Oui, oui, pas d'impatience, les voici… Voici quelques-uns de ces restaurants que nous avons fini par débusquer au fil des guides, des programmes des spectacles et des quotidiens algérois. Et des rares souvenirs de certains d'entre nous. Il s'agit d'adresses de la fin des années 50 :

et sa "soupe chinoise à toute heure", dont il vient d'être question ci-dessus, installé avec "son cadre typique" dans les dépendances de la brasserie "Le Petit Ballon" (on disait aussi "chez Vincent") qui se trouvait au 8 rue Henri-Martin.

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et ses "spécialités indochinoises", à la Madrague (petit port à environ 30 km d'Alger, s'appelle au XXIème siècle El Djamila).

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La publicité ci-dessus se trouvait sur le pourtour du grand plan dépliable contenu dans le "Alger Guide" de l'année 1959.


   Dans un article, la journaliste algéroise Marie Elbe assure que "né après l'Indochine" ce restaurant connut un succès de curiosité, puis que "les algérois retournèrent à leurs brochettes". En tout cas, en 1961, il était toujours bien là, l'annuaire d'Alger en témoigne. Peut-être Marie Elbe ne goûtait-elle que modérément les pousses de bambou à l'ananas, les Banh-Bao, la soupe Pho et le Bo-Bun ? C'était pas sa tasse de thé, quoi !

(cliquez sur l'image pour élargir à la page des spectacles)


Il se trouvait au 7 de la rue Mogador, la rue derrière les Galeries de France (1). Il avait la même direction que "La Baie d'Along".
   Quand j'avais demandé si certains d'entre les Es'mmaïens avaient des souvenirs de l'un ou l'autre de ces restaurants, un seul avait répondu, notre ami Jacques Varlot, avec ce charmant souvenir : "J'y ai invité ma future épouse et évidemment il n'y eut plus de meilleur "chinois" ensuite". Et de la carte du resto qu'il avait conservée, il nous avait adressé les deux magnifiques scans ci-dessous :


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Un autre restaurant "chinois" se trouvait 28 rue Édith Cavell, sa présence est attestée par la réclame en pages spectacles de l'Écho d'Alger du 11 janvier 1958. La rue Edith Cavell était, vous vous en souvenez bien sûr, la rue partant de la rue Michelet entre n°100 et n°102, desservant en son n°9 l'école Milly, puis à sa gauche l'église - puis la basilique - du Sacré-Coeur, et - au delà - menant au boulevard du Telemly.
   Ce resto devait donc se trouver dans le haut de la rue, pas loin du boulevard, sur le trottoir de gauche en montant, entre passage de Valmy et passage Froidevaux. J'ai mis sur le plan une pastille rouge à son emplacement. Voilà, ça vous revient, maintenant ?


Enfin, dans le roman "Les Centurions" de Jean Lartéguy, paru en 1960, on trouve mentionné un autre de ces établissements (à moins que ce n'ait été le même que celui que je viens de citer ? Ou que Lartéguy l'ait inventé ?). Dans le livre, Christiane Bellinger, chargée de cours d'ethnologie à la Faculté d'Alger, vient au musée du Prado de faire la connaissance d'un petit capitaine (en fait un véritable héros, survivant de Dien-Bien-Phu et rescapé des camps de prisonniers Viets, dont nous venons de faire la connaissance dans ce premier roman). Il l'a invitée au restaurant. Nous avons droit à cette scène torride où l'officier, avec tact mais de façon très directive, essaie de la familiariser avec un instrument tout nouveau pour elle :

   - "Vous ne savez pas vous servir des baguettes, demanda Marindelle à Christiane ? C'est tout simple : l'une s'utilise comme levier, l'autre seule est mobile. Non, prenez-les plus haut… Allons, essayez encore une fois.

   Ils se trouvaient dans un petit restaurant vietnamien qui venait d'ouvrir ses portes dans le haut du boulevard Saint-Saëns. Quelques Nung au béret noir appartenant à la garde personnelle du commandant en chef, deux adjudants d'Infanterie coloniale, et un métis, remplissaient la petite salle.

   Christiane Bellinger abandonna les baguettes et prit sa cuiller pour manger le riz. Elle était étonnée, secrètement ravie de son aventure ; de ce dîner impromptu avec un jeune capitaine de parachutistes."

