LA SOCIÉTÉ DES BEAUX-ARTS D'ALGER
OU
QUAND LES MUSES S'AMUSAIENT
Interview de Frédéric Garreau par Michèle Salerio,
depuis Alicante
(Annecy, juin 2008)
Dessin de Jean Brua.
Michèle et Frédéric
aux Choralies de Vaison-la-Romaine en 1977.
Frédéric, s'il te plait, raconte-moi les Beaux-Arts d'Alger !
- Bon, si vraiment tu y tiens... Oui, c'était il y a déjà longtemps, au temps de l'Algérie heureuse...
Ayant cessé de poursuivre des humanités, pour lesquelles, de l'avis de ma mère, je n'avais aucune disposition, j'entrai à l'École des Beaux-Arts d'Alger. Je venais d'avoir quinze ans. L'avenir dira que mes parents ne s'étaient pas totalement trompés. Mais peut-être aurais-je aussi bien pu faire carrière dans les ordres ou pourquoi pas, dans la plomberie ou la marine vers quoi paraît-il, mon atavisme me prédisposait.
Tu te trompes de Beaux-Arts ! C'est...
- Patience, je vais y venir. À la rentrée 1950, j'intégrais l'École Nationale des Beaux-Arts d'Alger. Ce prestigieux établissement, fondé en 1881, se trouvait encore rue des Consuls, dans le quartier de la Marine alors en cours de démolition.
Cette ancienne mosquée pour les uns, caravansérail selon d'autres, dressait ses murs délabrés au milieu d'immondices et de ruines peuplées de clochards et de chats errants, entre l'avenue du 8-Novembre et le boulevard Amiral-Pierre en bord de mer. Un trésor était cependant caché derrière ces murs lépreux : un patio typique des palais mauresques, colonnes torses et chapiteaux à volutes, en marbre de Carrare, soutenant des arcs brisés, avec au-dessus une galerie et...
Cet endroit m'aurait sûrement enchantée ! On doit être "inspiré" dans un tel lieu ! Mais, c'est de la Société des Beaux-Arts qu'...
- Michèle, si tu m'interromps tout le temps, je n'y arriverai jamais. Mais bon, puisque ma tchatche t'ennuie, je vais te raconter ce que je sais de la Société des Beaux-Arts. Par dérision et pour marquer une bien illusoire supériorité nous, "artistes" des "grands Beaux-Arts", les seuls, les vrais, nous nommions la Société : "les p'tits Beaux-Arts"... "les p'tits bouzarts". Mais que savions-nous au juste de cette vénérable institution ? Rien ou presque, même pas que sa création sous forme d'École municipale des Beaux-Arts était antérieure à la création de l'École Nationale. Les arts plastiques n'étaient plus depuis longtemps, la principale activité de la Société des Beaux-Arts. Elle était surtout devenue une école de musique, antichambre du conservatoire avec en plus, une académie de dessin du jeudi où quelques-uns de nos maîtres dispensaient leur savoir pour arrondir leurs fins de mois, et où certains de nos condisciples avaient cru se découvrir un petit talent voire une improbable vocation. Quant aux muses, elles avaient bien fait d'élire domicile rue des Généraux Morris. Elles auraient eu grand tort de se risquer dans le quartier mal famé de la Marine où elles n'avaient que faire.
Oui d'accord Frédéric, mais tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu étais entré à l'École des Beaux-Arts, ni ce qui t'amenait à fréquenter la Société des Beaux-Arts ?
