Boulevard Camille Saint-Saëns (6)
En bas du Boulevard Saint-Saëns
1893-1962

par Claude Bonvalot


Photo du bas du Bd Saint-Saëns en 1936, prise devant le 13,
avec mon grand frère Henri et ma mamie.
On remarquera que les palmiers aussi, ont commencé petits !
Moi, j'ai des anglaises et un noeud dans les cheveux.
Le premier qui rigole, je l'attends à la récré !


   Bonjour tout le monde d'ES'MMA (ils sont forts quand même ceux qui ont fait ça !).

   Je viens apporter un petit caillou au chapitre Boulevard Saint Saëns.

   Jean-Paul Follacci l'a parfaitement défini pour la "baïonnette" un peu plus haut : "Sans bistrot, sans place, sans monument repère, sans évènement, c'était peu pour constituer un quartier. On s'y sentait comme suspendu à mi-pente"… "mais du bonheur sans histoire". Comment raconter du bonheur sans histoire ? Plus le bonheur est grand, plus il est difficile à raconter, c'est bien connu. Je vais essayer un petit bout, mais je ne vous garantis rien…


    Je suis né en 1934, 13 boulevard Saint Saëns, rez-de-chaussée, porte gauche. Mon grand frère aussi, en 1930, et ma mère aussi, en 1906.

    Je ne suis ni historien, ni chercheur, ni sociologue ni rien du tout, mais comme j'ai fait un gros travail généalogique sur les 7 générations de pieds noirs de ma famille (la famille de ma femme pareil, mais au Telemly), on retrouve sur les actes des dates et bien sûr des adresses.

    Quand mes arrières grands-parents se sont mariés en 1868, l'un, Silvestre Bévia, maçon, habitait 4 rue des Marseillais, et l'autre, Carmen Grech, domestique, habitait pas loin, 10 impasse d'Oronte, au-dessus de la rue Bab-el-Oued et de N.D. des Victoires, donc ville d'Alger intra muros, donc la casbah d'aujourd'hui.

    Silvestre Bévia, maçon, a construit, pas tout seul bien sûr mais quand même, les immeubles de la rue Charras, de la rue de la Liberté, future rue Richelieu, et surtout le bloc d'immeubles à l'angle de la route de Mustapha Supérieur, future rue Michelet, et du Boulevard Bon Accueil, futur boulevard Saint-Saëns.

    Donc mes arrières grands parents en 1874 : 6, rue Charras.

    En 1878, c'est route de Mustapha Supérieur, maison Proal, futur 16 rue Michelet, que mon arrière grand-mère elle a été promue concierge.


13 boulevard Bon Accueil

    En 1893, sur l'acte de naturalisation, le 13 boulevard Bon Accueil apparaît pour la première fois.

    Un mystère quand même : entre 1869 et 1887, ils ont eu neuf enfants. Ils les ont mis où ? Parce qu'une loge de concierge, c'est pas grand ! Enfin, bref !

    En 1905, mon grand-père Siacci se marie avec Marie Bévia : 13 Bd Bon Accueil, puis ma mère qui amène mon père etc. Le regroupement familial quoi !

    Total, à ma naissance, entre le 11, le 13 et le 15 Bd Saint-Saëns : mon frère et moi, mes parents, mes grands parents, 2 arrières grand-mères nées toutes les deux à Alger que j'ai bien connues qu'elles sont mortes presque centenaires, mes deux tantes jumelles, 3 grands oncles, une grande tante. Tous, je dis bien tous : du bon pain !

    Je me suis marié en 1961 avec une gentille jeune-fille de l'Avenue Eugène Etienne au-dessus du Telemly. On a loué rue de Mulhouse et notre premier fils est né le 8 avril 1962 (quel toupet !).

    Calculez : Ça fait 5 générations dans le quartier.


Cliquez pour agrandir


De cercle en cercle…

    Mon enfance ? Facile, de zéro à 5 ans : trottoir entre le 11 et le 15.