   Bien entendu, cette première petite liste d'établissements (mais fut-elle tellement plus longue ?) ne se veut pas exhaustive, elle attend vos souvenirs qui devraient peut-être contribuer à l'allonger. Et, espérons-nous, à faire revivre l'un ou l'autre de ces restaurants.

   On apprend par exemple au fil des conversations que Surcouf (kabyle, de son vrai nom Abdelaziz Abdelhami), "bleu de chauffe" et l'un des adjoints du capitaine Léger (2), avait une épouse d'origine vietmanienne. Son tirailleur algérien de mari l'avait connue en Indochine, puis elle l'avait suivi dans le repli de son régiment sur l'Algérie. Et pendant que son mari faisait de la "pacification" dans la Casbah d'Alger, elle tenait le restaurant qu'ils avaient ouvert à Djidjelli (où, si je me souviens bien, la 10ème Division Parachutiste avait sa base arrière et son état-major), "un restaurant où l'on pouvait déguster le canard laqué et manger à la baguette", dixit le capitaine Léger lui-même dans ses mémoires (3).



Dessin de Jean Brua


   Je ne sais si dans l'un ou l'autre des multiples restaurants que comportait l'hôtel Aletti, on proposa souvent des repas asiatiques, au fil des innombrables fêtes à thèmes qui s'y déroulèrent. Et en particulier au cours des fameux "thés" qui les après-midis ne cessèrent de s'y succéder, réunissant toutes les belles personnes de la ville. Je n'ai encore pas découvert grand'chose de tel au fil de mes lectures des quotidiens algérois, sinon la petite réclame ci-dessous dans l'Écho d'Alger du 12 décembre 1937, suggérant d'aller passer ses réveillons à l'Aletti, celui de Noël d'abord, celui de la saint Sylvestre ensuite, pour fêter le passage de 1937 à 1938 "dans le cadre féérique de l'Indochine française". Mais il semble que si ce genre de cuisine fut servie à "la Ville dans la Ville" - comme l'appelait sa direction avec une emphase assez justifiée - ça n'aura été que de cette façon façon anecdotique et ponctuelle. Ce n'était pas trop - je crois - le genre de la maison.


Cliquez pour voir les compte-rendus.

   Pour voir les compte-rendus de ces deux réveillons, cliquez sur le pavé ci-dessus. On n'y trouve que bien peu de références à l'Indochine. Faut croire que ça ne disait rien à personne ? Donnez-vous du mal ! Le bandeau annonçant les réveillons a paru dans l'Écho d'Alger du 12 décembre 1937. "Tchin-tchin club" : un nom qui a perduré ? Dans l'Écho du 30 décembre et celui du 05 janvier, en rubrique "Mondanités de la Semaine", on trouve les compte-rendus de ces deux réveillons. Vous pouvez vous amuser à comparer la liste des belles personnes présentes à chacun, elles devaient être des piliers de "la Ville dans la Ville" (on retrouve aussi souvent leurs noms dans les compte-rendus des "thés" des après-midis de l'Aletti !).


   Avec la fin de la guerre d'Indochine et le déplacement sur l'Algérie du gros de l'armée française de métier, ce sont de nombreux militaires ayant goûté aux plaisirs de l'Orient-extrême, comme ce capitaine Marindelle, auxquels on pouvait proposer de retrouver leurs habitudes. Et pas seulement des restaurants ! Nuoc Mam, fumeries d'opium, arts martiaux allaient être au menu, demandez nos spécialités du bout du Monde ! (4) Et n'oubliez pas l'acupuncture ! Certains de ces militaires, et pas des moindres, ne purent en effet se résoudre à s'en passer. J'en parle dans le volet suivant.


GÉRALD DUPEYROT





   Il est un ingrédient de la culture extrême-orientale que je m'attendais à retrouver chez nous en même temps que d'autres pratiques ramenées d'Indochine par certains de nos soldats de métier : le goût et le commerce de l'opium. Tous, enfants des années 50, nous avions lu, tout jeunes (il était sorti en album en 1936), "Le Lotus bleu". Vingt ans plus tard, il fut l'un des deux premiers albums Tintin, avec "les Cigares du Pharaon", que m'achetèrent mes parents, un été que nous nous rendions vers notre lieu de "villégiature" en métropole. Et, grâce à Tintin, notre vaillant petit reporter trop fouineur, nous avons tout su ou presque sur l'opium, y compris comment c'était dans une fumerie, et comment il fallait s'allonger pour tirer sur sa pipe ! Le très pédagogique "Coin des petits Curieux", dans Spirou, aura fini de nous affranchir. Mais pour nous, c'était si lointain, la Chine ! Quand même, j'espérais bien retrouver en notre ville de la première moitié du XXème siècle une trace, un résidu de cette scorie d'Empire… La réputation d'opiomane du général en chef lui-même (1) ne pouvait-elle laisser supposer que certains des militaires professionnels moins élevés dans la hiérarchie avaient pu eux aussi s'adonner durablement au "poison de rêve" ? Restant ensuite accros à cette drogue qui n'a pas la réputation qu'on puisse la lâcher facilement.