- Ah bon ! Je croyais que ce sujet ne t'intéressait pas. Je pourrais te répondre en chantant comme Trenet :
" À l'école des Beaux-Arts
" Je flânais comme un lézard
" Je n'fichais rien, soir et matin
" J'faisais l'idiot histoire d'épater les copains... "
Comme les autres élèves, j'ai commencé par suivre un cycle de base : dessin, modelage, anatomie, décoration. Puis je suis entré à l'atelier de peinture tout en continuant l'atelier de décoration. Après quatre ans d'études, j'ai pu obtenir la bourse du Gouverneur Général ( ), une bourse d'études artistiques, attribuée sur concours dans quatre grandes disciplines : Architecture, Peinture, Sculpture et Décoration. À l'École des Beaux-Arts d'Alger, c'était un bâton de maréchal. Grâce à cette bourse rondelette, j'ai pu poursuivre mes études à l'École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, les Arts-Déco, l'ENSAD, 31 rue d'Ulm... Non, pas Normale-Sup, mais juste à côté !
Quant à la motivation qui m'a fait entreprendre ces études, tu vas bien rire ! Te souviens-tu, Michèle, de ces bars à kémia qui fleurissaient à Alger, à chaque coin de rue ou presque ?
Euh... oui, ils faisaient partie du paysage...
- C'étaient de longs comptoirs surabondamment décorés, derrière lesquels au-dessus de rutilants samovars et machines à café italiennes, s'étalaient de vastes "fresques" célébrant les exploits footballistiques de l'équipe dont les habitués du zinc étaient les inconditionnels et très chauvins supporters : ASSE (pour Saint-Eugène et non Saint-Etienne !) Gallia Sport, RUA cher à Camus, Mouloudia, OHD de Santiago, l'homme à la tête toujours ceinte d'un foulard, SCU El-Biar qui élimina Reims - le grand Reims de Kopa ! - de la coupe de France.
Voilà, quand je suis entré à l'école des Beaux Arts, mon ambition secrète, c'était de peindre les hauts-faits de ces héros du ballon rond. J'aurais été le Michel-Ange de la kémia, avec pour sponsors, pourquoi pas, Juan Bastos, Hamoud-Boualem et Liminana.
Mais revenons chez les muses de la rue des Généraux-Morris. Après avoir admiré au sommet de la rue Dumont-d'Urville les splendides pianos à queue Steinway, Pleyel, Erard ou Bözendorfer, exposés dans les grandes vitrines de Colin Musique, tu trouvais, tout au bout de l'étroite rue de Tanger, la porte monumentale de la Société des Beaux-Arts. Avant d'en franchir le seuil, tu découvrais tout à côté la minuscule boutique de M. Maréchal. Ce luthier avait choisi un excellent emplacement pour accrocher son enseigne. Nombre de ses clients violonistes fréquentaient la Société des Beaux-Arts. Elèves et professeurs de violon étaient des clients en puissance, les uns et les autres ayant forcément besoin, un jour ou l'autre, d'acheter de la colophane ou des cordes, de faire réparer ou même de renouveler leur instrument. Dans sa petite vitrine trônaient quelques violons qui ne devaient rien à Stradivarius.
Plus surprenante, totalement anachronique, était la présence à leur côté de piolets, pitons, mousquetons, cordes et autres accessoires, utilisés d'avantage par les conquérants de l'inutile que par les virtuoses de l'archet. Enseigne vivante celle-là, le luthier-alpiniste se tenait souvent debout sur le pas de sa porte, toujours vêtu, comme s'il avait été à Chamonix, d'un épais chandail sous un blouson ou un anorak, au dessus d'un pantalon de golf avec aux pieds, sous d'épaisses chaussettes de laine blanche, de gros brodequins à semelle vibram. Un brûle-gueule éternellement vissé au milieu de sa face rubiconde. On pouvait se demander si cette couperose était seulement due à l'ardeur des rayons du soleil algérien. Maréchal racontait peut-être alors, sa dernière expédition au Tassili avec son copain Frison-Roche ou bien, comparait-il avec un autre amateur de bons vins, les mérites et bouquets respectifs du Mascara et du Beaujolais. Quand il partait pour une de ses lointaines et périlleuses expéditions, il accrochait une pancarte à la poignée de sa porte, indiquant la date probable de son retour... Les violonistes pourraient bien attendre leur instrument quelques jours de plus !
