Le mien est toujours pendu dans mon placard.
Il attend sagement de ressortir de l’ombre... Il a beaucoup servi. Il servira encore.
J’avais perdu conscience de sa présence, mais le revoilà qui ravive
brusquement des souvenirs. Je fouille dans ma mémoire, c’est flou…,
j’insiste, puis j’oublie. J’y reviens le lendemain. Ah oui ! là, en
haut sur le côté droit, il y avait mon nom et ma classe brodés d’un fil de
coton rouge. Des traces de la même couleur en témoignent encore.
Dommage ! j’ai gommé, je ne sais pour quelles raisons les dernières
preuves de ma présence dans mon lycée.
Me voilà l’esprit occupée par cette soudaine
remontée d’une vie presque oubliée. Quelque chose me coince à la gorge, un
mélange de joie et de mélancolie, comme lorsqu’on retrouve un vieil ami de
toujours. Je suis soudain projetée dans le passé…Je remonte la rue Charras
presque en courant. Je passe le cinéma Vox avec à l’intérieur ses
mémorables piliers flanqués en plein milieu de la salle. J’arrive enfin
sur le trottoir qui borde la fin de la rue Charles Peguy. A ma gauche
s’élève cet immeuble étonnant par sa forme et sa façade peu commune, ses
fenêtres soulignées de balcons torsadés. En bas de cette immeuble, un
magasin de parapluies. En face, sur l’autre trottoir bordé d’une
rangée d’arbres, je distingue la haute et lourde porte de bois massif du
Lycée, encore ouverte. Le lycée est un grand bâtiment rectangulaire formé
de deux tours, reliées par une balustrade.
Sur ses
façades, des fenêtres soulignées d’une décoration de briques rouge. Celles
du haut, étroites avec un arrondi en ogive, ne laissent filtrer que peu de
lumière dans nos classes
Je traverse la rue. Ouf ! je ne suis
pas trop en retard ! Le marchand de friandises est encore là.
Quelques élèves traînent encore autour de son étal de fortune fait d'une
planche posée sur deux tréteaux.
Je monte précipitamment l’escalier de
marbre, imposant par sa hauteur. Tout là haut, j’aperçois la silhouette
qui me paraît immense, de la surveillante générale, visage sévère et
impassible. Mon cœur bat à se rompre… J’ai oublié d’enfiler mon tablier à
carreaux, uniforme indispensable, garantissant la bonne tenue et le
sérieux de l’établissement. Après avoir passé la grande porte vitrée, je
rejoins mes camarades de classe dans la cour rectangulaire, ornée de
quelques arbres disposés régulièrement, et bordée de plusieurs salles à
grandes fenêtres en menuiserie de bois foncé et à petits carreaux. Je me
sens plus à l’aise ici, au milieu de mes camarades. C’est dans cette cour
que se lient les amitiés, que les rires fusent autour d’histoires drôles
sur les « profs » (pardon pour eux, ces histoires
n’étaient pas méchantes !), que s’échangent anecdotes et confidences,
angoisses sur nos résultats scolaires, sur la vie, sur la guerre qui était
notre lot quotidien, et sur tout et rien pour se faire rire, pour se
rassurer peut-être
A partir de là, les choses se
brouillent dans ma mémoire. Une suite de grandes baies vitrées barre le
fond de la cour, délimitant je crois, une salle servant de gymnase. Et
puis tout s’éclaircit tout à coup. Je distingue mieux … la poutre en
bois, le cheval d’arçon, les barres parallèles, les échelles, la corde à
grimper … Ah ! cette maudite corde à laquelle je reste
pendue lamentablement, sans pouvoir décoller. J’ai droit alors aux
réflexions moqueuses du professeur de gymnastique, Madame Chateauneuf. Sur
le côté droit de la cour, une porte ouvre sur un escalier qui mène aux
classes du premier étage.
Me voilà, parcourant le long couloir jusqu’à
ma salle de classe. Nous avons cours de philo avec Madame Parienté, une
jeune femme aux yeux vifs et pétillants d’intelligence.