   Nombre de soldats et officiers "de carrière" avaient transité par l'un ou l'autre des régiments d'infanterie de marine, dont l'Indochine française fut longtemps le domaine et le paradis. Beaucoup là-bas s'initièrent à l'opium. Le "Mal jaune", nostalgie vénéneuse de l'Indochine, "comme une poussée de fièvre certains soirs d'abandon" (Lartéguy), en atteignit plus d'un. L'opium n'était pas pour rien dans ce mal insidieux. À tel point que le chant de prédilection de nos "Marsouins" ne fut pas un hymne plein de zim boumboum martiaux, mais une belle chanson toute de nostalgie et de désespoir lancinant, dont le titre était précisément "Opium, fumée de rêve" (2).

   Depuis vingt ans, j'ai feuilleté des années et des années d'archives de quotidiens algérois, je suis tombé de temps en temps sur des articles mentionnant que la police avait démantelé un réseau de trafiquants (en général des gagne-petits) de hachich ou de kiff, toujours de provenance locale. Mais d'opium, walou. Pourtant Alger était un grand port sur les routes de l'Orient, avec comme ailleurs sa faune, ses clandés à marins, pour certains consommateurs et passeurs de toutes les denrées pour plaisirs illicites. Dans les quotidiens de la première moitié du XXème siècle, éclataient régulièrement des affaires de trafic de stups. Ça se passait dans de grands ports, Brest, Marseille, Toulon… Alors qu'à Alger, jamais. Alors ?

   Est-ce à dire que notre ville, par on ne sait quel miracle, était épargnée ? Poser la question, c'est évidemment y répondre. Ben oui, forcément que ça trafiquait ! Sûrement pas en grandes quantités, mais quand même un peu. Ce qui nous amène à une seconde question : pourquoi cette impunité ? En parcourant le net et les bibliothèques, je n'ai pas davantage trouvé de réponse à cette seconde question. Encore que…

   L'un des cadors de la police française en Algérie fut le commissaire André Achiary. Nommé en 1935 au service de la sûreté à Alger, il devient en 1938 le responsable de la Brigade de Surveillance du territoire sur le département d'Alger. On trouve sa biographie sur Wikipedia (3). Des amis, dont les prises de position sont toujours de bon sens et modérées sur la guerre d'Algérie, m'ont fait remarquer que cette biographie est excessivement orientée. Par contre quand elle mentionne qu'Achiary était opiomane, elle ne fait qu'énoncer un fait avéré. On conçoit comment ses hautes fonctions pouvaient lui permettre de s'approvisionner sans peine auprès de trafiquants. En fermant les yeux sur leurs activités, à la fois il ménageait ses fournisseurs et s'en faisait autant d'informateurs lui permettant de tenir le "milieu". Et ce qui comptait, c'était moins de réprimer une activité à l'époque relativement marginale, que de surveiller les indépendantistes. À partir de 1947, Achiary devient entrepreneur dans le privé, sans cesser d'animer les réseaux "activistes" (4) et de participer à la répression des menées du FLN. En 1955, il est l'instigateur d'un plan visant à infiltrer les réseaux FLN par les truands de la Casbah. Yacef Saadi riposte en envoyant chez Achiary des tueurs prétendant venir de la part de "son vieux fournisseur d'opium de la rue Randon". Mais l'affaire capote. Yassef Saadi et Ali la Pointe s'y prennent alors autrement : ils liquident la pègre de la Casbah. Ceux qui en réchappent ne demandent pas leur reste et s'intègrent au FLN. On ne dit pas ce qu'il est advenu du fournisseur d'opium d'Achiary.

   Récapitulons : l'opium comptait en notre ville des adeptes tout au sommet de la pyramide des autorités locales : d'abord, depuis 1935, l'un des plus hauts responsables de la police, encore officieusement en activité jusqu'en 1956 ; et ensuite, à partir de 1956, le général en chef de la presque totalité de l'armée française. Je ne dis pas que le trafic d'opium aura eu de hautes protections, mais peut-être y aurait-il quand même un peu matière à creuser ?


