Nos tabliers 

à petits carreaux bleus et blancs… 

 

par Claude Prat-Da Prato

 

en  1956

 

   Le mien est toujours pendu dans mon placard. Il attend sagement de ressortir de l’ombre... Il a beaucoup servi. Il servira encore. J’avais perdu conscience de sa présence, mais le revoilà qui ravive brusquement des souvenirs. Je fouille dans ma mémoire, c’est flou…, j’insiste, puis j’oublie. J’y reviens le lendemain. Ah oui ! là, en haut sur le côté droit, il y avait mon nom et ma classe brodés d’un fil de coton rouge. Des traces de la même couleur en témoignent encore. Dommage ! j’ai gommé, je ne sais pour quelles raisons les dernières preuves de ma présence dans mon lycée. 

   Me voilà l’esprit occupée par cette soudaine remontée d’une vie presque oubliée. Quelque chose me coince à la gorge, un mélange de joie et de mélancolie, comme lorsqu’on retrouve un vieil ami de toujours. Je suis soudain projetée dans le passé…Je remonte la rue Charras presque en courant. Je passe le cinéma Vox avec à l’intérieur ses mémorables piliers flanqués en plein milieu de la salle. J’arrive enfin sur le trottoir qui borde la fin de la rue Charles Peguy. A ma gauche s’élève cet immeuble étonnant par sa forme et sa façade peu commune, ses fenêtres soulignées de balcons torsadés. En bas de cette immeuble, un magasin  de parapluies. En face, sur l’autre trottoir bordé d’une rangée d’arbres, je distingue la haute et lourde porte de bois massif du Lycée, encore ouverte. Le lycée est un grand bâtiment rectangulaire formé de deux tours, reliées par une balustrade.   Sur ses façades, des fenêtres soulignées d’une décoration de briques rouge. Celles du haut, étroites avec un arrondi en ogive, ne laissent filtrer que peu de lumière dans nos classes   

     Je traverse la rue. Ouf ! je ne suis pas trop en retard ! Le marchand de friandises est encore là. Quelques élèves traînent encore autour de son étal de fortune fait d'une planche posée sur deux tréteaux. 

     Je monte précipitamment l’escalier de marbre, imposant par sa hauteur. Tout là haut, j’aperçois la silhouette qui me paraît immense, de la surveillante générale, visage sévère et impassible. Mon cœur bat à se rompre… J’ai oublié d’enfiler mon tablier à carreaux, uniforme indispensable, garantissant la bonne tenue et le sérieux de l’établissement. Après avoir passé la grande porte vitrée, je rejoins mes camarades de classe dans la cour rectangulaire, ornée de quelques arbres disposés régulièrement, et bordée de plusieurs salles à grandes fenêtres en menuiserie de bois foncé et à petits carreaux. Je me sens plus à l’aise ici, au milieu de mes camarades. C’est dans cette cour que se lient les amitiés, que les rires fusent autour d’histoires drôles sur les « profs »  (pardon pour eux, ces histoires n’étaient pas méchantes !), que s’échangent anecdotes et confidences, angoisses sur nos résultats scolaires, sur la vie, sur la guerre qui était notre lot quotidien, et sur tout et rien pour se faire rire, pour se rassurer peut-être 

   A partir de là, les choses se brouillent dans ma mémoire. Une suite de grandes baies vitrées barre le fond de la cour, délimitant je crois, une salle servant de gymnase. Et puis tout s’éclaircit  tout à coup. Je distingue mieux … la poutre en bois, le cheval d’arçon, les barres parallèles, les échelles, la corde à grimper … Ah ! cette maudite corde à  laquelle  je reste pendue lamentablement, sans pouvoir décoller. J’ai droit alors aux réflexions moqueuses du professeur de gymnastique, Madame Chateauneuf. Sur le côté droit de la cour, une porte ouvre sur un escalier qui mène aux classes du premier étage. 

   Me voilà, parcourant le long couloir jusqu’à ma salle de classe. Nous avons cours de philo avec Madame Parienté, une jeune femme aux yeux vifs et pétillants d’intelligence.

    C’est le matin. Je perçois sous mes doigts le contact rugueux de ma table. Des petites et étroites fenêtres de la classe, s’ouvrant sur l’animation de la rue Michelet, descend la clarté vive d’un ciel bleu, taché seulement de quelques nuages. Une élève se lève et ferme les volets à demi. L’ombre épaisse soudain rafraîchit l’atmosphère. Quelques rayons de soleil se faufilent à travers les volets, caressent quelques cheveux, quelques nuques. Seule la voix du professeur résonne dans la classe. Les élèves silencieuses, visages tendus, l’écoutent avec religion. Elle nous enseigne la philosophie comme on confie un secret.

