C'est au cours de mon déménagement, faisant le tri de photos anciennes et donc précieuses, que je suis tombée sur l'image ci-dessous. J'avais bien sûr déjà eu l'occasion de la voir, mais c'est seulement "aujourd'hui", après bien des années, que je ressens le besoin de mieux l'observer et de dire ce qu'elle m'inspire d'émotions, de souvenirs personnels, ce qu'elle fait resurgir du passé de ma mère et de ses deux soeurs, qui sont là, au milieu de leurs camarades, dans la fraîcheur et la candeur de leur jeunesse.


(Collection M.S.)

   Nous sommes en 1935, dans la grande salle d'audition et de concerts de la Société des Beaux-Arts d'Alger. Sur fond de rideau en velours froissé, ils sont là, toutes classes confondues, les violonistes en herbe, les élèves de Monsieur Maunier, figure emblématique de la Société des Beaux-Arts .

   Ils sont vraiment "craquants" dans leurs petits souliers vernis ! En l'honneur du concert, leur tenue est impeccable, soignée, de la coiffure (franges et raies bien nettes) jusqu'aux petites jupes et pantalons de golf auxquels peu de garçonnets de cette époque ont pu échapper dans les grandes occasions !

   L'archet tendu dans la même direction, en position figée de la "pointe au talon" (quand le son est obtenu en "poussant" l'archet sur la corde). Est-ce au début ou à la fin du concert qu'ils ont pris la pose ? On ne peut le savoir ! Le professeur, l'accompagnatrice et les élèves ont presque tous le regard dirigé vers le photographe qui doit officier depuis le balcon qui surplombe la salle.

   À droite, l'élégante silhouette de M. Maunier prenant légèrement appui sur le Pleyel ; il ébauche un sourire qui cache difficilement la somme d'indulgence, de patience et de gentillesse qu'il a sûrement dû déployer pour réunir et contenir tout ce petit monde ! Imaginez le vacarme avant la prise de la photo ! Les violons qu'on accorde pour le seul plaisir de faire du bruit, les coups d'archet pour taquiner le voisin, les fous rires et le trac des plus jeunes devant les gesticulations et exhortations grimaçantes ou agacées du photographe, flanqué de son étrange appareil recouvert de tissu noir !

   Cela ne semble pas trop émouvoir ma mère, sourire Joconde ; pour la circonstance, elle avait dénoué ses tresses et ses cheveux, qu'elle avait très longs, couvrent en partie sa poitrine ; c'est la seconde à l'avant-dernier rang en partant de la gauche ; par contre sa soeur Yvonne, juste devant elle, semble un peu découragée ! Mais il y avait une bonne raison : celle qui plus tard fut ma marraine venait de se brûler au second degré le bras droit avec de l'huile très chaude en manipulant malencontreusement une poêle ; on peut voir son bras bandé.

   Hélène, leur plus jeune soeur, se trouve exactement au milieu du premier rang ; c'est la plus petite et sûrement la plus jeune des élèves ; la plus inquiète aussi, je crois. C'est elle, Hélène Portale (photo en médaillon), qui aura en 1942 le "Prix de Virtuosité, Grand Prix de la ville d'Alger". Et c'est aux Beaux-Arts qu'elle rencontrera son futur époux le pianiste André Millecam, dont nous reparlerons un peu plus loin.

   Ma tante Yvonne allait s'adonner à des études scientifiques et ma mère se marier deux ans plus tard avec l'auteur de mes jours ; entre-temps, elle avait obtenu de mon sourcilleux grand-père (sicilien "pur sucre") d'adopter une coiffure plus moderne en sacrifiant ses nattes...


   Remarquons au premier plan l'amoncellement d'étuis à violons et de cartables, abandonnés à la hâte sur les premières rangées de chaises ; était-ce à cause d'une impatience joyeuse ou au contraire d'un désarroi que la "solennité" de l'événement aurait pu générer chez ces apprentis concertistes ? Les deux réactions ont dû préluder à la mise en place. Hors champ, on imagine quelques parents amusés, fiers, ou un peu inquiets eux aussi !

   Observons à nouveau le fond de la salle au-dessus du rideau et notons la frise aux dessins naïfs et symétriques (très en vogue à l'époque !). Cette salle, je devais la découvrir moi-même, une vingtaine d'années plus tard, en intégrant la Baraka ! Et je crois bien me souvenir que la frise était peinte sur un fond bleu ciel.