(1) Une réputation qui colle à celui dont le surnom était "le mandarin" ou "le Chinois". On connait les hauts faits d'armes de Raoul Salan lors du débarquement en Provence, et ses activités à la tête de l'OAS. On se souvient moins qu'il fit l'essentiel de sa carrière militaire en Indochine, de 1924 à 1937, puis de 1945 à 1954. Vingt-deux ans ! Son opiomanie fut maintes fois avancée et autant de fois réfutée. Mais il est des témoignages qui vont bien dans le sens de sa fréquentation de l'opium. Qu'on ne se méprenne pas : je ne porte aucun jugement moral sur le fait que l'on puisse "tirer sur le bambou". C'est une affaire privée. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si cette pratique avait pu "prendre" en Alger.

(2) "Opium ! Fumée de rêve" fut composée et diffusée en 1931. C'était un fox-trot, avec un final un peu moralisateur, sur un rythme presque guilleret, un peu ridicule. Mais la mélodie superbe et les paroles étaient déjà là. La chanter à quelques uns, les soirs de fatigue, de doute, de cafard, au bord du Mékong ou de la baie d'Along, en se souvenant de la mère patrie, allait faire le reste… C'est seulement interprétée par les choeurs des parachutistes qu'elle se sublime, à l'égal de "Marie Dominique", cet autre chef-d'oeuvre du chant militaire. Les reprises qu'"Opium ! Fumée de rêve" connut par la suite (Jacques Dutronc et Bambou en 1987, Louis et Virginie Ledoyen en 2006, et Anouk Aïata et Amos Mâh à la guitare en 2013) rejoignent l'insignifiant contresens de son interprétation de 1931. Sans devenir le chant officiel de l'une ou l'autre des unités d'infanterie de marine (sans doute parce que pas très "politiquement correct" comme on dit), "Opium ! Fumée de rêve" fut adopté en leur coeur par les "Marsouins" de tous les régiments. Encore aujourd'hui certains témoignent sur internet de l'émotion qu'il suscitait alors, et qu'il leur procure toujours en le réécoutant. Je suppose que des bonnes âmes se seront récriées, protestant contre l'adoption par une troupe d'élite, aux faits d'armes glorieux, d'un chant qui n'a rien de martial, au contraire, ne va t-il pas à l'encontre de ce que doivent être les qualités morales et viriles de nos saines et vaillantes armées ? Eh bien, esprits chagrins, non, pas du tout. Seuls ceux qui n'ont pas trop réfléchi à ce qu'est la condition de l'homme de guerre jugeront qu'il y a là une entorse aux vertus de la corporation, et s'offusqueront d'un mélange des genres. L'engouement de nos Marsouins pour ce chant procédait au contraire d'une parfaite et compréhensible cohérence. C'est un très beau chant. Je vous incite à aller l'écouter ICI (le site du 8ème Régiment de Parachutistes d'Infanterie de Marine) ou LÀ (un site de chansons scoutes !), vous pourriez aimer ça. Pour ce qui est des paroles - un bien beau poème - je vous les ai reproduites en colonne de droite.

(3) Un sacré pedigree ! Achiary était brillant, sportif, il parlait couramment l'arabe et le kabyle, pouvait se montrer aussi brutal qu'il était naturellement sympathique. Il s'est brillamment illustré en Algérie - et à Alger notamment - dans la résistance à l'occupant germano-italien. En particulier ce fut en grande partie grâce aux renseignements de police qu'il fournissait aux conjurés du 8 Novembre 1942, que ces derniers ont pu faire réussir le Débarquement allié. Achiary n'était pas un saint, loin de là, il semblerait toutefois que son rôle dans la répression du 8 mai 45 ait été noirci à l'excès.

(4) Le commissaire Achiary aura été le 22 janvier 1956 parmi les organisateurs de la manifestation contre la conférence d'Albert Camus sur la trêve civile. Il fut aussi celui qui a monté l'attentat à la bombe meurtrier de la rue de Thèbes dans la Casbah d'Alger, le 10 août 1956. Après ça, il fut déclaré tricard en Algérie par le Gouvernement Général. Et n'y remit plus les pieds.