    En 39, j'ai traversé le boulevard pour rentrer à l'Externat N.D.d'Afrique où je suis resté 11 ans, cancre. Si les cancres devaient avoir un mètre (maître ?) étalon, sûr que je serais exposè au Pavillon de Breteuil !

    Les étapes de mes errances se firent par cercles concentriques…

    D'abord uniquement le trottoir impair entre la rue Pierre Semard et le bas du boulevard, niveau Garage Hotchkiss: première carriole, ligne droite, acquisition de la vitesse, pas de freins donc arrêts frécents sur tous obstacles même inhospitaliers, en solo.

    Je dis en solo parce que c'est très important pour comprendre certaines jeunesses. J'en parlais avec mon grand frère la semaine dernière au téléphone : le bas du Bd Saint-Saëns, c'était que des vieux, enfin des grandes personnes quoi ! Aucun enfant. Le premier copain, Jean-Louis, un rouquin balèze, il habitait au-dessus de la boulangerie Saint-Saëns, au niveau de la rue Lafayette, c'est dire ! Ça, c'est encore un mystère.

    Il m'a fallu attendre l'autorisation de traverser seul le boulevard, c'est-à-dire fin 1943 (42-43, pas question à cause des bombardements) pour retrouver les bandes de copains, rues Daguerre, d'El-Biar, Valentin, impasse Daguerre, et surtout notre quartier général, un petit bout de rue entre l'impasse Daguerre et la rue Xavier Coppolani, qui était aussi notre terrain de foot. Les cartables faisaient les buts de chaque côté. Il n'y avait pas d'équipe formelle mais deux capitaines "qui faisaient les pas" et choisissaient chacun son tour leurs équipiers. Le gros des troupes, c'était quand même Externat NDA et Ecole de la rue Daguerre, plus quelques solitaires du quartier, plus 2-3 yaouleds qui descendaient du Fort l'Empereur. Une balle de tennis… et en avant !

    Et les courses de carrioles ! Départ en ligne par groupes de trois au rond point de la rue Tachet, prise de vitesse, large virage à droite pour enfiler la rue d'El-Biar, longue ligne droite plein pot puis le virage le plus traître, à angle droit, pour tomber dans la petite rue derrière l'Externat NDA (je ne me rappelle plus son nom) et arrivée debout sur les freins (un bout de bois qui frottait par terre) Bd Saint-Saëns… Un jour je vous raconterai comment j'ai inventé les courses de carrioles contre la montre !

    Ça, c'était le deuxième cercle.


Élargissons encore…

    …avec le troisième cercle : le parc Saint-Saëns avec Jean-Louis, Jean-Pierre, Claude et moi. Géant ! On connaissait le parc comme notre poche : fabuleuses parties d'indiens et de cow-boys. Le garde essayait toujours de nous chopper en train de fumer de l'eucalyptus dans des pipes en roseau, mais oualou !

    Le quatrième, c'est les grandes évasions avec Pierre : on prenait le trolleybus jusque'à El-Biar, terminus au stade, on chaussait les patins à roulettes et on se tapait : El-Biar, chemin Beaurepaire, colonne Voirol, Birmandreis, Clos Salembier, Ravin de la Femme Sauvage, Ruisseau. On prenait le tram des CFRA et on rentrait à la maison. Le soir, pas besoin de berceuse.

    Dans ce même cercle, les bains au môle cassé… Le passeur avant Moustache, c'était "Négro" et la piscine du RUA n'existait pas encore…

    Il y a eu d'autres cercles bien sûr. Le dernier s'est brisé le 2 février 1957.

    Pour en revenir au boulevard Saint-Saëns, difficile de sortir tous les souvenirs exactement, c'est plutôt du vrac ! En 1938, il y avait encore deux chevaux en bas du Boulevard qui donnaient un coup de main pour grimper la côte jusqu'au niveau des CFA. Je vous parle avant le tunnel des Facultés bien sûr.


Impair, pair et r'lass !

