(kemias13.htm)

ALGER AVANT / ALGER APRÈS

GRENADE QUADRILLÉE ? CORDON DE SOIE SAVONNÉ?
UNE SAINTE PHILOMÈNE AU BOUT DE L'ALLÉE ?
PAS DE DOUTE, NOUS SOMMES AU SACRÉ COEUR DE L'OASIS !


par le Génie De la Lampe De Bureau







   Vous, les quelques rares (oui, j'ose penser qu'il existe, parmi nos visiteurs, de vrais amoureux de l'Alger d'antan !), vous qui scrutez, munis d'une loupe, les plans d'Alger pour y retrouver des détails des rues et des bâtiments de notre enfance, avez-vous déjà remarqué ce drôle d'appendice se coulant dans la poche comprise entre l'extrémité nord du Parc de Galland, la boucle de la rue Michelet, l'avenue Claude Debussy, le tout refermé en couvercle par le Telemly ? Une petite zone, avec pour axe médian le chemin (puis rue) Edith Cavell, et caractérisée par quelques rues en damier, ce qui à Alger n'est pas si banal. Nous avions utilisé le terme de "baïonnette" pour désigner le brusque écart que fait le Bd Saint-Saëns pour éviter de tomber dans la rue Burdeau. Usons pareillement d'un terme guerrier pour la zone que l'on vient d'évoquer, appelons la, si vous le voulez bien, "la grenade quadrillée". Avant tout, la grenade n'est-elle pas un bien beau fruit ?


   Le détail ci-dessus est tiré du plan ci-dessous daté de 1936. Comme le laisse présager sa structure, cet appendice strié de rues n'est pas "naturel". Ces voies, fraîchement tracées à 90 degrés, ont bien été dessinées toutes à la fois...


   Les axes sont tracés, ils attendent leurs noms et les immeubles qui vont aller dessus. Par la suite, certains aménagements seront apportés, des tronçons de voies disparaîtront, ce qui rendra moins perceptible cette "grille" initiale de 1936. C'est un Monopoly ? Oui, encore bien plus que vous ne pouvez l'imaginer... Car la spéculation immobilière en notre ville n'a jamais cessé de sévir furieusement. Auparavant, il y avait quoi ?

   Petite disgression qui n'en est pas une : j'avais acquis cette année, sur ebay, un petit carnet de cartes postales, probablement négligé par les collectionneurs parce que son titre, "Sacré Coeur de l'Oasis", et la douzaine de photos qu'il contient, évoquent une institution religieuse qu'on situerait dans le grand Sud plutôt qu'à Alger. Je me suis promené avec mon petit carnet dans les réunions d'Es'mmaïens de ce printemps, sans que personne puisse rien me dire sur ce Sacré Coeur de l'Oasis. Mirage et boule de gomme...





   C'est en travaillant sur la petite église écossaise du 119 ter Michelet, que m'est venue la puce à l'oreille. Regardons encore, voulez-vous, une carte postale où figure cette église... On voit bien, à l'arrière plan, justement dans la zone maintenant dite "de la grenade quadrillée", un important ensemble de bâtiments. C'est en y passant ma loupe que s'est fait le rapprochement...



Cliquer pour voir ça de plus près...

   Ce vaste corps de bâtiments, si on le compare à celui qui se trouve sur la carte n°2 du carnet, mais, oui, eureka mais bon sang bien sûr, c'est le même ! Ce domaine, que nous font visiter les images de ce carnet, ne se trouvait pas à Tataouine les Mirages, mais bien ici, à Alger, et même au coeur de ce qui sera un jour notre quartier ! (au début du XXème siècle, c'est encore ici la commune de Mustapha et quasiment la campagne). Les détails qui apparaissent sous ma loupe ne laissent pas de doute : le "Sacré Coeur de l'Oasis" du carnet, c'est bien ce même paquet de maisons qui se trouvait de l'autre côté de la rue Michelet, sur le sol pentu en face de la petite église écossaise ! Vous pouvez, vous aussi, vous livrer à cette visite virtuelle, toutes les images du carnet se trouvent en colonne de droite. Ce qui est curieux, c'est que, dans la littérature sur notre ville, on ne trouve quasiment pas de référence à cet ensemble immobilier (le très beau et très documenté Gabriel Esquer, ou "Les feuillets d'El Djezaïr" par exemple... Et les Guides Bleus autour de 1900 sont bien succincts). Son nom de "Sacré Coeur" se perpétuera d'abord avec la petite église qui, à partir de 1934, seule ou presque, survivra à la démolition de l'ensemble, puis avec la Cathédrale de la station service BP. Sans doute ce groupement de bâtisses sans attrait particulier ne valait-il pas d'être davantage mentionné ?



La petite chapelle du Sacré Coeur en 1935,
peu de temps après la démolition de l'ensemble.
Les nouveaux immeubles sont déjà là, comme celui du 116 rue Michelet,
à l'angle avec les escaliers de la rue Marcel Morand.