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(1) Mogador : oui, ce fut un nom qui fit rêver, celui d'un port. Avant la percée du canal de Suez, il était l'une des premières étapes pour le contournement de l'Afrique, vers le Sénégal, Le Cap, et avant le grand élan vers l'Orient… Il est l'ancien nom de l'actuelle ville marocaine d'Essaouira, ce qui fait moins rêver. Ou alors pour d'autres raisons, juste touristiques. À priori, donc, une relation avec l'Extrême-Orient assez limitée. Mais tout est en relation avec tout, nous le savons bien !

   C'est ainsi qu'ayant relu pour les besoins du présent écran le bouquin du capitaine Paul-Alain Léger (personnage dont il est question ci-dessous), né au Maroc, je suis tombé sur le passage où le capitaine raconte comment un jour, lors de la campagne d'Indochine, des supplétifs vietnamiens sous ses ordres ne purent davantage résister à l'eau qui leur montait à la bouche de voir sa petite chienne dodue, trop dodue. Qui allait et venait sous leur nez, frétillante et innocente, ignorant qu'elle constituait pour eux l'ingrédient essentiel de leur plat national ! Elle connut un destin… comestible. Et cette petite chienne, le capitaine Léger l'avait baptisée… "Mogador" ! (dans "Aux carrefours de la guerre", page 197).

   Ceci dit, la rue Mogador à Alger n'avait pas attendu le Shanghaï ni la petite chienne du capitaine Léger pour devenir connue, puisque c'est au n°15 de la rue, sur le même trottoir que le restaurant, que se trouvait le petit théâtre où s'étaient produits les célèbres Trois Baudets !


(2) Paul-Alain Léger : né au Maroc, parlant couramment l'arabe, officier français de renseignements, ancien combattant de la France Libre et de l'Indochine. Campagne après campagne, il se montra brave et rude guerrier au feu. Puis il s'illustra en "retournant" de nombreux combattants ennemis, en Indochine d'abord, en Algérie plus tard. De certains de ces ennemis d'hier, il faisait ensuite ses collaborateurs et sa garde rapprochée. Avec ses "bleus de chauffe" (il avait revêtu ses hommes de cette prolétaire tenue de travail), il parcourait la Casbah d'Alger, rétablissant la confiance et la situation. Non, effectivement, pour ainsi vivre, dormir et se battre seul au milieu de loustics qui avaient été d'implacables adversaires, il n'avait pas froid aux yeux, et ses nerfs étaient d'acier ! Il fut quelques temps notre voisin en Alger, vu qu'il se partageait entre son bureau du palais Bruce, une villa à El Biar (au 7, chemin Vidal), et sa villa de fonction au camp de Zéralda.


À la terrasse de l'un de nos cafés…

   C'est le capitaine Léger qui distilla dans l'esprit du chef indépendantiste algérien Amirouche une paranoïa mortelle, la "bleuïte" (une affection gravisime dont le nom provenait de ses "bleus de chauffe") : croyant voir dans ses rangs des traîtres partout, Amirouche en vint à torturer et à faire supprimer par centaines les meilleurs éléments de ses propres troupes (des fois je l'ai un peu mauvaise que ce soit le nom d'Amirouche qui, après l'indépendance, ait remplacé celui du brave député Baudin sur les plaques du boulevard où à Alger habitait ma chère grand-mère).

   Ses méthodes font assurément du capitaine Léger un exemplaire disciple de Sun-Tzu (disciple de fait tout au moins, je ne sais s'il l'avait lu), très ancien Chinois auteur de "l'Art de la Guerre" : selon Sun-Tzu, le meilleur général est celui qui obtient la victoire sans avoir eu besoin de livrer bataille ! Au premier plan des méthodes recommandables, Sun-Tzu voilà vingt-cinq siècles préconisait la rumeur destructrice au sein des armées ennemies. La zizanie, quoi ! Oui, comme dans Astérix. Certains reprochèrent ses méthodes au capitaine Léger. "Pas assez chevaleresques" se plaignit Amirouche, son adversaire en pleine déconfiture, dans une lettre de réclamation qu'il fit parvenir au colonel Godard. Venant d'Amirouche, c'est une protestation qui ne manquait pas de sel ! C'est sûr que faire couler le sang de ses hommes et le sien, c'est autrement plus "panache", plus conforme à la tradition !

