Le hall d’entrée de Delacroix:
l’antichambre du Paradis
par Jean-Louis Jacquemin
En 1950
J’ai bénéficié pendant mes petites classes à Gautier, d’un privilège qui fut exorbitant et dont je ne sus tirer nulle gloire ni nul profit. J’avais accès au saint des saints. J’avais mes petites et mes grandes entrées, à toute heure du jour, dans l’antichambre du Paradis. Seul (ou presque, je pense) parmi mes camarades de lycée, peste noire redoutée des mères de famille, je pouvais franchir les lourdes portes du Lycée Delacroix dont la concierge, Cerbère femelle, loin de me barrer la route avec horreur, m’autorisait l’accès avec une amabilité indifférente et polie. Ce privilège avait un nom. il s’appelait Mariette Paulian, Mariette Paulian
Ma tante Mariette
Paulian, née Jacquemin, sœur de mon père, Professeur de Lettres
Classiques, était un des piliers de Delacroix, après des débuts de
carrière effectués à Fromentin. Agrégée à 20 ans, c’était, fort
discrètement d’ailleurs, car elle était la modestie en personne, une femme
d’exception. Ma tante avait la passion de son métier, de ses élèves et de
son lycée. Professeur estimée, on lui réservait ses classes fétiches, la
6ème AB1 et la 2ème AB1, années charnières à son sens pour former les
élèves. Ma tante croyait à la culture hellénistique, à la littérature
française et aux vertus du latin. Patiente et bienveillante, elle était à
côté de cela d’une fermeté exemplaire et mettait à les enseigner un
enthousiasme parfaitement maîtrisé mais tranquillement persuasif. C’était
une enseignante hors-pair. Elle n’avait pas son pareil, j’en puis
témoigner, pour rendre le latin attrayant et expliquait les textes
français comme l’auteur lui-même ne l’eût sans doute pas fait. Elle avait
le chic pour s’imposer sans avoir l’air d’y toucher et pour captiver
l’attention sans laisser vraiment d’échappatoire ni d’ailleurs de
regrets. Mais tout ceci n’explique pas (aux Dieux ne plaise !) ma présence à Delacroix je n’expérimentais qu’à la maison les qualités pédagogiques de ma tante dont parfois, d’ailleurs, je me fus bien passé, surtout à Boufarik car l’appel du «Dehors» m’attirait comme un aimant et je n’avais droit à ma bicyclette qu’une fois le latin et le français dominés, exposés et vérifiés
Dans le groupe familial un peu atypique,
mais très heureux que nous formions Couleur de passe-muraille D’un côté, j’avais pleinement conscience d’une faveur incroyable et j’aurais du exulter car Delacroix était aux lycéens de Gautier ce qu’une réserve de chasse close de murs est au braconnier frustré. En réalité, effet de l’âge sans doute, j’étais surtout intimidé et mal à l’aise, au moins les premières fois. M’avançant rue Charles Péguy, je n’obliquais vers la lourde porte de bois clair, luisante de vernis qu’à la dernière seconde, persuadé que la ville entière me fixait dans le dos et escaladais les quelques marches tout en sonnant d’un doigt rapide dans l’espoir qu’on m’ouvrirait plus vite. La concierge avait des ordres. Elle me découvrait sans surprise. Et je me faisais le plus naturel possible pour entrer en « gardant la face » dans cet antre convoité de toutes les féminités où je me sentais pour l’instant parfaitement incongru. J’ai gardé un souvenir assez vif de ce hall d’entrée disposé comme une scène de théâtre, tout en longueur avec ses couloirs latéraux qui disparaissaient côté cour vers les profondeurs de la salle des profs et côté jardin vers les bureaux de l’administration. Avec en fond de scène, face au trou noir de la grande porte d’entrée fermée sur la rue, en contrebas, qui représentait la «salle», mais ouverte sur le vrai côté cour, la grande porte vitrée de verre-cathédrale derrière laquelle on devinait l’effervescence des récréations et qui s’ouvrait par bouffées bruyantes pour livrer quelque gamine en tablier à carreaux bleus, les cheveux soigneusement nattés, ou quelque « grande », de mise plus libre et au tablier plus frondeur, dévoilant un court instant à mon oeil rempli de curiosité une brève diapositive de ce monde étrangement et uniformément féminin dont le bourdonnement ressemblait si peu au nôtre. J’aimerais bien retrouver une photographie de cette cour que je n’aperçus fugitivement qu’au travers de brefs « flashes » se succédant un peu figés comme dans ces spectacles psychédéliques où la lumière hache l’image en plans fixes qu’on a à peine le temps d’enregistrer et qui laissent dans la rétine une impression étrange d’insatisfaction. Dans mon souvenir, elle ressemblait plutôt (pardonnez-moi Mesdames) à la cour d’une caserne de Janissaires qu’à un patio pour douces jeunes filles. Les encadrements de portes et de fenêtres étaient austères et soulignés de briques alternativement blanches et rouge-brun. Certaines ouvertures du premier (il me semble) avaient un cintre arrondi et découpé en coupole de minaret, de style vaguement mauresque ou « mudejar » et il faut bien le dire, l’ensemble avait de la gueule. Elle me parut plus petite que celle de Gautier, et dans mon souvenir je n’y aperçois pas d’arbre (mais le souvenir, surtout d’instants aussi fugaces a de ces pièges dont il faut se méfier !…).