Passée ensuite la lourde porte d'entrée, tu rencontrais immanquablement monsieur Bou. Tout à la fois concierge, gardien, factotum et homme de ménage. Court sur pattes, les cheveux raides et blancs gominés ramenés bien à plat en arrière, le ventre ceint d'un tablier bleu, appuyé sur son balai, M. Bou avait l'allure altière d'un picador sur le retour. Au courant de toutes les activités de la maison, il te renseignait avec une voix éraillée et un accent dignes d'un virtuose du Cante Jondo.
Tout ça ne me dit toujours pas ce que toi, tu venais faire au 4 rue Généraux-Morris. Quelle muse venais-tu y draguer ? Était-ce Calliope, Euterpe, voire ... Terpsichore ? (pas très facile à prononcer les noms de ces demoiselles)
- Je ne me souviens pas d'avoir rencontré des petits rats dans les couloirs. Mais peut-être nos horaires ne coïncidaient-ils pas ? Les vocalises des adeptes du bel canto signalaient la présence de Calliope, protectrice des belles voix. Quant à Euterpe, muse en charge des musiciens, elle se taillait la part du lion. Les violons et autres cordes, le piano et tous les d'instruments à vent, bois et cuivres, marquaient bien l'emprise de la musique instrumentale sur la maison. Et bien moi, c'est Erato que désormais, deux ou trois fois par semaine, je viendrai rencontrer en ces lieux, en tout bien tout honneur s'entend ! Erato, protectrice des chorales et des choeurs.
Et moi, j'allais la rencontrer en 1956...
- 1950 a donc été pour moi une année de nombreux chambardements : déménagement de Bouzaréah à la Redoute et du Lycée Bugeaud à l'école des Beaux-Arts. En même temps, la chorale du Scoutisme Français créée par mon père André Garreau devenait chorale "À Coeur Joie". Il avait transféré son bureau de la rue Socgémah, le Quartier Général des Scouts de France en bas de la Casbah, au 4 rue des Généraux-Morris. À Pâques, il avait créé, à l'issue d'un stage à Laghouat, auquel j'assistais, "La Baraka" ensemble vocal algérien. À la rentrée d'octobre, j'abandonnais la "Mané" et le foulard noir et blanc des scouts du groupe Saint Dominique, la Saint Do, pour le burnous de "La Baraka". J'entrais en chant choral comme on entre en religion, du reste j'y suis encore...
La Baraka en concert : tenue saharienne de rigueur. Frédéric nous explique plus loin pourquoi, comment, où et quand cet uniforme fut adopté. 1er rang en partant de la gauche : Maguy, Danielle Gérard, Yvette Hassoun, X , Michèle Salério, Anne-Marie (chère Anne-Marie) X, X, X. Au tout dernier rang chez les hommes, on reconnaît Pascal (2e en partant de la gauche), puis Jean-Loup, qui brandit sa partition, Pierre Devémy ; à l'extrême droite, Germain ténorisant (toujours avec talent).
Mais pourquoi avoir pris un burnous pour uniforme ?
- Au cours du stage de Laghouat, un violent orage accompagné de trombes d'eau avait fait dire aux Laghouati "Vous nous avez apporté la baraka !", il y avait un an en effet qu'il n'y avait pas plu. Le nom de l'ensemble vocal était trouvé : "La Baraka". Restait à inventer une tenue en accord avec ce nom. Ce sera l'élégant uniforme des troupes sahariennes : chemise sans manches ni col, ouvertes sur les côtés, saroual noir avec motif de passementerie blanche, naïls aux pieds. Il ne manquait plus qu'un burnous blanc pour parfaire cette tenue bien en accord avec le nom du choeur. Ainsi vêtu, il avait fière allure, même sans képis bleus, sans chèches ni méhara.