   Mais remontons le temps, revenons en nos jeunes années, et rappelons-nous ceci : n'était-ce pas pour leurs ruses autant - voire davantage - que pour leur force, qu'en nos enfances nous étaient vantés les stratagèmes du sage Ulysse et du madré Du Guesclin ? Et même ceux du retors Louis le Onzième face au fringant, impudent et imprudent Charles le Téméraire ? Plus tard, après la seconde guerre mondiale, nos illustrés ne nous rapportèrent t-ils pas avec gourmandise les subterfuges top-secrets des alliés pour tromper les nazis sur la préparation et les objectifs du prochain débarquement ? Et puis pour nous, enfants passionnés de westerns, les "ruses de sioux" n'étaient-elles pas le summum de la sagacité guerrière ? Ugh, donc.

   Aux reproches adressés à ses méthodes, le capitaine Léger répondit lui-même dans son livre : "certaines bonnes âmes, sans doute dans le regret des grandes chevauchées et des combats ardents sous le soleil, prétendront que c'est là une guerre souterraine indigne de guerriers. Je pense personnellement que si l'ennemi a des dispositions particulières pour se détruire lui-même, bien coupable celui qui n'en profiterait pas !"

("Aux carrefours de la guerre", page 383).

   Et toc ! Vive Paul-Alain Léger et vive le sage Sun-Tzu !

   Ceux qui voudraient approfondir cet aspect de la pensée stratégique, chinoise (mais pas seulement, également les mérites de la "métis" grecque), peuvent se rendre à l'article suivant : "de la pensée stratégique chinoise", sur le site de l'Alliance Geo-Stratégique.

   Ce que l'on peut se souhaiter en cette année 2015, quand notre pays doit affronter des adversaires d'une sauvagerie et d'un fanatisme absolus, et que ses réseaux se manifestent sur notre propre sol, c'est de disposer de beaucoup de capitaines Léger ! Ou du moins de quelques uns. Avec un gros bémol toutefois : de tels hommes ne se révèlent ni ne se forment sur un claquement de doigts !





(3) Le restau vietnamien de Surcouf : dans "Aux carrefours de la guerre", page 218.




(4) Et qui c'est qui fournissait à tous ces restaurants les baguettes, et le gingembre confit, et les lychees, et le Nuoc-mam, et les bols en fine porcelaine avec dessus des paysages bleus façon Ming, et le saké, et les "shoko", coupelles avec dans le fond des jeunes-femmes dénudées apparaissant quand on a fini de lapper le saké (d'où l'expression "se rincer l'oeil"), et aussi le Bouddha en ivoire que maman elle trouvait qu'il ferait drôlement bien dans le salon à la maison ?


Réclame parue dans l'écho d'Alger (cliquez pour voir la page), et aussi dans "BLED" du samedi 14 novembre 1959.


   Eh oui, c'était eux ! C'était "Phi Long" ! Au n°1 de la rue du Danemark, ce commerce au nom poétique, qui se traduit par "Dragon Volant", proposait de fournir en gros tout et n'importe quoi en provenance de l'Extrême Orient ! L'un de nous s'en souviendrait-il ? La rue du Danemark se trouvait à El Biar (et elle s'y trouve toujours sous ce nom, n'ayant pas été débaptisée). C'est à deux pas de l'ancienne place principale, juste derrière l'ex-église Notre Dame du Mont Carmel.




   Et le riz ? Et le thé ? Ces deux dénominateurs communs et fondamentaux des cuisines extrême-orientales ? Qui fournissait en riz et en thé ces restos asiatiques ? Oh, alors là, pas besoin d'un importateur spécial : le riz ou le thé, ici en Algérie comme ailleurs, tout le monde en consommait, et depuis belle lurette, on n'avait pas attendu les restaurants asiatiques pour s'y mettre ! Même Ricci, la marque de semoule pour couscous bien connue, distribuait aussi du riz dans les épiceries. Nos moutchous, eux, le proposaient en vrac, dans de grands sacs de jute.

(cliquez pour agrandir)

En cliquant sur le buvard, vous découvrirez la réclame
parue dans le programme du critérium cycliste, en mars 1956.


   D'accord, l'Algérie ne produisait ni riz (ou presque) ni thé. Un article reproduit sur le site de Bernard Venis (cliquez) nous rappelle que l'Algérie n'a aucune des qualités requises pour devenir une terre à riz, toutes les expériences n'ayant servi qu'à confirmer cette situation. On notera l'humour involontaire de l'auteur quand il écrit : "Le riz paraît avoir été cantonné, avant 1830, sur des surfaces restreintes : dans la Mitidja, dans les plaines marécageuses situées entre Oran et Alger, dans la vallée du Hammam (près de Constantine) et dans les oasis et les confins sahariens-soudanais." Si avant 1830 le riz était déjà cantonné, alors… (oui, il y a une astuce !)

