Dans la série "Clichés, préjugés, stéreotypes, etc ", Es'mma présente



ou l'Asie d'un petit Algérois des années 50.


par Gérald Dupeyrot



avec bien des disgressions, où vous rencontrerez un chat maléfique,
des Zouaves coureurs de porcelet, le machiavélique capitaine Léger et le très ancien Sun Tzu,
le blanchisseur de Lucky-Luke, dans une paillotte notre ami Jacques Varlot et sa Marie-Claude,
Maître Shozo Awazu, 9ème dan de Judo, dînant au "Dauphin" à Suffren,
des Dragon Ladies ensorceleuses, l'unique pagode recensée d'Alger,
les guerriers d'un héros qui court après le soleil
assurant le tirage de la loterie algérienne à la piscine El Kettani,
des bonbons Haribo morts de bien-pensance, et bien d'autres choses encore…
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AVANT-PROPOS

   Les chinois, japonais, et autres extrême-orientaux étaient bien peu présents dans nos jeunesses algéroises. Je veux dire dans la réalité, dans la vie… Par exemple, à regarder nos photos de classe, on serait bien en peine de découvrir des condisciples dont les traits désigneraient une quelconque origine asiatique. Oui, vous en avez trouvé un ? Bravo ! Vous voyez bien, cet exercice relève de la recherche d'une aiguille dans une botte de pieds-noirs. Mais dans notre imaginaire, alors là, c'était une autre paire de tongues… Bien davantage de "jaunes" dans nos têtes qu'en dehors… Alors, allons-y, c'est parti pour l'inventaire de nos préjugés, préventions et phobies en jaune… Et puis quand même, nous découvrirons dans "notre" Alger, celui de nos enfances, d'inattendus établissements, d'étonnants personnages, et des pratiques venues des Empires du Milieu, du Matin Calme, ou du Soleil Levant ! Ce qui suit ne prétend pas à l'exhaustivité ni à la rigueur d'une thèse universitaire, houlà, non ! Prenez ça juste comme une mosaïque de souvenirs d'enfance raboutés vaille que vaille, en essayant de vous faire parfois sourire… et de vous tendre des perches, des fois que nous aurions de communs souvenirs. Et si c'est le cas, s'il vous vient d'autres souvenirs liés à l'Extrême-Orient en nos enfances algéroises, n'hésitez pas à nous en faire part !



Ce qui suit est le cinquième volet de cette "Étude en Jaune" que depuis des années je n'en finis pas de finir, et de remettre indéfiniment sur le métier. En ce début du mois de mars 2014, je me suis décidé à vous la servir en pièces détachées, au fur et à mesure de la (relative) finition de chaque partie. Voici donc…



Mon père,
René Dupeyrot…
- V -



Dessin de Jean Brua.

… et moi, école Clauzel,
1955-1956

   Si, pour clôturer mon énumération de traces de culture extrême-orientale à Alger, j'ai cité l'acupuncture, c'est surtout à cause de mon père… Il était curieux de tout. De ses voyages jusque dans les coins les plus reculés de l'Algérie pour rencontrer des maîtres et directeurs d'école et leur vendre ses livres, il avait contracté le goût de consulter des "marabouts", ainsi qu'on appelait les guérisseurs indigènes. De village en douar, et de douar en mechta, après palabres et thés à la menthe, il collectait ce que la pharmacopée traditionnelle indigène faisait de mieux… ou de pire. Il ramenait, pressées dans des boîtes rondes en fer blanc, du genre de celles des pastilles Valda ou du cirage Kiwi, des pommades ayant l'apparence de miel gras saturé de brins de plantes et autres débris. C'étaient parfois des boîtes de tabac à priser ou à chiquer de chez Bentchicou, aussi la préparation fleurait-elle puissament le tabac, en association avec d'autres senteurs qui laissaient pantois. Papa humait ces effluves révoltants avec une sérenité bienveillante. Presqu'il aurait ronronné !

    Je me souviens aussi du soin qu'une fois il avait pris à installer chez nous d'énormes champignons flasques à l'allure de méduses, rapportés des profondeurs du bled. Ils flottaient dans leur jus, dans les larges jarres qui étaient sous le potager de la cuisine, dans lesquelles d'habitude on mettait à macérer les olives cassées et leur fenouil. Un seul champignon par jarre. Avec une louche, il fallait boire une rasade de ce bouillon où s'était prélassée la bête. Je ne sais plus pour guérir quoi… C'était glauque. Maman désapprouvait… Une fois j'avais, en toute innocence, remplacé la louche par une de ces coupelles en fer blanc genre tastevin, ramenée de Lourdes, avec la sainte Vierge en relief au fond, elle servait à recueillir l'eau miraculeuse à la source de la grotte, elle-même également miraculeuse. La réaction indignée de maman n'a pas traîné ! Je me suis fait rappeler à l'ordre, comme quoi "il ne faut pas mélanger la foi et les superstitions". Sur le moment, je me suis retrouvé perplexe, je ne voyais pas trop à quelle pratique et à quel récipient se rapportait la foi, et auxquels correspondait la superstition. Mais, direz-vous avec quelque raison, quel rapport avec l'Extrême-Orient ? Pas d'impatience, chères lectrices, chers lecteurs, nous y voici…

