De gauche à droite, les protagonistes : 1) Dioclétien, le méchant. Comme disait Hitchcock, "meilleur est le méchant, meilleur est le film !". Et celui là, méchant, il l'était ! On doit cet excellent casting, et un non moins bon scénario, datés de 1833, à Mère Marie Louise de Jésus (de Naples). 2) Un photomaton de la petite sainte (mignonne à damner un saint, non?) avec ses flèches. 3) Un photostop de la fin des années 40 : ma tante Philomène est rue Michelet, elle vient de sortir de la librairie "À Nostre Dame" pour rentrer chez elle, boulevard Baudin. La librairie est juste derrière elle à gauche, de l'autre côté de la rue Tirman. Là elle passe devant "L'Optique de France" au n°35 (stuc de la façade en losanges, très "art déco"). Bon, tout le monde est là ? 3 coups… On peut commencer. |
À la librairie "À Nostre Dame", de 1930 à 1962, ma tante, Philomène Pons, tint le rayon des objets de piété. Oui, vous savez toutes ces choses utiles aux messes, baptêmes, communions, mariages, et à la célébration du Christ, du Saint-Esprit, de la Vierge et des saints : statues, icônes, médailles, chapelets, croix de toutes tailles, images pieuses, missels… Ce que les mécréants appellent "bondieuseries" ? Oui, c'est ça. Ici on a choisi aussi mon premier stylo à plume (en or, offert par mon parrain pour la communion solennelle), mais pas les dragées, faut pas pousser. Pour les brassards brodés et les cierges, je sais plus… Ce rayon (en entrant, à droite et au fond) était une part essentielle de la prospérité du magasin. C'est lui qui justifiait l'enseigne "À Nostre Dame", inscrite en lettres gothiques dorées sur fond de marbre noir, au fronton des vitrines du 37 de la rue Michelet Pourquoi mes grands-parents avaient-ils donné à leur seconde fille le prénom de Philomène ? Je ne le saurai jamais. Ils étaient croyants, bien-sûr, comme beaucoup de gens en ce temps là, mais ils étaient tous deux d'origine mahonaise, lui un Pons, elle une Llabrès (oui, avec 2 L). Pourquoi écrire : "MAIS ils étaient tous deux d'origine mahonaise" ? Vous allez comprendre : mahonais, c'est à dire qu'ils étaient de l'île de Minorque, donc des Baléares, donc espagnols. Sainte Philomène, elle, était italienne, romaine du IVème siècle exactement, mais découverte et vénérée de fraîche date (1805). On pourrait penser que l'Église avait su en un siècle faire une excellente réclame à Sainte Philomène Philomène commença à travailler très jeune (je parle de ma tante, la sainte je ne sais pas), comme souvent les enfants de pauvres à cette époque (son père avait été tué en 1916 à Verdun, laissant une veuve sans profession et sans fortune, et trois orphelines). Bien que gauchère pratiquante "Tata Philo" (mon frère et moi l'appelions ainsi) associait conscience professionnelle et efficacité. Elle pensa donc, et ce n'était pas sot, que sa garantie personnelle pouvait être un argument de vente décisif. Elle se mit donc à vendre à tour de bras "du Sainte Philomène" (notez que ma tante était plus respectueuse et délicate que je le suis ici, jamais elle ne parla de sa sainte comme d'une action en bourse ou d'une marchandise) ! Il lui suffisait d'arguer auprès de ses clients des bienfaits qu'elle même tirait de sa propre consécration à la sainte, et l'affaire était dans le sac ! Encore que je n'aie jamais compris ce qui, dans cette mise en avant toute personnelle, pouvait être à ce point édifiant. Je suppose qu'il lui suffisait de dire qu'elle en était tout à fait contente, et que sa parole suffisait. "La force du testimonial !", expliqueraient les publicitaires d'aujourd'hui ! Nombre d'algéroises pieuses se rendirent à ses arguments, ramenant chez elles un, voire plusieurs de ces objets à l'image de Sainte Philomène. On imagine les réactions des maris quand ils voyaient rentrer au foyer leur épouse accro, ramenant, jour après jour, des Sainte Philomène sous toutes les formes, achetées avec l'argent du ménage, peut-être au détriment de l'essentiel Cette rente de situation spiritualo-mercantile aurait pu
durer indéfiniment, quand, patatra, arriva ce jour
fatidique du mercredi 29 mars 1961, auprès duquel le
11 septembre 2001, le jeudi noir de Wall Street,
Pearl-Harbour, ou la nuit du 4 août semblent des dates
bien anodines Ce jour-là à Rome, la "Sacrée
Congrégation des Rites", par un soi-disant
"remaniement liturgique", aussi malheureux qu'inexplicable,