   Sous le titre "Dans une rizière de la Mitidja", un article de Georges Boni paru dans le magazine "Algéria", nous présente l'exploitation de M. Houlmière, "la patite Camargue", située dans le bas Mazafran. On y apprend qu'avec pour objectif la relance de la riziculture en Algérie, une vingtaine d'exploitants - constitués en 1952 en syndicat des riziculteurs de l'Algérois - ont entrepris la culture de 500 hectares de riz. C'est à dire peanuts. Si je puis dire.

   Mais si l'Algérie ne produisait quasiment pas de riz et pas de thé du tout, elle en importait depuis des lustres, et beaucoup.

   Le riz que nous consommions en Algérie nous venait en particulier de cette autre colonie, du bout du monde celle-là, qu'était l'Indochine. Les réclames ci-dessous, parues dans des quotidiens algérois dans les années 30 du XXème siècle, nous le rappellent.

(cliquez sur les images pour les agrandir)
 
Réclames respectivement parues dans l'Écho d'Alger
des 9 et 19 mars 1936 (à gauche), et du 17 novembre 1936.

 

Réclames respectivement parues dans l'Écho d'Alger du 2 mars 1937 (à gauche), et du 16 mars 1937. Et ci-dessous, un petit pavé, paru en page des spectacles de l'Écho d'Alger du 09 mars 1937 (en cliquant dessus, vous pouvez le voir dans la page entière) :






Réclame pleine page, Afrique du Nord illustrée, juin 1937.

   Notons que ces réclames paraissent simultanément dans les journaux d'Algérie et ceux de la "métropole". Les campagnes sont d'envergure ! C'est que la production, et donc l'offre de riz indochinois ne cesse de croître, et il faut qu'elle rencontre une demande au moins équivalente de la part du public, grâce à la publicité ! Depuis 1880, les rizières appartenant aux sociétés françaises en Indochine ont vu leur surface passer de 11 000 ha à 800 000 ha. 45 % de la production de riz est entre les mains du colonisateur (80 000 colons pour 20 millions d'habitants). L'ombre du paysan indochinois au chapeau conique des publicités va longtemps rester cette ombre à l'échine courbée, affable, effacée et docile, jusqu'à ce que….




   Pour le thé, surtout le thé à la menthe, on aurait tendance à penser que les habitants du Maghreb ont toujours eu entre les doigts leurs petits verres brûlants. Avec ou sans pignons dedans. Eh bien non ! les Nord-Africains ne s'étaient mis au thé que depuis relativement peu de temps : c'est seulement vers le dix-huitième siècle que le thé arrive en Afrique du Nord, et conquiert les Touaregs du grand Sud. Puis la demande s'étend. Aux approvisionnements par "Tea Clippers" (des voiliers rapides) et par caravanes succédèrent les cargos à vapeur des grandes compagnies maritimes occidentales. Ils ne vont cesser, tout le long de la première moitié du XXème siècle, de ramener d'Asie leurs cargaisons pour les déverser sur les quais de nos ports.



   Plusieurs comptoirs d'importation de produits coloniaux se chargeaient ensuite du conditionnement et de la diffusion de ce thé à travers l'Algérie. Il y avait bien sûr "Baranez Frères, denrées coloniales, spécialités café et thé", au n°1 rue Lucien Borgeaud, entre place de la Lyre et rue Henri Martin, puis au n°19 rue Henri Martin dans l'annuaire de 1954, enfin au 31 rue Chasseloup-Laubat dans l'annuaire de 1961. Dans ce dernier annuaire, on relève plusieurs autres "importateurs", dont un "Comptoir Général de Thés", 19 rue Richelieu (63.24.60 pour vos commandes en gros), et un "Comptoir des Produits exotiques" au 12 rampe Magenta. Une société Henabo, 6 rue Marquer, est indiquée comme diffusant épices et thés. Tandis que simultanément des marques de thé aux prestigieux noms british nous parvenaient d'Europe (dont "Twining", pour lequel Henriot, 28 rue Mogador, était l'agent. Cliquez pour voir une de ses réclames parue dans le programme de l'Opéra d'Alger, saison 1954-1955).


