les chaussons pointes me torturaient. J'avais beau entourer les doigts d'une bande Velpo, rajouter un chapeau de coton hydrophile, mes pieds étaient toujours en sang à la fin du cours !

    Marcher n'était plus très aisé, et c'était involontairement que les pieds se tournaient vers l'extérieur pour faciliter les déplacements, donnant une démarche de canard très caractéristique. Lorsque j'enlevais les chaussons avec un plaisir non dissimulé, la bande velpo s'était collée à la chair. Comment ne pas avoir une réelle difficulté à évoluer en chaussons pointes ?

    L'heure de l'examen avait donc sonné. Nous avions revêtu tuniques et chaussons pointes neufs. Les grandes étoiles, nous avaient aidé à nous coiffer et nous maquiller légèrement. Mlle Kett avait le souci du détail, faisons lui confiance ! Elle était intraitable. Tout le monde devait passait entre ses mains avant d'entrer dans la grande salle. Ensuite elle allait se poster derrière le piano, mimant avec ses mains, la chorégraphie de nos épreuves.

    L'examen se déroulait en deux temps. Tout d'abord l'adage exécuté par toute la classe. Puis la variation en individuelle. Il fallait ensuite attendre les délibérations dans le hall, en compagnie de nos mères. Enfin la classe était admise à revenir dans la salle écouter les remarques, et le palmarès lu par le Président. À l'appel de notre nom, nous avancions et après une révérence au jury, dans une pose très convenue, nous entendions la sentence : admise sans mention, ou avec la mention : passable, bien, très bien, voire félicitations du jury.

    Année après année, je progressais tant bien que mal dans la connaissance de cette discipline élevée en art. Les galas de fin d'année, apportaient la récompense suprême. Monter sur scène était une émotion indescriptible pour moi, une joie sans borne. Ils avaient lieu à la Salle Pierre Bordes, dont je me souviens fidèlement de l'entrée des artistes sur le côté gauche, presque sous les escaliers du Forum, et des coulisses, des grands rideaux de velours rouge et poussiéreux, des rampes de spots au-dessus de nous dans "les cintres" ou devant la scène ; de la barquette de colophane posée au sol dans les coulisses, dans laquelle nous allions consciencieusement écraser les pointes de nos chaussons afin de ne pas glisser sur le parquet de la scène.


Nous sommes le dimanche 2 mai 1954, Salle Pierre Bordes, c'est "Ballet Blanc" (tiré de "la Maladetta" de Vidal).


Même jour, même spectacle : "L'Or et l'Argent" de Franz Lehar. Je fais partie de celles qui dansent sur le thème de l'argent !
En bas de cet écran, vous pouvez consulter le programme de ce spectacle si cher à ma mémoire .


    Oui, je me souviens de tout cela très distinctement, Malgré les souffrances, ce sont de merveilleux souvenirs. À l'école de Mlle Kett j'ai appris, à l'âge où le caractère se forme : la volonté, la persévérance, l'exigence pour soi, qui m'ont tellement servi dans la vie. Je lui en suis profondément reconnaissante, même si j'ai appris plus tard que sa pédagogie était assez dépassée. Elle aimait la danse, voulait nous communiquer cet amour, et ne nous cachait rien des difficultés de la technique qui s'y attachait.

    Plus tard, je réussis le concours d'entrée au Conservatoire Municipal sous les arcades près de la Place du Gouvernement, dans l'ancienne mairie. J'y côtoyais à chaque cours mes chères étoiles, et Toutoune toujours au piano. Une fois encore chaque année en juin, avait lieu l'examen de passage dans le cours supérieur. C'est là, alors qu'elle ajustait mon tutu, que Mlle Kett remarqua une anomalie à la hauteur d'une de mes hanches : "Mais tiens-toi droite enfin !". Après la proclamation des résultats du jury et mon passage en classe supérieure, Mlle Kett voulu s'entretenir avec ma mère. Elle lui recommanda une visite médicale et une radio du rachis. C'est ainsi que l'on découvrit avec stupeur ce que l'on redoutait tant : la scoliose était tout de même là. Double courbure ! C'en était donc fini pour moi de la pratique de la danse ! Je partis sans tarder à Lyon, sur ordre médical, sans savoir que je n'en reviendrai que plusieurs mois après. J'allais être hospitalisé dans un établissement spécialisé.


La vie continue

   Je n'ai pas embrassé cette profession, tout le monde l'aura compris. Les paroles prémonitoires de Mme Germain-Delfaut ont été confirmées : "Elle ne sera pas une Étoile...". Pourtant après les traitements contraignants : plâtres, corset, c'est en 1959, délivrée de toutes ces contentions, que j'ai repris le chemin de l'école de danse d'Olga T., voisine de mon domicile. J'y retrouvais avec délectation la technique apprise plusieurs années avant, avec une pratique plus adaptée à mon cas. Même après la naissance de mes enfants en Métropole j'ai continué encore et toujours.

   Petite anecdote concernant Marthe Villalonga : un jour dans Lyon, en 1962 je crois, je la croisais avec quelques membres de la "Famille Hernandez". Quel bonheur ! Que de souvenirs échangés ! Elle avait réalisé son rêve, en allant au Cours Simon à Paris, et notre célèbre troupe lui avait donné l'occasion de monter enfin sur les planches.

    Plus tard, beaucoup plus tard, j'appris que, comme beaucoup de danseuses, Mlle Kett avait fini, sur la côte d'azur sa très longue vie, avec de très gros problèmes de santé. Ses étoiles, Lina Clarin, Yvette Bellat, ont créé leur école de danse, et transmis à leur tour les qualités nécessaires à la réussite de cette profession. Qualités qui m'ont bien servie dans les épreuves physiques que j'ai traversées.

    Merci Mlle Kett, vos élèves ne vous ont jamais oubliée. Promis, juré ! Je pense même que j'aurais eu beaucoup de plaisir mêlé d'émotion si j'avais pu vous revoir.


Geneviève Bordier septembre 2008





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parmi tous les partcipants, il y a peut-être votre père ou votre mère !



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