Les murs de l'honorable société fondée par Hyppolyte Lazerges en 1875 allaient désormais retentir des chants de deux chorales. La chorale de base : "Le Choeur Mixte". Une soixantaine de choristes travaillaient un répertoire de chansons populaires et de musique ancienne sans grandes difficultés. Certains chants constituaient un programme commun à toutes les chorales "À Coeur Joie" de France. L'ensemble vocal "La Baraka", dont les membres devaient également chanter au "Choeur Mixte", s'attaquait à un répertoire beaucoup plus difficile. Musique de la Renaissance, polyphonies contemporaines : Claude Debussy, Maurice Ravel, Florent Schmit, Darius Milhaud, Paul Hindemith, Zoltan Kodaly pour n'en citer que quelques-uns. Nous montions également de grandes oeuvres de musique sacrée, de Bach à Poulenc, Messiaen et Duruflé dont le célèbre "Requiem" exécuté en version réduite, en première audition mondiale, en l'église Saint Augustin d'Alger.
 Quels merveilleux souvenirs et quel plaisir, pour la jeune fille de 18 ans que j'étais alors, de découvrir et de chanter ces polyphonies d'hier et d'aujourd'hui ! J'avais intégré la Baraka en 56, vivement encouragée et recommandée par Micheline Lalaud (à l'époque professeur de musique au Lycée Lazerges où elle venait d'être nommée, après de brillantes études au Lycée La Fontaine à Paris) ; elle m'avait interrogée à l'oral du bac, dans sa spécialité. Au terme de l'épreuve, elle avait su me convaincre de contacter ton père pour demander mon admission à la Baraka ; ce que je fis sans tarder !
- Oui, le recrutement s'opérait la plupart du temps par le téléphone arabe, le bouche à oreille et parce que la notoriété naissante de ce nouvel ensemble suscitait des candidatures. Pour faire partie de "La Baraka", il fallait chanter juste, avoir des rudiments de solfège ou une excellente mémoire musicale et si possible un timbre agréable. Il fallait de surcroît être ponctuel, disponible et motivé. En plusieurs occasions "La Baraka" fut amenée à interpréter de grandes Ïuvres avec l'Orchestre Symphonique de Radio Algérie. Ainsi, "Le Martyre de Saint-Sébastien" de Claude Debussy sous la direction de Henri Tomasi, chef d'orchestre et compositeur en renom. Monter une telle oeuvre était un très difficile mais passionnant "challenge" pour des choristes amateurs ; cependant, la patience et le sens pédagogique du chef de choeur suppléant à nos éventuelles faiblesses notre prestation donna toute satisfaction au chef d'orchestre.
En effet, André savait nous communiquer sa passion pour la musique... FLASH ! Je le revois bras tendus, comme offerts, souriant aussi du regard, comme il savait si bien le faire, nous incitant à atteindre ces sommets que la musique nous promettait et (le plus souvent) nous donnait !
Mais redescendons sur terre ! La Baraka, outre les Algérois qui en faisaient partie, qui pouvait-elle accueillir ? Où ? Et quand se produisait-elle ? Rappelle-moi tout ça s'il te plait, Frédéric !
- "La Baraka", pour les concerts d'été recrutait, en plus des choristes algérois, de bons éléments venus d'autres chorales "À Coeur Joie" d'Oran, Bône, Constantine... En 1962 il y avait une vingtaine de chorales "À Coeur Joie" en Algérie. "La Baraka" c'était en quelque sorte leur chorale pilote. Elle se produisait tous les ans en France métropolitaine et en Europe lors de rassemblements précédant des tournées de concerts. Ces tournées étaient aussi l'occasion d'un enrichissement culturel. Si nous avons chanté sous la Loggia dei Lanzi à Florence, c'est parce que nous sortions de la Galeria dei Uffizi (les Offices) où nous venions d'admirer les primitifs et les peintres de la Renaissance italienne. Le syndaco (maire) de Florence nous entendant alors, organisait pour nous, au pied levé, un concert dans la très imposante salle des "Duecenti" au Palazzo Vecchio (la mairie). Nous avons visité entre autres villes d'Europe : Palerme, Naples, Rome, Sienne, Florence, Bologne, Vérone, Venise, Innsbrück, Salzbourg, Passaü, Linz, Vienne, Charleroi, Bruxelles, Mons, Bruges et bien sûr Paris.
