OCTOBRE 1937 :
Miss Europe est élue à Constantine,
Miss Russie, future chantre de la France libre,
avec neuf autres Reines de beauté
reçoit à l'Aletti le gratin algérois.

Recherches, texte : Gérald Dupeyrot
Dessin et fond d'écran : Jean Brua
Russes : Pâtisserie Montero


   Si vous allez sur "Gallica", le merveilleux site de la Bibliothèque de France (merveilleux si vous aimez à vous immerger dans le passé), et que vous y feuilletiez l'"Écho d'Alger" de l'année 1937, vous découvrirez que l'élection de Miss Europe cette année-là se déroule… à Constantine ! Oui, à Constantine ! Voici d'abord une coupure tirée du Figaro qui annonce l'événement :

   Cette photo et sa légende, parues dans le Figaro du 16 octobre 1937, appellent quelques remarques : les Miss sont au nombre de 9. Elles sont sur le départ. La petite Miss Hollande n'est pas parmi elles, on verra pourquoi plus bas. L'attribution à chacune de son titre commence bien, jusqu'à la troisième, qui est bien Miss Espagne, reconnaissable à son étonnant visage à la Greco (quel est le malveillant qui a dit "à la Goya" ?). Ensuite, ça se gâte : en clair levant la main, ce n'est pas Miss Russie, mais Miss Norvège (avec sa coiffure comme une curieuse perruque cendrée). Miss Russie, c'est la suivante : on reconnaît assez bien Anna Betoulinski dont il sera beaucoup question par la suite. Et à sa gauche (plus à droite sur la photo, une marche plus bas, donc), c'est le sourire éclatant et la blondeur de Miss Finlande. Pour les visages suivants, vous pouvez vous amuser à les rapprocher des titres de Miss figurant sur le trombinoscope ci-dessous sur cet écran. Une autre erreur de taille que commettront plusieurs fois les journaux : le titre va se disputer non pas à Tunis, ainsi qu'il est imprimé, mais à Constantine. On ne se méfie jamais assez de ce qu'on trouve dans les canards… et dans les medias en général !


Bon, voici nos européennes beautés sur le sol africain !

   Ce qui n'est pas si étonnant, ce n'est pas une première, puisque déjà l'an dernier, c'est à Tunis qu'avait été élue Miss Europe 1936. Sans doute les comités de tourisme de ces villes - Tunis, Constantine… - étaient-ils disposés à payer le prix fort pour attirer cet événement, comme une bouffée d'air frais en ces temps d'angoissantes tensions et de course à la guerre. La relation de ce concours sera dans les journaux une parenthèse insoucieuse et légère, amenant sur ces villes la bienveillance d'un soulagement reconnaissant. Le comité du tourisme de Constantine affirme dans ses réclames (voir un peu plus bas) que l'ancienne Cirta est maintenant "La Reine des villes touristiques de l'Afrique du Nord", et cette élection de Miss europe va s'inscrire dans les fastes de la célébration du centenaire de la prise de Constantine par les troupes françaises.

   Les candidates pour le titre de 1937 débarquent à Tunis "avec leurs mamans", précisent bien les journaux, tant les organisateurs du Comité Miss France tiennent à donner à leur manifestation toutes les garanties de la plus haute moralité. "Vous écrirez bien qu'elles sont chaperonnées par leur maman, n'est-ce pas ?" croit-on les entendre répéter aux journalistes… Puis elles prennent un car spécial qui les mène d'abord à Bône, puis à Constantine.

 
Articles dans l'Écho d'Alger du 19 octobre et dans celui du 21.
Et la plus jolie photo que j'aie trouvée de celle qui allait devenir Mis Europe 1937.



Articles dans l'Écho d'Alger du 25 octobre et le Figaro du 26.



Le Colisée à Constantine, dans le bâtiment du Casino Municipal,
disparu aujourd'hui (au XXIème siècle), où eut lieu le concours.
En cliquant sur la photo, découvrez la réclame qu'en 1937 Constantine
déployait pour développer le tourisme (AFN Illustrée du 20 mai 1937).



Alger, la ville qui prend les Miss dans ses bras.

   Comme on peut le lire, c'est Miss Finlande - une ravissante canus à la beauté naturelle fleurant bon la savonnette, dont elle a les rondeurs et le potelé - qui remporte le titre. Puis les Miss quittent Constantine et gagnent Alger par le train. Ici, en notre Ville, on les attend de pied ferme. La direction de l'hôtel Aletti a publié en page des spectacles des annonces invitant les Algérois à venir contempler les beautés venues d'ailleurs lors d'un thé dansant, puis à l'occasion d'une grande soirée de Gala, ouvrant la saison 37-38 de "la Ville dans la Ville".