Côté impair :
- 3, 5, 7 : immeubles avec double entrée, St Saëns et Michelet.
- 9 : rien
- 11, 13, 15 : chez nous, et fin des premières constructions en 1878.
- 15 bis: une belle villa à colombages devenue l'OAPP (Office Algériens de Produits Pharmaceutiques) qui avait hébergé pendant la guerre (la deuxième, reportez-vous à ma date de naissance !) sur son toit des bitubes anti-aériens Boffors qui nous cassaient les oreilles.
- 17, 19 : deux beaux immeubles haussmaniens.
- Puis rue Pierre Semard
- 21, 23 : Chemins de Fer, où mon père travaillait.

   Le premier commerçant était un marchand de journaux où j'achetais Fantax et Big Bill que je cachais sous mon matelas (bonne cachette ça, le matelas !!), puis l'épicerie de Monsieur Grolle qui a vendu à un mozabite (je lui marchandais 3 boules de sapindus contre un bâton de réglisse en bois), puis un boucher, juste après les escaliers de la rue Drouillet et un peu plus haut un marchand de grain, mais là déjà c'était le bout du monde.

Côté pair :
tout en bas, face à la pente, c'était en fait le 2 rue Valentin, une Pharmacie qui accueillait à bras ouverts dans sa vitrine toutes les voitures qui cassaient leurs freins (teinture d'iode et arnica répandus gratis et à gogo !), puis le garage Hotchkiss devenu Panhard, puis les premières habitations jusqu'au 12 en bas des escaliers qui menaient à la rue d'El Biar.

- 8 : le "Modern Cinéma", dont je n'ai aucun souvenir, mais qui pourtant était bien là en 1922, ainsi qu'en témoignent les pages de l'annuaire produites en colonne ci-contre. Gérald se souvient que par les fenêtres de son immeuble (le n°10) qui donnaient de ce côté-là, on voyait la cour d'un garage. Il n'y avait plus de cinéma. C'était au début des années 50, un quart de siècle plus tard. Peut-être ce cinéma fut-il très éphémère ?

   Au 10, un immeuble de deux étages, sans porte d'entrée sur la rue, on y accédait en montant l'escalier entre le 10 et le 12, par le terre-plein qui se trouvait derrière, au premier palier. Les immeubles jusqu'au n°10 seront rasés vers 1955 pour faire place au grand building de la BIAN. Gérald m'a appris que sa famille avait vécu là une dizaine d'années.

   Le 10, c'était la vue de notre chambre, mon frère et moi, au rez-de-chaussée du 13, à travers les barreaux de la fenêtre. Puis l'Externat et sa chapelle N.D. des Grâces où j'étais enfant de choeur (terrible !), puis des immeubles, un tout petit épicier, un marchand de légumes, un boucher et la très belle Boulangerie Saint-Saëns, puis la rue Lafayette et le passage Calmels…
    Il y a eu un énorme incendie parti du garage qui a détruit tout le bas. Ensuite, bien plus tard : le trou des Fa, le trou des cul, le trou des Facultés… comme chantaient les 3 Baudets !!

    J'arrête autrement Internet il va faire tilt !

Claude Bonvalot
Novembre 2002


Gérald : derrière Claude, l'immeuble du N°10, avec quelqu'un à la fenêtre du deuxième étage. Ce n'est pas encore mon père ou ma mère, ils ne s'installeront là que vers 1946. C'est peut-être la seule photo existante de cet immeuble ! Mille mercis, Claude !

et donc l'immeuble qui fait l'angle où un jour il y aura Bissonnet !


Claude :

Regardez ce plan du quartier en 1878 : le boulevard Bon Accueil est très large, tout droit et il s'arrête sec avant la baïonnette comme s'il tombait d'un coup dans le ruisseau qu'était alors la future rue Burdeau. C'était en fait la plus large avenue d'Alger extra-muros.

J'ai une petite explication : à cette époque, Mustapha Inférieur (pour les boudjadis : le futur boulevard Baudin, la rue Sadi-Carnot, etc), c'était la zone, et Mustapha Supérieur ; le quartier hautement résidentiel où les petites anglaises venaient prendre le bon air sous leurs ombrelles en fleurs.

