La chapelle de l'hôpital de Mustapha





    Sans doute beaucoup d'entre nous ne connaissent-ils pas la chapelle dont l'entrée figure ci-dessus. Et pourtant ! Elle était bien dans notre quartier. Peut-être un peu à l'écart de nos itinéraires habituels, un peu excentrée. Pour y accéder, il fallait aller jusqu'au bout de la rue Denfert-Rochereau, et arrivé là, sur la placette Marie et Pierre Curie, pénétrer dans l'hôpital Mustapha par sa "poterne" arrière, quand dans l'esprit de la plupart des Algérois, l'entrée principale de l'hôpital, sa "vraie" entrée, se situait à son autre bout, par l'avenue Battandier, du côté du Champ-de-Manoeuvres.

    Et pour cause ! Ici se situait la partie, oh, je ne dirai pas honteuse de l'hôpital, mais celle des aveux de ses échecs, de l'évidence que non, tout n'est pas possible, qu'il y a une limite à la médecine et au dévouemant des soignants, bref ici était l'aboutissement des patients dont la vie n'avait pu être prolongée. Et comme il n'est pas bon pour le moral que des corbillards traversent notre grand hôpital, parce qu'il faut que malades et familles ne soient pas contrariés dans la certitude que "tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir", ici les corbillards se trouvaient à deux pas de la sortie discrète vers la placette dont je viens de parler.

    Pour les corps en attente d'une cérémonie funèbre, d'une décision de la famille, ou le temps que justement on lui retrouve sa famille au disparu, la morgue se trouvait dans le bâtiment adjacent, juste à gauche de la chapelle. Comment en cet endroit ne pas penser à la détresse de toutes ces familles d'Algérois qui vinrent ici reconnaître un proche, ou lui rendre un dernier hommage… Comment surtout ne pas penser aux victimes des attentats dont les corps aboutirent ici lors de nos années de guerre, et en particulier à tous ceux qui tombèrent lors du massacre du 26 mars 1962, et qui se trouvèrent entassés dans cette morgue ?

    On pourrait penser qu'en cette petite chapelle, jamais on ne vit de baptême, de mariage, de communion ou d'autres de ces cérémonies qui jalonnent la vie ? Eh bien il semblerait que non, si l'on en croit une carte postale publiée sur le site de Bernard Venis (cliquez ICI). Elle représente la photo d'assez nombreuses personnes sortant de la messe vers 1900-1910. Des gens du quartier, des malades plus trop malades (on en voit un la tête bandée), des membres du personnel de l'hôpital travaillant le dimanche ? Outre ce document, on trouve aussi deux actes de baptême, de 1853 et 1862, qui montrent que des nouveaux-nés ont pu être baptisés ici.

    J'avais publié sur Es'mma en 2006 le petit plan ci-dessous, l'itinéraire que j'avais suivi ce jour-là est en rouge.




    J'ai fait la photo du porche de la chapelle ci-dessus en 2006, et tout un chacun je pense peut la faire aujourd'hui à son tour. La chapelle a été transformée en mosquée. Du coup, je ne pensais pas que nous pourrions un jour savoir à quoi ressemblait l'intérieur de cette chapelle. Jusqu'au jour où j'ai trouvé sur Gallica, dans l'Écho d'Alger, les articles qui suivent… avec une photo !


La catastrophe du 27 septembre 1942…

    Ce matin-là, l'avion d'Air-France à destination de Dakar via Casamblanca, un Dewoitine 342, avec à bord ses 25 occupants, avait quitté Alger à l'heure prévue. Après quelques moments d'un vol normal, il semble qu'une aile se soit détachée avec son moteur à l'aplomb d'Ameur-el-Aïn, village situé à 72 kilomètres d'Alger, juste après El-Afroun. Aussitôt, l'appareil s'écrasa et prit feu. Il n'y eut aucun survivant.



    Les 25 corps furent ramenés à Alger, et une chapelle ardente organisée à l'hôpital de Mustapha. Pas dans la chapelle, dans un autre bâtiment. Ce n'est que le mardi 29 septembre que les 25 cercueils vinrent prendre place dans la chapelle, et comme on le voit sur la photo, tout ceci occupait beaucoup de place au sol. Ce qui fait qu'il en restait bien peu pour l'assistance nombreuse qui se pressa dans l'après-midi à 16 heures pour la messe à la mémoire des victimes, à laquelle assista le gratin des officiels, parmi lesquels le Gouverneur général Yves-C. Chatel. Puis les cercueils furent chargés sur six camions d'Air France qui prirent le chemin du dépositoire du cimetière de Saint-Eugène. "Au dehors, lit-on dans le journal, le boulevard Beauprêtre et la rue Denfert-Rochereau sont noirs de monde".

    Le matin du jeudi 1er à 9 heures, la compagnie Air France organisa à son tour une cérémonie religieuse au cimetière de Saint-Eugène. Décidément, les âmes des victimes auront été singulièment bien accompagnées.