Article dans l'Écho d'Alger du 28 octobre (cliquez dessus pour accéder à la page des spectacles)…


…et dans celui du 30 octobre 1937 (cliquez dessus pour accéder à la page des spectacles du 26 octobre).

   Notre municipalité et son "comité des fêtes", sans doute frustrés comme des poux que Constantine se mît à élire des Miss Europe (et pourquoi pas des Miss Univers, tant qu'ils y sont, là-haut sur leur rocher ?) ont décidé que sera élue ici, en Alger, une autre Miss parmi les Miss ! Ce sera "la Coupe de la Ville d'Alger" ! Elle se déroulera à l'Hôtel Aletti, dit "la Ville dans la Ville", tant il est comme un paquebot immobile, aux multiples ponts, salons, restaurants et coursives. En excluant de la nouvelle confrontation Miss Finlande, déjà lauréée par ces sans-gênes de Constantinois. Et de ce fait "hors concours". Ce sera pour la soirée de gala marquant l'ouverture de sa saison 1937-1938. Le tout bel évènement, en présence du tout Alger mondain ! Le public présent vote… et c'est Tove Arni, Miss Danemark (ci-contre à droite) qui se trouve élue ! Encore une scandinave, brunette cette fois, mais pas moins à croquer que Miss Finlande (sinon davantage, car qui aurait envie de croquer dans une savonnette ?). Bref, Alger a mis le paquet pour faire oublier Constantine à ces demoiselles, et tirer un peu la couverture (médiatique) à soi.


"La Ville dans la Ville"


Articles dans l'Écho d'Alger du 1er novembre et du 04 novembre 1937
(le second dans la "page mondaine" hebdomadaire)

   Ne manquez pas ci-après la lecture de cet autre compte-rendu, donné dans "Spectacles d'Alger" du 30 octobre, qui nous détaille le programme et l'ambiance de cette soirée. On y trouve aussi dans l'énoncé des titres des Miss (qui sont bien au nombre de 10 !) une inattendue "Miss Tunisie". Fou, ils vont me rendre fou, à 77 ans de distance ! Pour comprendre, voyez plus bas…

   Dans un premier élan, j'ai voulu rechercher sur le net les portraits de ces Miss qui vinrent nous rendre visite, et firent tant chuchoter la nombreuse assistance de ce soir-là dans les salons de l'Aletti. Je n'ai trouvé tout d'abord que des photos isolées. Je me suis fait la réflexion qu'elles semblaient pour la plupart bien jeunes, et que certaines avaient une fraîcheur "bébé Cadum", bien éloignée des standards qui allaient prévaloir par la suite pour les concours de Miss des décennies suivantes : nous aurons droit à toutes les délicates nuances de la "bimbo" à la "vamp" en passant par la Barbie. Je me suis aussi demandé pourquoi il n'y avait pas deux Miss Espagne, chacune déléguée par l'un des deux camps adverses, car cette Miss Espagne, avec ses sourcils méphistophéliques, détonnait parmi tant de visages candides ! Celle qui nous avait été envoyée n'avait pu être choisie que par le général Franco lui-même, avec l'aval de sa vieille maman et de la très sainte inquisition réunies (en fait non, elle provenait bien de l'Espagne gouvernementale et républicaine). Il n'y avait pas non plus en compétition de Miss Allemagne, ni de Miss Grande-bretagne, ni de Miss Italie… Une Europe bien moins largement représentée que l'an dernier, 9 ou 10 Miss seulement au lieu des 15 de l'an dernier à Tunis. Mais peut-être certaines avaient-elles été éliminées avant cette finale ?

   Finalement j'ai trouvé la carte ci-dessous où toutes les Miss (on verra plus tard qu'il en manque une) candidates au titre de Miss Europe 1937, au nombre de dix, se trouvent rassemblées :

Il y avait juste une difficulté : les mentions sous chaque photo sont dans une langue qui ne permet pas de deviner à tout coup le pays d'origine. Une fois qu'on a compris que c'est du finnois (d'où l'expression "pour moi, c'est du finnois"), tout se met en place, voici ce qu'il faut comprendre (j'ai rajouté pour chacune son prénom et son nom) :
Rangée du haut, de gauche à droite : Hollanti : Hollande (Elsie Schimpf) - Venaja : Russie (Anna Betoulinski) - Ranska : France (Jacqueline Janet) - Belgia : Belgique (José Decoeur) - Puola : Pologne (Jozefa Kaczmarkiewicz)
Rangée du bas, de gauche à droite : Sveitsi : Suisse (Jacqueline Reyboubet) - Suomi : Finlande (Britta Wickström) - Tanska : Danemark (Tove Arni) - Espanja : Espagne (Ambarina De Los Reyes) ; la main qu'on aperçoit n'est pas en train d'essayer de lui arracher son masque, c'est réellement la sienne - Noja : Norvège (Lisbeth Grung)


A Miss is missing ! (et une autre est de trop !)