Puis dans les années 50, la voici peu de temps avant sa propre disparition,
et la construction de la Basilique, dite "Marcoule" (la station BP,elle, a ouvert en juin 1954,
ceci date la photo, de même que la présence des lampadaires dits "en rouleau à peinture",
ou la présence des buildings à l'arrière plan).
Regardez bien la maison à droite, avec ses deux étages et ses rangées de 4 fenêtres :
oui, elle est un autre reliquat de l'ancien ensemble, on la retrouve sur la carte n°13
en colonne de droite. La "Cour des Orangers" se trouvait-elle entre elle et la station service ?

   Et pourtant... Et pourtant, il se trouvait à l'emplacement d'une bien belle propriété, une "campagne" disait-on. Avant 1830, connue sous le nom de "Djenan Bou Gandoura", elle abritait une fort belle villa, dont l'un des derniers propriétaires aura été le fameux "Yahia-Agha" . En vous plongeant dans les images du carnet, "visitez" plus particulièrement la n°6 et la n°10 ("les ruines de Mustapha Palais") : ce sont peut-être les seuls vestiges témoins de la splendeur de l'ancienne villa de Yahia-Agha. Imaginez qu'il a marché entre ces mêmes colonnes, contemplé ces mosaïques, qu'il s'est promené dans le jardin au pied de ce qui reste de sa résidence (juste derrière le palmier). On a le coeur serré dans la salle de bal du Titanic, avec son lustre encore suspendu ? Nous avons, nous aussi, nos épaves englouties dans le passé, et comme ici par exemple, l'émotion n'est pas moindre.

   Le corps principal de bâtiments, compris entre rue Michelet et chemin Edith Cavell, les annexes et les allées se répartissaient sur un vaste périmètre. Avec même, semble-t-il (carte n°8), un accès de l'autre côté, sur le boulevard du Bon-Accueil (Saint-Saëns).


Animez la carte en passant la souris dessus ! Allez-y, ça mord pas !

Juste en passant la souris sur le plan, vous passez de 1888 à 1903 ! Les noms ont changé.
Voici le lexique : chemin des Aqueducs= bd du Telemly ; bd du Bon-Accueil = bd Saint-Saëns ;
bd de l'Agha = bd Victor Hugo ; route de Mustapha Supérieur = rue Michelet.
La rue Clauzel a pas changé de nom, elle s'appelle déjà comme ça en 1888.
Le Bd St Saëns-Bon-accueil s'arrête net au dessus d'un oued qui sera un jour la rue Burdeau.
C'est bon, vous y êtes ? Vous voyez bien de quoi on cause ?

   Une autre méthode pour "découvrir" le site du Sacré-Coeur de l'Oasis aurait consisté (bête que je suis !) à simplement savoir regarder les plans anciens d'Alger... Sur ceux de 1888 puis de 1903 (empruntés à la merveilleuse caverne d'Ali-Baba que sont les sites du Pr Burp), nous voyons parfaitement l'emplacement qu'occupait le "Sacré Coeur", une emprise tout à fait considérable. On peut, en rapprochant d'une part les photos du carnet et d'autre part le tracé des bâtiments (ci-dessous agrandi), situer où ces derniers se trouvaient les uns par rapport aux autres. Je vous laisse vous amuser à ce petit jeu d'archéologue topographe (eh, oui, pas toujours les mêmes qui s'amusent !).

   Sur un autre site Internet, nous trouvons que "les Dames du Sacré-Coeur, arrivées à Alger dans les derniers jours de 1842, avaient bâti à cet emplacement un collège très florissant qui fut fermé dans les années douloureuses du début du XXème siècle . La chapelle de ce pensionnat, où Monseigneur Pavy célébra pour la première fois la messe le 5 Août 1856, devint bientôt le centre de la dévotion au Sacré Coeur ; elle servit ensuite d'église paroissiale, avant qu'au XXème siècle la cathédrale ne prît le relais au début des années 60". La source n'est pas citée, et c'est bien dommage.

   Bien sûr, il nous manque davantage d'informations sur la vie des institutions qui se trouvèrent ici, des plans précis, et bien d'autres choses, mais il fallait bien commencer de quelque façon... Voilà qui est fait.

   Que les fins connaisseurs du Vieil Alger veuillent bien pardonner mon enthousiasme, et probablement mes approximations imprudentes, voire mes erreurs, mais qu'ils acceptent de se manifester, et nous aurons le plaisir d'accueillir leurs remarques et leurs apports avec reconnaissance et effusion. Oilà.

Le Génie De La Lampe de Bureau (restée ce soir allumée bien tard)



La petite chapelle du Sacré-Coeur à une date indéterminée (années 50).
Elle est bordée de terrains vagues...
Vous pouvez ainsi faire facilement le rapprochement avec la photo n°1 du carnet, ci-dessous,
prise environ 50 ans plus tôt. C'est bien elle, n'est-ce pas ?




Les 13 cartes du petit carnet

Chaque vignette s'agrandit. Cliquer dessus.