   Je ne peux regarder cette photo sans revivre avec ma mère et mes tantes le trajet qu'elles devaient faire pour se rendre à leurs cours de violon (et aussi au Lycée Delacroix). Depuis la maison familiale de Notre-Dame d'Afrique, prenant le trolleybus à l'arrêt-terminus qui se trouvait non loin du Collège des Pères Blancs, pour descendre à Bab-el-Oued, juste devant l'Hôpital Maillot en contrebas du boulevard de Champagne ; ensuite, se dirigeant jusqu'à la place des Trois-Horloges, elles devaient attendre le tramway qui les conduirait place Bugeaud où elles descendraient pour enfin rejoindre les "Beaux-Arts", rue Généraux-Morris.

   Dans ce tram, elles seraient restées debout et auraient regardé de tous leurs yeux les boutiques de mode de l'avenue de la Bouzaréah au passage, vu les affiches du cinéma "Trianon" et, au bout de l'Avenue de la Marne, l'imposant escalier du Lycée Bugeaud. Après la place du Gouvernement, éclaboussée de lumière, elles auraient traversé l'inquiétante et sombre rue Bab-Azoun dont elles auraient en vain essayé de percer le mystère. Enfin, après le brutal "Sol y Sombra", la fraîcheur bienvenue du square Bresson et l'Opéra ! Promesse de plaisirs à venir... Elles adoreraient plus tard (surtout ma mère et Hélène) entendre et admirer in situ les "classiques", même depuis le poulailler ! (moments qu'elles me firent partager pour mon plus grand bonheur !) En face de l'Opéra, le square ne les faisait plus rêver : elles n'avaient plus l'âge d'en faire le tour sur des petits bourricots ! Chemin faisant, les deux aînées auraient entr'aperçu leurs "amoureux des yeux", et refusé de prendre le mot qu'ils leur lançaient, regrettant amèrement leur geste la seconde d'après ! Car, dédaignés, les mots disparaissaient très vite... Honneur sauf des "pointers" d'antan !

   Refaisant avec elles ce chemin et les connaissant bien, je peux imaginer l'éclat de leurs fous rires, et le sentiment de liberté qu'elles pouvaient ressentir au cours de ces innocentes sorties ; l'aînée, ma mère, prenant la direction des opérations, conseillant, apaisant, "accompagnant" ses soeurs !

   Au cours de leur longue vie, cette tendresse réciproque, cette complicité, ne devaient jamais se démentir.

   Il est temps que je laisse la parole à Max et à Frédéric qui ont plein de choses à vous raconter car les écrans qui suivent n'auraient pu exister sans les mémoires conjuguées de mes amis, Max Hatat (concertiste et professeur de piano ayant exercé à la Société des Beaux-Arts d'Alger) et Frédéric Garreau (diplômé des Arts Déco de la rue d'Ulm à Paris après des années d'études à l'École des Beaux-Arts d'Alger). Dès que je leur en ai parlé, ils ont accepté avec enthousiasme et beaucoup de gentillesse de mettre leurs souvenirs, leur talent et leur travail au service de ce projet qui retrace un peu de cette tranche de l'enseignement académique et de la vie artistique et musicale d'Alger jusqu'en 1962. Nous ne prétendons pas avoir fait le tour du sujet, mais il fallait bien "commencer" !

   Je les remercie donc infiniment. Merci aussi à Jacques Millecam (frère d'André Millecam, époux d'Hélène ma très chère petite tante) qui a pu envoyer à Max, grand ami et condisciple d'André aux B.A, quelques documents concernant son frère aîné.

   Merci à Gérald et à Jean : le premier pour avoir accueilli ce projet avec enthousiasme malgré tous les autres travaux déjà en chantier ; le second pour y contribuer avec l'amitié, la gentillesse et le talent que nous lui connaissons ! Enfin je n'oublierai pas de nommer Gaby qui à Alicante m'a si aimablement aidée et conseillée (pour l'envoi de documents et le traitement de texte !) Mais il ne veut pas que je le remercie...

   Il serait vraiment épatant que quelques jeunes violonistes d'antan, devenus de charmantes vieilles dames et de non moins charmants messieurs, puissent se reconnaître sur cette photo et nous le faire savoir !

Michèle SALÉRIO.



Éminent professeur de violon et de musique de chambre, il forma des générations d'élèves dont certains devinrent par la suite eux-mêmes professeurs dans cette même école.





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