Pour s'y rendre, un urbaniste mégalo (ça existait déjà) avait prévu cette large avenue. Et puis il a fait tchoufa au bout de la ligne droite ! Merci quand mème.

Il faut savoir que les boulevard Baudin et Laferrière ne sont sortis qu'en 1893. Pour dire l'avance qu'on avait pris nous autres du boulevard Saint-Saëns par rapport à la rue Michelet qui n'existait pas et qui n'était qu'une route en caillasses !


cliquez pour agrandir

Gérald : regardez encore ce plan de 1878 que Claude nous a fourni ! Il est passionnant ! Par tout ce qui s'y trouve que par ce ne s'y trouve pas encore, et dont nous savons, nous, que ça s'y trouvera un jour. Comme des fantômes à l'envers, c'est le plan des limbes de notre quartier…

Par exemple : on voit bien que les immeubles du côté gauche (en descendant) de la rue Valentin se prolongent jusque'à la rue Michelet. Ils seront abattus, comme ceux de la rue de Mulhouse juste derrière eux, pour que naisse la place Lyautey au débouché du tunnel.

Une bonne part des noms des rues va changer. Pour s'y retrouver j'ai mis quelques repèers, dont l'emplacement du futur Bissonnet, et en pointillés rouges, le tracé du futur tunnel.

La future rue Albert Grévy (en jaune) est parallèle à la rue de la Liberté (future rue de Richelieu). Elle va jusque'à la rue Warnier, alors que plus tard, elle sera interrompue. Il en subsistera rue Warnier un bout d'impasse. La rue de Chateaudun s'appellera plus tard rue Pichon. La place Berthelot disparaîtra.

Plus étonnant encore : à l'emplacement du passage du Caravansérail (qui ne semble pas encore percer jusqu'à la rue Charras ni même exister), il y a un endroit nommé "Arts amusants" ! Une attraction foraine ?

On notera aussi :

- l'abreuvoir de l'Agha,
- la rue de Strasbourg (l'Alsace est prussienne depuis sept ans) et future rue Drouet d'Erlon (cliquez pour y faire un tour piloté par notre ami Gaby !) ;
- un oued qui deviendra plus tard la rue Blandan avant de s'appeler rue Burdeau ; et de redevenir un oued du temps de nos enfances, à chaque gros orage !
- comme est encore un mini-oued la rue Jacques Cartier à venir. Comme lui, elle passera sous le boulevard du Bon-Accueil ;
- la rue Sadi-Carnot s'appelle encore rue de Constantine ;
- une "campagne" (ancienne caserne de janissaires et ex-propriété du maréchal Clauzel) est comprise entre les rues Denfert-Rochereau et Clauzel, et le boulevard Victor Hugo et la rue Bourlon (oui, toutes ces voies ont gardé leur nom !). C'est là que 16 ans plus tard (en 1894) sera posée la première pierre de l'église Sainte Marie Saint Charles de l'Agha.
- Même l'église espagnole n'existe pas encore. Pour l'instant, en cette année 1878, une seule église en vue : celle à l'angle en face des futures Facultés (sur le bout de rue donnant rue Charras). Des Facultés que le "Camp d'Isly" attendra encore quelques années.
- Quant au boulevard Victor Hugo, il ne se connecte pas - comme il le fera "de notre temps" - directement à la future rue Michelet (en ce temps : "route de Mustapha supérieur").
- Et quelques autres curiosités que je vous laisse découvrir.

   Mille mercis à Claude de ce voyage au pays de notre royaume à venir !

NDA pour Notre Dame d'Afrique. À ne pas confondre (amis boudjadis) l'externat ici évoqué avec l'Internat, du côté de la basilique au-dessus de Saint-Eugène !




   On retrouvera tous les habitants (ou presque) du boulevard Saint Saëns en 1922, en agrandissant l'image ci-dessous, pour voir les pages de l'annuaire Fontana Frères de cette année-là.


Cliquez pour agrandir






   Claude nous a quittés le 16 août 2013. Merci d'avance à Geneviève, son épouse et notre payse, des souvenirs complémentaires dont elle voudrait bien enrichir le présent écran.