La Baraka en tournée entre Alger et Charleroi (été 1958, année de l'Expo Universelle de Bruxelles que, bien sûr nous n'avons pas ratée). À l'arrivée, nous sommes fourbus mais heureux ! Accroupie, la jeune garde (de gauche. à droite) : X, Michèle Salerio, X , Martine... X ; 2e rang dos au bus : Yvan Amsili, Simone et Paul (Poum) Grasset, Pierre Devémy, Jacques Muriot, juste derrière Yvette Hassoun (mains dans les poches de son imper), tous deux victimes de la guerre à la fleur de l'âge ; le premier en 1959, tandis qu'il accomplissait son service militaire en Kabylie (nous nous étions fiancés à Noël 58), la seconde en 196 ???, enlevée à Ben-Aknoun, près de son domicile ; ensuite apparaissent Benjamin Barsey, Camille Benamza Maguy, Réjane Athouel (lunettes sombres, épouse Barsey depuis 1960), "Tartinette" femme de Picsou, notre roi de la logistique, Pascal (et son collier à la Greco), André Garreau heureux qu'on soit enfin arrivés, Germaine, son épouse, et entre eux, le visage rayonnant de Nicole Devémy ; au dernier rang celui, juvénile, de notre cher Jean-Loup Garreau (bien trop tôt "parti"), jeune frère de Frédéric ; juste au-dessus de Tartinette, Maurice le sympathique pince-sans-rire ; enfin entre Pascal et André, Régis Oudot, notre ténor national, et, dominant tout le monde, oncle Picsou ! Beaucoup de ces amis vivent encore, et ont pour la plupart continué à chanter. Nous ne sommes plus que quelques-uns à nous voir, assidûment ou de loin en loin.
(Photographie M.S.)
Désireux d'assister à la "Jeanne au bûcher" d'Arthur Honnegger, mais n'ayant pas emporté de vêtements pour ce genre de circonstance, nous avons pris le métro et assisté au spectacle de l'Opéra Garnier, vêtus de sarouels et de burnous, à la stupéfaction des populations franciliennes. En première partie il y avait un opéra en un acte : "Kerkeb danseuse berbère" une oeuvre pseudo orientaliste de Samuel Rousseau sur un livret inspiré d'Elissa Rhaïss. Les autres spectateurs ont certainement cru que nous étions venus à l'opéra pour entendre et applaudir Kerkeb ... une compatriote ! Autre souvenir marquant d'un de nos passages à Paris, l'enregistrement d'un vinyle 30 cm dans les studios Barclay, la gloire !
Il en faut pourtant beaucoup pour les étonner !
Ce disque, relique précieuse, a été enregistré en août 1958. Il comporte des chants populaires hongrois de Zoltan Kodaly, des poèmes de Federico Garcia Llorca mis en musique par Fernando Remacha, un très beau poème de Geneviève Baïlac mis en musique par mon père et se termine (était-ce prémonitoire ?) par un chant d'adieu kabyle, harmonisé par Léo-Louis Barbès, critique musical et membre éminent de la Société des Beaux-Arts. Ce disque n'a pas pris une ride, les voix sont magnifiques et les...