   Dans ma famille, ni thé mondain, ni thé à la menthe : la seule cérémonie du thé que nous connaissions était celle du "five o'clock" d'Alice, le dessin animé de Disney sorti en 1951.


   Quels étaient ceux servis aux prestigieux "thés" à thèmes des après-midis de l'Aletti ? Si l'on ajoute ceux-ci à tous les autres "thés" qui se donnaient chaque semaine en notre ville, au Saint-George, à la villa Arthur, au Palais d'Été, au cercle militaire et ailleurs, pour en général des présentations de mode, de parfums et autres mondanités proposées aux belles oisives de notre ville, ça en faisait des hectolitres de ce breuvage ! Un breuvage dont il arrivait que les Japonais eux-mêmes nous en amènent l'ingrédient de base… Si si, lisez la suite…





   Un jour de janvier 1954, une livraison de deux-cent cinq tonnes de thé arrive en notre port sous le pavillon blanc frappé du rouge soleil levant (1). Le bateau s'appelle "Aizu-Maru" (2). Il a été fini de construire et mis à flot pas plus tard que l'an dernier par la firme Mitsubishi Nippon à Yokohama. Le Japon reconstitue sa considérable marine marchande d'avant-guerre, décidément quelque chose est en train de changer dans l'Orient extrême ! Ce que cette année 1954 va douloureusement nous confirmer. Du riz, il devait nous en arriver souvent sur nos quais, et sûr que les journaux ne devaient pas se éplacer pour si peu, mais là, c'était pour un nouveau cargo nippon !

(cliquez sur l'image pour agrandir et lire l'article)


Article paru dans l'Écho d'Alger du 08 janvier 1954.
Il a été "nettoyé", puis "remonté" par les soins d'Es'mma pour s'adapter au format en largeur des écrans.

   On remarquera dans le titre que le journaliste n'a pu s'empêcher de mettre le mot "déguster" du titre entre guillemets. Histoire de faire partager à ses lecteurs son ironie et ses réserves sur cette nourriture bizzaroïde, avec le sourcil levé et la bouche en cul de poule qui conviennent ? Des algues marines confites ! Effectivement, Uh Uh, comment pourrait-on déguster des trucs pareils ?


(1) On veillera à ne pas confondre l'honorable pavillon japonais battant majestueusement un peu plus haut avec le modeste fanion ci-dessus, utilisé dans la marine pour des envois de signaux et qui veut simplement dire "un". Non, pas "hun" ! Un, comme deux moins un, ou trois moins deux. Ou cent moins quatre vingt-dix-huit. Oui, c'est juste, quatre-vingt dix-neuf. C'était pour voir si vous suiviez. Bref, vous m'avez compris.


(2) Le mot japonais "maru", qui veut dire "cargo", ne restera pas plus longtemps ignoré des petits lecteurs du Journal de Spirou que nous étions : en 1955 parait dans ses pages "Le Disparu de Ker-Aven", aventure de "la patrouille des Castors", la bande dessinée de Mitacq. Le jeune scout "Mouche", lors d'un jeu de piste nocturne, est enlevé par des contrebandiers. Le cargo impliqué dans l'affaire est japonais, et porte le nom de (je ne sais plus quoi en japonais) suivi de "maru".


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Le pavillon japonais flottant fièrement là au-dessus est copyright http://www.drapeaux-shop.com


Opium
(fumée de rêve)

Dans le port de Saïgon
Il est une jonque chinoise
Mystérieuse et sournoise
Dont nul ne connait le nom.
Et le soir dans l'entrepont,
Quand la nuit se fait complice
Les Européens se glissent
Cherchant des coussins profonds.


Opium, poison de rêve
Fumée qui monte au ciel,
C'est toi qui nous élève
Au paradis artificiel.
Je vois le doux visage
Les yeux de mon aimée.
Parfois j'ai son image
Dans un nuage de fumée.


Et le soir au port falot
Les lanternes qui se voilent
Semblent de petites étoiles
Qui scintillent tour à tour.
Et parfois dans leur extase,
Au gré de la fumée grise,
Le fumeur se représente
Ses plus beaux rêves d'amour.


Puisqu'on dit que le bonheur
N'existe pas sur la terre
Puisse l'aile de nos chimères
Un jour nous porter ailleurs
Aux paradis enchanteurs
Plein de merveilleux mensonges
Où dans l'ivresse de mes songes
J'ai laissé prendre mon coeur.


(par le choeur des parachutistes)