supprima de tous les calendriers la fête de sainte
Philomène Un monde s'effondrait. Une des valeurs refuges des objets de piété se trouvait du jour au lendemain chassée du paradis de la bourse aux reliques. "Vous vous rendez-compte, disait ma tante lorsque nous étions en famille, boulevard Baudin, qu'est-ce que je vais dire à mes clientes ?". Nous on s'en fichait un peu, mais on avait tort. Car ma chère tante ne se trouvait-elle pas dans une situation semblable à celle dont Vatel, le cuisinier célèbre du XVIIème siècle, ne s'était sorti qu'en mettant fin à ses jours ? Mais notre Philomène était profondément croyante, et je suppose que sa foi la sauva, là où elle (la foi, pas ma tante) avait fait faux bond au cuistot du Grand Condé, accablé qu'il était sous le poids de sa conscience professionnelle déshonorée. Je ne dis pas que ma tante n'en avait pas, de la conscience professionnelle, et complètement déshonorée qui plus est ! Au contraire, son désarroi nous dit assez ce que devait être son sens de la responsabilité vis à vis de sa clientèle. Mais elle sut ne pas céder aux sirènes démoniaques auxquelles Vatel, lui, avait succombé. Le désespoir n'est-il pas le péché mortel par excellence ? Heureusement tante Philomène, appréhendant le courroux et l'ironie de ses clientes, ou leurs demandes de remboursement ou d'échanges contre des saints moins dévalorisés, n'aura pas à faire face longtemps. Davantage encore que le "Putsch des généraux", qui allait s'achever un mois plus tard en totale Bérezina, la date du 29 mars 1961 fut un sombre présage qui aurait dû finir de nous alerter. L'ex-sainte précédait de peu les ex-généraux, qui eux-mêmes préfigureraient l'Algérie ex-française… Bientôt dans nos vies, tout allait tourner à l'EX ! À peine un peu plus d'un an va passer, et la clientèle de ma tante, et elle même, et nous tous, serions dispersées par le grand exode. Notre grand naufrage généralisé vint en camoufler un autre, celui-là tout personnel mais non moins déchirant, celui de la petite vendeuse de sainte Philomène. En ce printemps 62, les statues et autres objets à
l'effigie de Sainte Philomène furent sans doute ce
qui s'emporta le moins dans les maigres bagages des
immigrés que nous fûmes. On avait à
sélectionner l'essentiel, et dans un tri d'où
était écarté tout ce qui ne servirait
à rien (sauf ce qu'on a pu embarquer par erreur, pour
cause de précipitation), c'est sûr que les
objets à l'effigie d'une Sainte tombée en
disgrâce ne durent pas souvent figurer au nombre des
priorités Après notre venue en France, ma tante, qui ne dut pas mentionner dans son CV le faux pas que constitua sa vigoureuse méthode de vente dite "à la sainte Philomène", retrouva, un an plus tard, une situation équivalente à la Librairie Catholique Emmanuel Vitte, place Bellecour à Lyon (devenue ensuite "Bellecour Livres", et à laquelle succédera, à la fin du XXème siècle, l'actuel "Bellecour-Musique". O tempora o mores). Celui ou celle qui la précéda à la tête du rayon des objets de piété avait sans doute eu également à souffrir de cette mise à la trappe brutale de la petite sainte Pourtant, de nos jours (début du XXIème siècle), Sainte Philomène continue d'être l'objet d'une dévotion assez considérable. Le miracle de son martyre perdure, elle ne cesse de renaître indéfiniment. Tapez son nom sur un moteur de recherche Internet, et vous verrez : des centaines de sites, de cours privés, de collèges, d'églises, de prières, d'objets de piété, de pétitions pour sa réhabilitation, des sites espagnols, anglais, italiens, allemands, américains, et j'en passe, lui sont consacrés. Donc, tata Philo, t'as bien fait de ne pas suivre l'exemple de l'ami Vatel. Tu avais poussé tes clientes vers une valeur sûre, contestée mais durable, ce furent pour elles de bons investissements, l'honneur, en fin de comptes (kling !), est sauf. G. D.
Ton neveu qui t'aime beaucoup, et a voulu laisser de toi ce souvenir tendre, au trait un peu forcé mais à peine (sinon se souviendra-t-on de toi ?) et d'un surréalisme auquel je n'ai rien eu besoin de rajouter. Sinon, parler de ton courage d'orpheline devenue chef de famille par la force du malheur, de l'aide dont je devine que, par deux fois au moins, tu apportas à mon père, ce serait juste du pathos et puis ça n'intéresserait personne. Désormais, sainte Philomène passera peut-être, mais tata Philo ne passera pas. In secula seculorum.