Carte n°1 
Vue d'ensemble.
Sur la gauche, on aperçoit une partie visiblement plus ancienne. S'agit-il de l'ancienne villa de Yahia Agha, intégrée aux bâtimenst plus récents ? Villa dont on apercevrait l'autre face sur la carte n° 10 ? De nouveaux documents en cours de recherche devraient nous éclairer...




Carte n°2 
Vue du Pensionnat.
À l'extrême gauche de la photo, pointe la façade de la chapelle.




Carte n°3 
Chapelle.
Est-ce le seul document existant
représentant l'intérieur de la chapelle ? Non, il existe des photos représentant mariages et communions qui s'y déroulèrent durant toute la première moitié du XXème siècle.




Carte n°4 
Salle du Sacré-Coeur.




Carte n°5 
Salle d'Étude.




Carte n°6 
Salle Mauresque (Petit Pensionnat).




Carte n°7 
Salon du Pensionnat.




Carte n°8 
Boulevard du Bon-Accueil (Allée des Oliviers).
Le portail que l'on aperçoit au bout de l'allée ouvrait-il sur le boulevard Saint-Saëns ?




Carte n°9 
Allée de l'Ange-Gardien.




Carte n°10 
Ruines de Mustapha-Palais (Communauté).




Carte n°11 
Allée de la Solitude (Sainte Vierge)




Carte n°12 
Rond-point de Sainte-Philomène.
Le culte de Sainte philomène est, comme partout, extrêmement vivace.
Sans aller bien loin, la fondatrice de l'établissement d'Alger des soeurs du Sacré Coeur de Jésus,
s'appelait Marie Philomène de Stransky. De sa main droite, la sainte Philomène de la statue s'appuie sur son ancre.
Cliquer ici pour l'histoire de Ste Philomène (sur Es'mma, évidemment)



Carte n°13 
Cour des Orangers.



Yahia-Agha était un dignitaire éminent de la Régence. Il n'eut pas de pot... Pourtant intelligent, connu pour sa bravoure, sa connaissance des affaires de l'Etat, son sens de la stratégie, il tomba sur un rival super faux-jeton, du nom de Hadj Ahmed Bey, un type du genre Iznogoud. Ce dernier (pas Iznogoud, je parle de Hadj Ahmed Bey), après une longue campagne de calomnies auprès du Dey d'Alger, lance dans les pattes de Yahia une affaire de prévarication. Une histoire de denrées avariées... Surtout, le fourbe Hadj Ahmed Bey suggère au Dey que Yahia aurait fait ça pour pousser les janissaires (en gros, la garde prétorienne turque de la Régence) à la révolte (comme si Sarkozy faisait servir du poisson pas frais aux gardes républicains pour les pousser à couper la tête à de Villepin et à Chirac).

À l'époque, ça rigolait pas. Le Dey d'Alger, Hussein, après quelque hésitation (il y aurait eu, entre lui et Yahia, un pacte de fidélité), fait mettre Yahia à mort. Il le fait étrangler "avec un cordon de soie savonné", selon la tradition délicate des potentats du cru. Ce fut, avec le coup d'éventail au consul de France (le 30 avril 1827), l'une des dernières boulettes que commit Hussein Dey. Car il s'agit bien du même Dey qui sera encore en place quand les Français débarqueront en 1830. Le chef de ses troupes sera son gendre, l'Agha Ibrahim, piètre chef de guerre comme le montreront les évènements et la pâtée qu'il prendra.

Hadj Ahmed Bey, figure de la résistance contre les Français dans le Constantinois, fut enterré dans le mausolée de Sidi Abderrahmane At-Thaâlibi à Alger.


Une représentation non officielle
de Hadj Ahmed Bey, par Tabary.

Le cursus de Yahia Bey (s'il n'avait été interrompu par un funeste don de soie) l'aurait amené à assurer le commandement des troupes du Dey, et sans doute eût-il opposé aux Français une bien meilleure défense. On dit merci à Iznogoud-Hadj Ahmed Bey ! Continuons d'extrapoler : si Staline avait lu la triste histoire des déboires d'Hussein Dey, il aurait peut-être évité de faire exécuter le maréchal Mikhaïl Toukhatchevski, et son pays aurait mieux encaissé l'attaque allemande (oui, je sais, ce genre de spéculation est assez peu plausible et n'amène pas grand-chose quant à la connaissance scientifique de l'Histoire, mais il n'empêche que, comme dit Perceval, c'est pas faux).


Portrait officiel de Hadj Ahmed Bey,
du site http://beystory.free.fr
On n'a malheusement pas trouvé de représentation "sérieuse" de Yahia Agha.

douloureuses pour l'église catholique s'entend, c'était le temps de la loi de séparation de l'Église et de l'État du petit père Combes.


Par exemple, pourquoi le Sacré Coeur est-il "DE L'OASIS" ?



Merci à Tabary et à Raphaël
pour leurs aimables contributions.