   Dans le même ordre de curiosité pour des médecines différentes, Papa s'était aussi entiché d'acupuncture. Les séances lui étaient prodiguées par le Docteur Schatz, dont le cabinet était situé 60 rue Michelet, pas loin de chez nous, juste un peu plus haut et sur le même trottoir que le cinéma Le Versailles (oui, Jacqueline, juste en face de chez ta grand-mère ou de la Brasserie Victor Hugo). C'était dans les années 50, et à l'époque, l'acupuncture c'était encore une façon pas si courante de se faire soigner. Si je me souviens bien, papa était encouragé dans ses incursions pharmacologiques dans le bled profond par le Dr Schatz, auquel il rapportait ses emplettes médicinales auprès des "marabouts". Ce qu'en faisait ensuite le docteur ? Je ne me souviens plus de ce qu'avait dû nous en dire mon père.

   Comme j'avais tendance à m'angoisser chaque fois que s'annonçait une composition, mon petit père, sur le conseil du toubib, avait décidé que le mieux, avant que j'aille plancher à l'école Clauzel (puis plus tard au lycée Gautier), était de me faire faire un petit crochet vers 7 heures du matin chez le Docteur Schatz (c'était quasiment sur le chemin), pour un mini-traitement de quelques aiguilles dont le fluide allait chasser mes appréhensions. Les séances chez le Dr Schatz ne provoquaient chez moi que peu de réticences : une fois les aiguilles en place, il fallait juste attendre que la peau desserre son étreinte, et qu'elle tombent d'elles-mêmes. Une seule piqûre me faisait un peu tiquer : quand le docteur enfonçait une aiguille dans l'angle de l'ongle du petit doigt de pied. Je ne disais pas "ouile !", mais je n'en pensais pas moins. Mes lèvres devaient se pincer, mes sourcils se froncer, et un bref tic me faire faire un clin d'oeil involontaire. Mais bon, c'était pas bien méchant, et puis il y avait un certain merveilleux à se laisser ainsi soigner par des méthodes mystérieuses et pas banales, qui relevaient de l'inexplicable. Même si, sur les murs du cabinet, des reproductions d'estampes avec des Chinois dénudés parcourus de "méridiens" semblaient donner une vague garantie rationnelle quant à une éventuelle corrélation des points de piqûre avec des organes plus ou moins éloignés. Et ça marchait ! J'arrivais en classe sur un petit nuage ! Donc, chers anciens condisciples, plus d'étonnement envieux à mes prouesses scolaires : j'étais dopé ! Et j'avais pour moi le plus attentionné des coaches ! Mais antantian, c'était du dopage "bio", notez le bien, juste j'étais comme qui dirait… aiguillonné !

   Un matin qu'assis dans la salle d'attente papa et moi patientions en attendant notre tour, voilà qu'entre et passe devant nous un nez avec une moustache dessous, suivi de son détenteur, un haut parachutiste en tenue camouflée, béret rouge et rangers, et derrière lui son impressionnante garde prétorienne de deux ou trois paras. Il entre directement dans le bureau du Docteur. Les autres "bérets rouges" restent debout dans la salle d'attente. C'était le général Massu. En ces temps troublés, il était pour les Algérois l'équivalent d'un Jupiter Tonans, nous éprouvions pour lui la plus fervente admiration, avant de lui vouer par la suite une sacrée reconnaissance. Autrement dit, se trouver nez à nez avec lui dans la salle d'attente de son médecin, c'était pas rien, quelle émotion ! Comme je suppose qu'il n'était pas venu accompagner un de ses officiers (un douillet qui aurait eu peur des piqûres d'aiguilles ?), c'est donc que le général s'adonnait à l'acupuncture ? Comme mon père ? Du coup, les choix un peu excentriques de mon cher petit père m'apparurent sous un autre jour. Si c'était aussi ceux du général Massu, alors…


GÉRALD DUPEYROT


P.S. : je me suis demandé si le Dr Schatz dont il est question dans la citation du Dr Brahimi en colonne ci-contre, était le même que le nôtre. Il faut savoir que le Dr Jean Schatz, celui que cite probablement le Dr Brahimi, fut l'un des principaux artisans du rayonnement de l'acupuncture en Europe et dans le Monde. Un sacré grand bonhomme, apparemment.