![]() ![]() Ci-dessus, une autre représentation de Sainte Philomène dans le plus pur style saint-sulpicien. Comme sur l'image en tête de l'écran, elle est coiffée de la même couronne de fleurs et tient aussi une flèche, instrument hypothétique de son martyre fantasmé. Ici on lui a rajouté l'ancre, rattachée à son cou par une corde, et un fouet, muni de petites choses dures qui doivent faire bien mal (elle semble avoir la peau si tendre, miam ! Le lys est d'ailleurs là pour nous garantir la pureté de son teint, et sa virginité). L'anneau dans le mur n'est pas innocent non plus pour la suite des opérations (allons, ne faites pas celui qui n'a pas d'imagination). Noter aussi la répétition un peu goulue du même symbole : la pointe de la flèche (a) et le bec de l'ancre au bout de sa verge (pardon, mais tel est le terme technique de marine) que Philomène étreint dans sa main. Précisément parce qu'elle n'a pas existé, la nymphette martyre a pu donner lieu à une frénésie sans contraintes de délires pervers. À partir de rien ou presque (quelques os et trois bouts de tuile apocryphes, portant dans le désordre trois syllabes de ce qu'on a supposé être son nom, et rien d'autre), et sur la foi des visions d'une religieuse italienne ayant, au XIXème siècle, décrit dans ses transes la vie et le martyre de Philomène, une légende va se nourrir et se consolider. Sans fondement aucun, Philomène devient cette vierge enfant archi-martyrisée par l'empereur Dioclétien (245-313, empereur de 284 à 305) pour s'être refusée à lui ! Fouettée, transpercée de flèches rougies au feu, noyée (d'où l'ancre autour du cou), tourmentée, et finalement (car à chaque fois elle est revenue intacte) décapitée ! (b) Un vrai Tex Avery avec Dioclétien dans le rôle du loup ! (c) You know what ? She's happy ! Et un tout beau cas clinique de délire hystérique. Pour une petite bonne femme qui n'a jamais existé, elle a fait très fort ! Elle a gagné les doigts dans le nez le triathlon du martyre ! Il faut dire que les autorités de l'église, partagées entre la ferveur populaire qu'elles se devaient de ménager, et ce qu'elles savaient pertinemment être la vérité historique, n'eurent pas un rôle facile. Elles se gardèrent bien, malgré les pressions, d'aller trop loin dans l'avalisation officielle de la sainteté de Philomène, et elles l'évacuèrent dès que le contexte le permit (c'est à dire à la veille de l'ouverture du concile Vatican II). (a) Semblable à celle qui termine la queue du Diable; d'ailleurs, en terme technique la pointe d'une flèche ne s'appelle-t-elle pas un "enferron" ? Les étymologies sont différentes, mais la rencontre est-elle si fortuite ? (b) Chacun aura bien entendu noté l'inspiration résolument contrefaisante de Mère Marie-Louise de Jésus, reprenant très directement les péripéties du martyre de saint Christophe. On n'est pas très éloigné non plus des modalités de celui des deux frères Crépin et Crépinien, martyrisés à Soissons au IIIème siècle, et devenus ensuite les patrons des cordonniers. Oncle Paul dans Spirou - le N° 811, vous en souviens-t-y - nous en avait narré, le 29 octobre 1953, l'histoire qui, en ce temps, fit vibrer nos petits coeurs de catéchumènes… Rétrospectivement, je pense que j'aurais préféré qu'il nous parlât du martyre de Philomène, l'émoi eût sans doute été encore plus grand… (c) Osons une tentative de réhabilitation de Dioclétien, ce despote pas si soudard : d'accord, ses arguments sont plutôt bourrus et son empressement limite collant (ah, on pardonnera à un vieux militaire sa timidité un peu maladroite !). Mais Dioclétien sur ce coup ne se comporte-t-il pas en quasi gentleman, tant sont pathétiques ses efforts pour arracher à Philomène son consentement ? Car enfin, qu'est ce qui l'empêchait de s'en passer, et de lui sauter dessus sauvagement ? Ah, vous voyez ? . |
La librairie comporta aussi une boutique de disques, dans sa dépendance de la rue Tirman, quand mon père eût abandonné ce local pour celui du 11, rue Denfert-Rochereau.
Sainte Philomène et Alger
Sainte Philomène et Birkhadem (à suivre).
Ce que je peux vous dire, c'est qu'en 1961, année de sa volatilisation, la sainte Philomène serait tombée le 14 novembre, et qu'il en avait été de même tout au long des années 50, comme l'attestent les calendriers des PTT.
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