Oh oui ! Les voix étaient belles... Je ne résiste pas à l'envie de citer celles d'Aimé Agnel, de Régis Oudot (qui fit une belle carrière de soliste plus tard à Paris), de Nicole Devémy, notre délicieuse amie ; je me souviens de l'immense salle d'enregistrement des studios Barclay, où nous demeurâmes toute la journée pour d'interminables prises de son ! Dans "Méandres" (le poème de Geneviève Baïlac que tu viens d'évoquer), à un moment donné, je devais démarrer une vocalise (quasiment "sans filet") à laquelle Nicole répliquait par la sienne superbe... Quel trac ! Mais aussi quel plaisir quand après plusieurs essais, la prise fut la "bonne" ! Au fait, Geneviève Baïlac, n'était-ce pas elle qui était...
- Mais si bien sûr, la Société des Beaux-Arts avait également ouvert sa porte au CRAD, le Centre Régional d'Art Dramatique créé par Geneviève Baïlac. Cette troupe de théâtre populaire servait aussi bien le répertoire classique que les auteurs contemporains, notamment nos gloires locales au talent mondialement reconnu : Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jules Roy... Un spectacle, "La famille Hernandez", création collective de la troupe, marqua tout à la fois l'apogée du CRAD et sa disparition dans la tourmente de 1962. Le cinéma français "rapatria" quelques uns de ses acteurs dont le pataouète avait conquis le public frankaoui : Marthe Villalonga, Lucette Sahuquet, Robert Castel... Leur accent continue, sur nos écrans, à fleurer bon l'Anis Gras et les olives cassées. Voilà donc deux autres muses, Melpomène et Thalie, installées dans la maison.
La maison ? Tu ne nous en as pas parlé, je me souviens bien des salles où nous répétions et du minuscule bureau que ton père avait astucieusement aménagé, mais je crois me souvenir qu'il y avait aussi au rez-de-chaussée une grande salle, sous une verrière peut-être ?
Je suis sûre que c'est dans cette salle que la photo des classes de M. Maunier a été prise en 1935 à l'occasion d'un concert !
- Tu as raison Michèle, il y avait une grande salle en effet, qui avait dû être la cour intérieure de ce vieil immeuble, couverte par une verrière. Quant aux salles où nous répétions, je crois me souvenir qu'elles portaient les noms des fondateurs, présidents ou personnalités marquantes de la Société des Beaux-Arts : Hippolyte Lazerges, fondateur de la Société, Laurent Laperlier, Charles de Galland, lui aussi ancien maire d'Alger, qui la dirigea jusqu'en 1910. Ce dernier est surtout célèbre par le merveilleux parc qu'il a créé puis légué à la ville. Raoul de Galland, son fils, était président de la Société dans les années 60. Nous utilisions rarement cette grande salle en dehors des réveillons de fin dannée ou de bals costumés au moment du carnaval. Ces surboums virent se nouer quelques idylles... "Quand les voix s'unissent, les coeurs sont bien près de s'entendre ..."
Dans le hall d'entrée des Beaux Arts, tout de suite à main droite, il y avait un cagibi sans fenêtre, sorte de grand placard à balais en forme de L. C'était le bureau d'"À Coeur-Joie". Dans cette vieille maison, il y avait au rez-de-chaussée, plus de quatre mètres sous plafond, mon père, aidé de choristes, avait construit à mi-hauteur un plancher qui doublait la surface du local. On accédait à l'étage par une très étroite échelle de meunier.
Le mobilier hétéroclite réduit à l'extrême comprenait une petite table où trônait une antique machine à écrire Underwood, une chaise, deux tabourets rustiques et des étagères encombrées de partitions. Une lampe Berger tentait vainement d'atténuer une odeur tenace de tabac froid. Dans ces lieux exigus, mon père faisait son courrier en tapant avec deux doigts et passait des heures à copier de la musique sur des calques ou des stencils
. La sienne, mais aussi des oeuvres pour coeur, non encore éditées. Sur les murs, recouverts de toile de jute, des affiches de concerts et des photos complétaient la décoration.
