Mes souvenirs de l'Académie de dessin de la Société des Beaux-Arts, que j'ai fréquentée irrégulièrement entre 1956 et 1957, me renvoient à une salle d'élèves entre deux âges où je faisais figure de benjamin et rougissais presque de sentir les regards obliques de ces condisciples d'expérience sur mes premiers fusains de nu.

   Le modèle (qui me changeait des bustes de dieux grecs et des vases à fleurs de Gautier) était une jeune femme gracile, pour ne pas dire maigrelette, répondant au prénom de Zohra (ou alors Zaïah ?). Elle posait en toute simplicité, négligemment assise sur une sorte de podium et se prêtait avec le sourire aux sollicitations contradictoires de l'atelier :

      - Zorah ! Tourne un peu la tête vers la lumière !
      - Ah non ! Pas ça ! Ma gouache de teint est à refaire...
      - Zorah ! Tu as encore remonté ton genou !

   Chaque fois qu'une pause lui était accordée, le modèle se coulait en bâillant dans un peignoir léger et (si je n'emmêle pas les souvenirs) fumait une sèche près d'une fenêtre, pendant que le professeur Leroy allait et venait entre les chevalets avec un mot pour chacun, voire un geste de la main pour corriger dans l'espace tel trait ou volume, tel frottis d'aquarelle ou de gouache.

   Camille Leroy était l'un de ces peintres métropolitains (il avait été à Paris l'élève de Cormon) que la villa Abd el Tif - qui n'aurait dû être qu'une étape dans leur parcours artistique - avait retenus définitivement sur nos rivages. Il en fut ainsi de Cauvy, de Launois, de Pruvost et de tant d'autres qui ne devaient jamais guérir de leur "insolation" originelle.

   Ami de mon père, le maître me cornaquait gentiment et m'encourageait dans mes travaux académiques, pas toujours très disciplinés. Il s'amusait même de mes dessins caricaturaux, dans lesquels il me voyait un avenir possible, à condition de travailler le trait dans des exercices classiques.

   Je crains de n'avoir pas suivi ses conseils à la lettre. Mais, par un étrange retour des choses, il a continué, bien plus tard (il était alors replié à Roquebrune-Cap Martin), à me les prodiguer. J'assurais alors un dessin d'actualité hebdomadaire dans "Nice-Matin" et il ne manquait jamais d'en faire le commentaire à mon père par téléphone. J'aurais dû sauter sur l'occasion offerte de revoir mon vieux maître de la rue des Généraux-Morris. Il était encore temps de parfaire le trait, comme il l'avait souhaité naguère. Mais Camille Leroy est mort en 1995, sans que nous nous soyons rencontrés de ce côté de la Grande Bleue.

   Il y a gros à parier que son ombre bienveillante habite désormais les lieux indissolubles de sa sensibilité et de sa palette d'artiste : le port, la mer, les ruelles d'Alger, un marabout dans quelque oasis incendiée de soleil. Bleu, blanc, or à plein pinceau, jusqu'à l'éblouissement...

J. B.   



Paysage du Sud, par Camille Leroy.




   Mini-bio : Camille Leroy (1905-1995). Ancien pensionnaire de la villa Abd el Tif. Grand prix artistique de la Ville d'Alger. Professeur à l'École des Beaux-Arts.








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