    Des centaines, des milliers d'autres obsèques, au fil des décennies, depuis le XIXème siècle, prirent place ici. Mais on n'en trouve nulle trace dans les annales, ni dans les récits de nos contemporains. Sans doute parce que la plupart de celles qui eurent lieu en cette chapelle furent celles de gens de milieux modestes, ou solitaires, voire inconnus. Peut-être certains d'entre vous ont-ils un souvenir lié à cette chapelle ? Si c'était le cas, et si vous le voulez bien, il serait le bienvenu ici.

    De toutes ces funérailles qui se tinrent ci, la seule autre relation que j'ai trouvée est celle des obsèques du capitaine Le Pivain, le 12 février 1962. Vous savez comme je n'aime pas évoquer sur Es'mma les deux dernières années de notre présence à Alger, tant le souvenir de cette débâcle crépusculaire me hante et me rend littéralement malade. Un cauchemar qui oblitère les radieuses années de bonheur de nos enfances. Je fais toutefois une exception aujourd'hui pour rappeler l'ultime hommage que rendirent les Algérois à cet officier, puisque cette chapelle fut le lieu de ses obsèques, et d'un grand rassemblement de nos concitoyens.



Les obsèques du capitaine Le Pivain, lundi 12 février 1962

    Mercredi dernier, 7 février, rue Jacques-Grégori à Belcourt, des gendarmes mobiles ont tué le capitaine Philippe Le Pivain, qui avait "brûlé" leur barrage.

    Il y a quelques mois, il quittait sa garnison en Allemagne pour se mettre aux ordres du général Salan, avec la permission de son père, l'amiral Le Pivain. "Pour cette cause "perdue", ce jeune officier de trente-deux ans, d'une intelligence, d'une bravoure et d'une pureté de sentiments qui forçaient l'admiration de tous, a sacrifié carrière, réputation et famille."

    Hier dimanche, toute la journée, la foule n'a pas cessé de défiler à la morgue de l'hôpital de Mustapha, devant le corps du capitaine, vêtu de son uniforme de la légion. Sur un coussin au milieu de centaines de gerbes cravatées de tricolore, étaient épinglées toutes ses décorations.

    Ce lundi matin, il pleut, mais dès 7 h. 30 une foule silencieuse se masse devant l'entrée de l'hôpital, sur la place Marie et Pierre Curie et dans les rues alentour. La chapelle ardente est dressée dans une petite salle donnant sur la cour. Le contre-amiral Le Pivain, poitrine barrée du cordon de Grand-Croix de la Légion d'Honneur, arrive accompagné d'un officier de marine. Visage blême, figé par le chagrin, il vient donner à son fils l'amour du père et l'hommage du soldat.

    La foule de plus en plus serrée emplit la place, entre dans la cour et se range en silence à distance respectueuse de la chapelle. Il y a des fleurs partout, des gerbes cravatées de tricolore : "Un groupe d'officiers de l'Armée d'Active à un glorieux camarade de l'Armée Secrète", "La Bretagne à son fils lâchement assassiné", etc.

    Le service d'ordre est discrètement assuré par des gardiens de la paix. On ne voit ni C.R.S. ni gendarmes mobiles.

    La messe est dite par le Père Schorüng, aumônier lazariste de l'hôpital de Mustapha. Dans la chapelle comble de l'hôpital, elle se déroule dans un silence impressionnant. Il pleut toujours. Les hommes tête nue et les femmes mains jointes prononcent les prières à haute voix dont la houle profonde roule de la chapelle dans la cour et sur les trottoirs. La foule est considérable.

    On charge les fleurs dans deux fourgons qui suivent la voiture mortuaire. Le cercueil est drapé de tricolore. Un civil porte sur un coussin les décorations du capitaine.

    À 9 heures, le cortège s'ébranle. Silencieux et discipliné, il grossit à mesure qu'il avance. Des balcons on lance des fleurs.

    À ce moment, des gardiens de la paix tentent d'imposer un itinéraire par le Champ de Manoeuvres et les quais, qui éviterait le Centre. Mais résolus, silencieux, les Algérois s'avancent vers la rue Denfert-Rochereau. Et le service d'ordre est irrésistiblement débordé et noyé en quelques minutes. La foule, lentement, gagne par la rue Hoche le centre d'Alger. Elle engloutit la rue Michelet.

    C'est 100.000 Algérois (1) qui ce matin accompagnent le capitaine Le Pivain jusqu'au cimetière de Saint-Eugène. Il n'y aura pas d'incident. Ce ne sera que dans un peu plus d'un mois que le pouvoir gaulliste décidera de casser une bonne fois pour toutes, et dans le sang, la résistance des Français d'Algérie.

FIN


(1) chiffre plus que plausible, quasi "officiel", puisqu'il fut donné dans ses compte-rendus par une presse pourtant soumise à la censure gouvernementale.


Le texte ci-dessus est la synthèse
de plusieurs autres,
dont un article tiré d'un quotidien, titre non cité.
J'en remercie leurs auteurs.