Figurant privilégié de la pièce, je m’asseyais un peu gauche sur la
banquette de bois peinte en gris-souris qui longeait le mur de chaque coté
de cette porte, adossé aux carreaux de céramique blanche bordés d’un
liseré bleu clair qui donnaient à ce hall une fausse fraîcheur de patio et
je repliais mes jambes le plus possible, en retrait du dallage à damier
gris et blanc pour cacher mes « mévahs » Je tâchais de prendre l’air le plus neutre que possible et d’ailleurs je passais à peu près inaperçu. C’est tout juste si les gamines jetaient un coup d’œil surpris en me découvrant. Quant aux grandes elles ne me voyaient pas. Car le privilège d’être admis dans le sérail avait son contrepoint peu flatteur : j’étais admis parce que j’étais sans danger ! Personne ne risquait de fantasmer sur mes douze ans et sur mes culottes courtes pourtant taillées dans le meilleur drap bleu-marine anglais par Raymond Darnatigues tailleur des Zouaves et de l’élite, de père en fils, à Blida qui s’obstinait pour mon confort ou par atavisme à tailler large, ample et surtout très classique. O combien j’ai regardé avec envie les shorts de confection tout à fait ordinaire de mes copains, en toile coupée mode, chic et tout, à revers et poches plaquées qui leur allaient si bien ! Hall of me … Curieusement ce hall de Delacroix était plus animé et plus vivant que celui de Gautier, seul domaine de Cerbère/Lopez, qui n’était qu’un vomitorium, presque désert en dehors des entrées et sorties des élèves. Carrefour stratégique, celui de Delacroix participait à la vie du lycée et une partie des échanges entre l’administration et les élèves ou les professeurs, finalement, s’y déroulait. A force de revenir de temps en temps, je finissais par gagner un meilleur statut. Si les élèves continuaient de m’ignorer, je faisais maintenant partie des meubles : le personnel du lycée m’avait identifié et me montrait quelques égards. J’avais droit à des sourires entendus, des saluts de la tête au passage, voire quelques mots. Suprême consécration, la Directrice, Madame Berrier, qui passait par-là, vint me saluer aimablement et moi (que la seule idée d’apercevoir Plane au détour d’un couloir liquéfiait au sens propre), je m’entendis lui répondre du tac au tac d’une voix calme tout en lui serrant délicatement le bout des doigts comme un vieil obligé.. J’étais aussi l’objet d’attentions sympathiques des collègues de ma tante
(surtout les plus proches) que j’avais parfois rencontrées à la maison :
Jeanne Léonnec et Laure Gavarry Puis ma
tante finissait par arriver, immuable et impeccable, chignon bien tiré,
visage lisse, et souriant, tailleur bleu-marine (encore une production
Raymond Darnatigues qu’il réussissait beaucoup mieux que mes culottes Chassé du paradis ! Mais ce privilège à double tranchant que j’avais hérité de la fin de mon enfance sembla suivre une courbe inverse de celle de ma croissance. Plus je devenais présentable, plus la porte de Delacroix s’ouvrait timidement et même se refermait devant moi. A partir des pantalons-golf cela devint exceptionnel et ma tante, si par hasard elle avait encore besoin de mon escorte, m’attendait de pied ferme pour une sortie immédiate ; à partir de la seconde et des pantalons longs il n’en fut même plus question. C’est dommage, je commençais à y trouver du charme. Je fus donc réduit à faire comme tout le monde et à arpenter la rue Michelet du bon côté, en soignant quelque peu ma mise (qui ne s’appelait pas encore un look), pour rencontrer enfin, au milieu de la concurrence aiguisée des « Pointers », les « filles de Delacroix ». C’est égal chères amies Esmmaïennes qui fréquentèrent dans les années cinquante cet excellent établissement, j‘ai peut-être sur l’homme de votre vie un privilège inaliénable (et sans danger !) dont l’antériorité est indiscutable : je vous ai probablement entrevues furtivement avec vos couettes et votre tablier dans la cour ou les couloirs de votre cher lycée. Vous admettrez que cela crée des liens. C’est donc avec plaisir que je vous présente tous les devoirs d’une longue fidélité... © Jean-Louis Jacquemin - décembre 2002 |
Cadeau pour ses élèves Ma tante Mariette avec mon Oncle, Gilbert Paulian sur le perron de leur jolie villa de style néo-mauresque de Ste-Marguerite au Printemps 1951
N.B. : Ma tante, discrète et réservée au lycée, était dans sa vie privée une femme élégante et épanouie (robe de l'atelier Claire Comte, haute couture, Paris 1950). Sorti d'HEC, Chef d’Escadron de Réserve, mon Oncle dirigeait (avec l'aide de son frère Guy et de toute une cohorte d'Ingénieurs agro) le domaine Chiris, qui reste même de nos jours le grand domaine de prestige de l’Algérie. Porté au Sénat en 1958 par toute la Mitidja, c'était un homme qui avait à la fois la culture, le mode de vie, la fermeté d’âme et la simplicité d’un stoïcien romain. C’était également mon parrain. Il a fini sa carrière comme Directeur Général des Etablissements Georges Truffaut à Versailles.
|
[(*) J’ai commencé à écrire quelque chose sur cette pâtisserie Centre-Algéroise qu’on cite moins souvent que la Princière ou chez Tilburg mais qui tenait bien sa place « A la Parisienne » dans les rues d’Alger. Le chocolat chaud était de premier ordre et on y mangeait les meilleurs fruits déguisés de la place. Quant à l’ambiance, elle était … parisienne ! .] |