  Celui qui nous piquait - le général Massu, mon père et moi - était-il ce brillant médecin, sinologue et humaniste ? Eh bien non, c'était son frère ! Deux frères, tous deux médecins acupuncteurs ? Eh oui. Je dois cette révélation au fait d'avoir consulté le n°621 du magazine algérien "Les Débats" de février 2013 : on y apprend que début 1958 le Dr Jean Schatz fut emprisonné six mois à Tlemcen pour avoir fourni des ordonnances, de l'argent et des médicaments au FLN, avant d'être expulsé d'Algérie vers la France. Et que son frère Raoul était, lui, le médecin personnel du Général Massu. J'ai vérifié dans l'annuaire d'Alger 1954 : l'abonné au téléphone Schatz, docteur en médecine au n°60 rue Michelet, est précédé de la lettre "R". Pour Raoul, peut-on supposer. CQFD.








L'acupuncture à Alger
avant 1962


Ci-dessous, quelques informations glanées ici et là. Une synthèse de ce que fut l'acupuncture dans notre ville avant 1962 reste à faire.

   "Beaucoup de médecins militaires français ont exercé l'acupuncture en Algérie à leur retour d'Indochine. C'était dans les années 1950. Le Dr Borsarello, que j'ai connu bien plus tard, en faisait partie. Mais il y avait aussi beaucoup d'autres acupuncteurs comme Blasselle, Arnaud Sorrel, Fouques Duparc, Grall, Bayle, Belzer, Delseries, Schatz pour Alger sans oublier le plus Algérois d'entre eux, le "fils d'Alger" comme on dit chez nous, Jean-Marc Kespi, que j'ai eu le plaisir de rencontrer à Paris lors d'un congrès. Aux premières années de ma pratique en acupuncture, quelques patients m'ont affirmé avoir été traités par le Dr Grall qui est resté longtemps présent dans leur mémoire (1). Il est utile de rappeler que le Dr Grall a soutenu sa thèse à Alger en 1962 (Contribution à l'étude de la conductibilité électrique de la peau).

   Le Dr Blasselle que j'ai connu plus tard à Paris a également pratiqué dans son cabinet au centre ville d'Alger. Il a été l'auteur d'une belle thèse de médecine qu'il a soutenue en 1953 (De l'acupuncture dans le traitement des anémies).
.../...
   Le Dr Arnaud Sorrel (Claude Jean) a également soutenu en 1953 à Alger sa thèse de médecine "De l'acupuncture dans les atonies vésiculaires".
.../...
   Toutes ces thèses de médecine, soutenues à Alger et ayant pour thème l'acupuncture, toutes ces consultations ouvertes un peu partout, traduisant un certain engouement pour cette médecine, me permettent d'affirmer qu'une partie de l'acupuncture française a pris son envol à partir d'Alger."

Dr Hamid Brahimi,
Président de la société Algérienne d'Acupuncture,
Alger, février 2008,
paru dans "Acupuncture & Moxibustion".


   Je ne garantis pas que c'était la même estampe qui se trouvait dans le cabinet du Dr Schatz, mais celles qu'on y voyait étaient du même genre.



(1) Le docteur Grall fut à Alger le premier représentant de la SIA (Société Internationale d'Acupuncture, créée en 1946). Source : Lucia Candelise, "La médecine chinoise dans la pratique médicale en France et en Italie, de 1930 à nos jours", page 130.

   "Un homme charmant, qui exerçait l'acupuncture à El-Biar, un peu à l'extérieur de la ville (d'Alger) …/… sa réputation était grande mais n'avait pas franchi les limites de son quartier et beaucoup de médecins riaient de sa médecine chinoise". Le Dr Grall se pencha sur la découverte archéologique d'un squelette, trouvé à Tiaret. D'après des petites pointes de pierre, très fines, faites de silex, de trois à cinq centimètres de long, encore fichées dans certains os comme le sternum, on pouvait - selon lui - déduire une pratique de l'acupuncture remontant au néolithique.

Dr Jean Borsello,
Bulletin de la Société d'acupuncture
n°38, 4e trimestre 1980, Paris.

   Pour davantage d'infos sur cet "Homo Acupunctus" (en fait l'Homme de Columnata) et ses poinçons de pierre, on peut se reporter ici.


"L'Acupuncture par le Dr Grall"
(extraits)

   "J'ai étendu mon champ d'action de plus en plus sur l'acupuncture et il y eut même, dès 1952 à Alger, une consultation d'acupuncture, à l'hôpital Mustapha, dans le service du professeur Goinard, professeur de chirurgie. .../...
   "Des professeurs de Faculté de médecine se sont eux aussi intéressés à l'acupuncture.
   En particulier, le professeur d'anatomie de la Faculté d'Alger, Monsieur de Ribet, avec la collaboration du Dr Nessler, publia en 1944-45, dans une brochure sur les travaux du Laboratoire d'anatomie, un article intitulé "Repères anatomiques de la vieille médecine chinoise." De 1950 à 1962 quatre thèses de doctorat en médecine eurent comme sujet l'acupuncture. Celle de 1962, l'une des dernières thèses françaises d'Alger, était un travail important de biophysique sur l'acupuncture."

4 mai 2011,
sur le site "3e millémaire, l'Homme en devenir".