La salle de répétition du "Choeur Mixte" se trouvait sous les toits. Il fallait pour y arriver, emprunter un escalier de service très raide, au bout d'un long couloir obscur. C'était la Salle Laperlier. Le chemin qui portait le nom de cet ancien maire d'Alger était tout aussi raide ; du Télemly, il montait presque à la verticale vers le balcon Saint-Raphaël. Cette salle de répétition très chaude aux beaux jours pouvait être glaciale en hiver. Autre inconvénient majeur, elle se trouvait au-dessus de la salle dévolue aux instruments à vent. Les accords de l'"Organum quadruplum" de Perrotin Le Grand avait bien du mal à s'installer sur les borborygmes de trombones ou saxos débutants. Le chef du "Choeur Mixte" était depuis 1954 Jacques Fombonne, comme mon père Instructeur spécialisé du Service des Mouvements de Jeunesse et d'Éducation Populaire qui dépendait du Rectorat.
"La Baraka" répétait le jeudi soir, salle Simiand de 20 à 22 heures, dans une salle qui s'ouvrait sur le hall d'entrée, en face du "bureau". Elle était meublée d'un piano droit et de quatre ou cinq rangées d'une dizaine de sièges de cinéma de récupération, à l'assise abattante peu confortable et très bruyante. Le jeudi soir, c'était aussi le jour où se tenait au cinéma Rex, rue Horace-Vernet, le concert hebdomadaire de l'Orchestre Symphonique de Radio-Algérie. Nous étions plusieurs à nous y retrouver. À la sortie du concert, nous descendions à pied la rue Michelet et la rue d'Isly jusqu'à la rue des Généraux-Morris, en tchatchant, commentant le concert. Après un spectaculaire concerto pour la main gauche de Ravel, nous nous étonnions que le pianiste, Youri Boukof, n'ait pas réussi à démolir le piano. Le tabouret lui, n'avait pas résisté. Au cours de ce concert, nous avions remarqué un instrument inconnu. Tube recourbé il dépassait l'orchestre d'un bon mètre. Nous l'avons baptisé "le grand Zalabia" nous saurons plus tard que c'était un contrebasson. Avant d'aller répéter, nous faisions une rapide escale au Milk-Bar pour nous restaurer, le vrai dîner nous le faisions en rentrant chez nous.
Cette belle histoire aurait pu se poursuivre encore longtemps, si de tragiques "événements" ne l'avaient interrompue. Plusieurs choristes y perdirent la vie ou disparurent à jamais. Le dernier concert fut un Chant d'Adieu sur le bateau de l'exode en juillet 1962. La Société des Beaux-Arts ne résonnera plus de nos chants, d'autres musiques y résonnent peut-être aujourd'hui...
"Abqâ ouala khir..." 
J'ajouterai que nous sommes plus d'un parmi les barakistes survivants, à vouer à André Garreau fondateur et directeur de la Baraka d'Alger, une immense gratitude pour tout ce qu'il a apporté à nos jeunes vies.
Il était d'une grande générosité dans la pratique de son art ; avant-gardiste enthousiaste, il sut nous faire vibrer aux résonances modernes et contemporaines, sans pour autant éluder les splendeurs classiques, toujours présentes dans nos répertoires (Fréderic l'a très bien dit).
Son charisme de chef de choeur, je l'ai déjà évoqué ; y contribuait sans doute son sens de l'humour communicatif, irrésistible (il n'était pas le dernier à rire d'un bon mot qui aurait circulé dans les pupitres).
La Baraka, ce ne fut pas triste ! En avoir été l'un des membres demeure l'une de nos plus belles, riches et déterminantes expériences.
M.S.

Pour faire des tirages à la "ronéo" (après les cunéiformes et juste avant Internet).

Hélas, non, tendre Michèle ! Ainsi que je l'explique dans la page d'accueil des écrans consacrés à l'École des Beaux-Arts, en 2008, et depuis déjà de nombreuses années, ce n'est plus ici que terrain vague ou vague jardin... Sic transit Harmonia Mundi... G.D.
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