     Par contre, les cours de mathématiques et de cosmographie, se passent avec plus « d’animation ». Notre professeur Mademoiselle Coudray, d’une très grande timidité, à la respiration un peu asthmatique et habillée toujours de noir, entre en classe, portant vaillamment, au bout du bras gauche un lourd et large cartable en cuir, et coincés sous le bras droit, une longue règle, une immense équerre en bois et un compas de la même taille. Elle se fait chahuter, et nous sommes souvent rappelées à l’ordre, par nos autres professeurs.

   Melle Gavary, notre professeur d’histoire, rentre dans la classe le visage barré d’un sourire. Immobile elle attend souvent un long moment avant d’obtenir le silence complet, puis en claudiquant (elle avait malheureusement une malformation de la jambe), elle se campe devant le premier rang de la classe et commence son cours sans aucun préambule. Joignant le geste à la parole, elle raconte avec emphase, comme si elle l’avait vécu, la rencontre de Napoléon avec le Pape, la terrible retraite de la Bérézina … Nous l’écoutons médusées. C’est une femme intelligente et vive, un excellent professeur.

   En fin de matinée, nous avons aussi cours avec Madame Denis, professeur de dessin. Elle nous a autorisées à porter en classe un pick-up avec quelques disques de musique classique, pour accompagner nos séances de peinture. Les sujets varient peu. Nous avons droit à d’éternels pots, en faïence ou en étain posés généralement sur une nappe, et contenant fleurs et longues tiges d’herbe séchée, ou le dessin au fusain d’un buste de plâtre, souvent amputé d’une épaule ou sans tête, et reproduisant une de ces statues grecques ou romaines bien connues des Beaux arts, aux ateliers du jeudi   . J’arrive au lycée avec mon propre « Teepaz », contenu dans une petite valise en similicuir marron, que m’a donné un copain, avant de partir définitivement pour le Canada. Merci Pierre pour ce don qui a l’avantage d’agrémenter ces silencieuses et mortelles séances.

   Midi…La lourde porte s’ouvre et laisse déborder sur le trottoir une volée bruyante d’élèves. Cette soudaine liberté nous donne des ailes. Le soleil réchauffe nos membres engourdis, éclabousse de sa lumière le trottoir d’en face et nous fait cligner des yeux. Tous les problèmes qui nous préoccupaient il y a encore dix minutes, n’existent plus. Cette clarté éblouissante devient la seule réalité tangible de notre existence. En face, tout au bout du boulevard Laferrière, qui descend vers le port, le grand rectangle bleu de la mer, le palmier, le seul qui se détache sur l’horizon et toute cette lumière qui embrase le ciel, les murs, les avenues et donne à l’espace, aux mouvements, ce relief étonnant et puis plus loin la piscine du R.U.A. Il n’y a pas un brin de vent et dans l’air monte un parfum qui se dégage du sol, des murs et des arbres. L’air marin nous prend soudain au détour d’une rue. Une envie irrésistible de mer et de sel me porte déjà par la pensée, de l’autre côté du port. Ah quelle est belle ma ville et combien je l’aime !

    Soudain l’émotion m’envahit. Je remonte peu à peu de cette courte remontée dans le passé. A travers quelques larmes, je regarde mon tablier à carreaux bleu et blanc. Il a servi, il servira encore.

 

 février 2003 - Claude Prat-Da Prato

 

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Aquarelle

 Claude Prat-Da Prato

 

  Gabriel Marcel Darbéda né et décédé à Alger (1869-1949), architecte diplômé par le gouvernement, Inspecteur général du Service d’Architecture de l’Algérie. En 1902 au concours pour la construction d’un Lycée de Jeunes Filles, rue d’Isly (Lycée Delacroix), le jury lui décerne le premier prix et la direction des travaux. Cette même année, il est nommé par le Gouverneur Général de l’Algérie, Architecte des Palais. La construction du Lycée de Jeunes Filles fut terminée en 1903.

(source : centre de documentation historique de l'Algérie Aix-en-Provence)

 

   Dans la cour du Lycée

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en bas de gauche à droite

Christiane Giabicani, Claude Prat ( année  de philo)

 

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à gauche  Christiane Giabicani, X, Nicole Segui, X

 ( année de philo)

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Nicole Segui, Claude Prat 

(année de philo)

 

  En classe de sciences

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Les cours de dessin

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Dessin de Annie Barthélemy

 

 

Dessin de 

Claude Prat

 

 

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