C’est le matin. Je perçois sous mes doigts
le contact rugueux de ma table. Des petites et étroites fenêtres de la
classe, s’ouvrant sur l’animation de la rue Michelet, descend la clarté
vive d’un ciel bleu, taché seulement de quelques nuages. Une élève se lève
et ferme les volets à demi. L’ombre épaisse soudain rafraîchit
l’atmosphère. Quelques rayons de soleil se faufilent à travers les volets,
caressent quelques cheveux, quelques nuques. Seule la voix du professeur
résonne dans la classe. Les élèves silencieuses, visages tendus,
l’écoutent avec religion. Elle nous enseigne la philosophie comme on
confie un secret.
Par contre, les cours de mathématiques et de
cosmographie, se passent avec plus « d’animation ». Notre
professeur Mademoiselle Coudray, d’une très grande timidité, à la
respiration un peu asthmatique et habillée toujours de noir, entre en
classe, portant vaillamment, au bout du bras gauche un lourd et large
cartable en cuir, et coincés sous le bras droit, une longue règle, une
immense équerre en bois et un compas de la même taille. Elle se fait
chahuter, et nous sommes souvent rappelées à l’ordre, par nos autres
professeurs.
Melle Gavary, notre professeur d’histoire,
rentre dans la classe le visage barré d’un sourire. Immobile elle attend
souvent un long moment avant d’obtenir le silence complet, puis en
claudiquant (elle avait malheureusement une malformation de la jambe),
elle se campe devant le premier rang de la classe et commence son cours
sans aucun préambule. Joignant le geste à la parole, elle raconte avec
emphase, comme si elle l’avait vécu, la rencontre de Napoléon avec le
Pape, la terrible retraite de la Bérézina … Nous l’écoutons médusées. C’est
une femme intelligente et vive, un excellent professeur.
En fin de matinée, nous avons aussi cours
avec Madame Denis, professeur de dessin. Elle nous a autorisées à porter
en classe un pick-up avec quelques disques de musique classique, pour
accompagner nos séances de peinture. Les sujets varient peu. Nous avons
droit à d’éternels pots, en faïence ou en étain posés généralement sur une
nappe, et contenant fleurs et longues tiges d’herbe séchée, ou le dessin
au fusain d’un buste de plâtre, souvent amputé d’une épaule ou sans tête,
et reproduisant une de ces statues grecques ou romaines bien connues des
Beaux arts, aux ateliers du jeudi
. J’arrive au
lycée avec mon propre « Teepaz », contenu dans une petite valise
en similicuir marron, que m’a donné un copain, avant de partir
définitivement pour le Canada. Merci Pierre pour ce don qui a l’avantage
d’agrémenter ces silencieuses et mortelles séances.
Midi…La lourde porte s’ouvre et laisse
déborder sur le trottoir une volée bruyante d’élèves. Cette soudaine
liberté nous donne des ailes. Le soleil réchauffe nos membres engourdis,
éclabousse de sa lumière le trottoir d’en face et nous fait cligner des
yeux. Tous les problèmes qui nous préoccupaient il y a encore dix minutes,
n’existent plus. Cette clarté éblouissante devient la seule réalité
tangible de notre existence. En face, tout au bout du boulevard
Laferrière, qui descend vers le port, le grand rectangle bleu de la mer,
le palmier, le seul qui se détache sur l’horizon et toute cette lumière
qui embrase le ciel, les murs, les avenues et donne à l’espace, aux
mouvements, ce relief étonnant et puis plus loin la piscine du R.U.A. Il
n’y a pas un brin de vent et dans l’air monte un parfum qui se dégage du
sol, des murs et des arbres. L’air marin nous prend soudain au détour
d’une rue. Une envie irrésistible de mer et de sel me porte déjà par la
pensée, de l’autre côté du port. Ah quelle est belle ma ville et combien
je l’aime !
Soudain l’émotion m’envahit. Je remonte peu
à peu de cette courte remontée dans le passé. A travers quelques larmes,
je regarde mon tablier à carreaux bleu et blanc. Il a servi, il servira
encore.
février 2003 - Claude Prat-Da
Prato