   Et c'est là que mes problèmes ont commencé… Ce qui est certain, c'est que le trombinoscope ci-dessus a été imprimé AVANT la finale de Constantine. Pourquoi ? Parce qu'y figure le minois de Miss Hollande ! Elsie Schimpf ! Oui, et alors ? Eh bien, figurez-vous que cette "Miss Hollanti" - ainsi que celà s'écrit en finnois - qui parait si jeune, n'aura pas participé à l'ultime confrontation à Constantine ! Elle n'aura pas même traversé la Méditerranée : sa maman l'a fait rattraper in extremis par la police avant son départ (1), sa fille ne lui ayant pas demandé l'autorisation de participer à ce périple ! "Constantine ! Et pourquoi pas Tanger, aussi, hein, petite malheureuse ? Jeune écervelée ! Tu veux quoi ? Finir entre les griffes de levantins trafiquants de chair fraîche, adipeux, libidineux et sans scrupules, genre le Slimane de Pépé le Moko ?" (le tout dit en hollandais, avec toute la vigueur gutturale dont cette langue est capable).

   Mais, me direz-vous, avec l'esprit de déduction tout de courtoisie et d'ironie qui fait votre charme dans les dîners mondains ou les interrogatoires de police, 10 Miss moins une Miss Hollande, en ce cas il n'y a plus que 9 concurrentes ? Mais alors, comment se fait-il que l'article de l'Écho d'Alger ci-dessous nous en énumère toujours dix - la désormais Miss Europe et ses neuf concurrentes malheureuses - à leur arrivée en Alger, en ce chaud début de soirée du 27 octobre 1937 ?

   Eh oui, vous avez bien lu : 10 ! Ne devrions-nous pas plutôt faire confiance à Wikipedia, qui nous annonce bien neuf concurrentes à cette élection de 1937 ? (vous pouvez y aller, histoire de vérifier) Je vous répondrai que non. Non, pour deux raisons : d'abord, c'est que Wikipedia se trompe souvent. Mémoire constituée par des humains, par nature faillibles ou partisans, et pour certains particulièrement mal embouchés (j'ai des preuves !), il ne faut pas se fier à 100% (ni à 10%) à cette encyclopédie universelle d'un savoir qui s'ébauche, s'égare souvent, et se contredit.

   La seconde raison, c'est que ce journaliste de l'Écho d'Alger, lui, était sur place, en notre gare d'Alger, en ce début de soirée du mercredi 27 octobre 1937, avec son petit calepin où sûrement il consignait scrupuleusement ses notes… Et il nous annonce quoi ? 10 reines de beauté ! Pas neuf, non, dix ! Alors, quelle est celle en surnombre ? Dans son article, le journaliste nous énumère les Miss par leurs titres nationaux, et annonce une Miss Soviet et une Miss Russie. Or, dans la liste de Wikipedia on trouve seulement une "Miss Soviet Union" du nom d'Anna Betoulinski. Et pas plus de Miss Russie que de beurre en broche !

   Un article précédent paru dans l'Écho d'Alger (ci-dessus) nous avait informés du passage des Miss à Bône sur leur trajet vers Constantine : et là, à cette étape, elles n'étaient toujours que 9 ! Alors ? Est-ce à Constantine qu'au dernier moment les organisateurs ont sorti de leur chapeau la seconde Miss Russie ? Ou Soviets ? Dans le but de remplacer la Miss Hollande défaillante et fournir ainsi les dix Miss auxquelles ils s'étaient engagés par contrat ? Le car entre Bône et Constantine a t-il pris une autostoppeuse qui justement - quelle surprise ! - était une Miss qui par hasard passait par là ? "Miss Russie ? Montez, vous tombez bien, justement nous avons déjà en stock neuf collègues à vous !". Toujours est-il qu'en arrivant à Alger, elles étaient devenues dix !

   Et que penser du compte-rendu de la soirée du 30 à l'Aletti où le chroniqueur mondain ne parle pas d'une Miss Soviet Union, mais nous annonce froidement une Miss Tunisie ?


Reine Rouge, faucille et marteau entre les dents,
ou Reine Blanche, adepte de l'aigle à deux têtes
et de musique pope ?

   Si sur le net on "Google" le nom d'Anna Betoulinski, Miss Russie donc, on découvre que cette Miss, qui va, avec ses consoeurs Reines de beauté, tenir compagnie avec force risettes à tous les barbons et matous que compte le gratin d'Alger, cette Miss va avoir par la suite un destin tout à fait hors du commun. Même que c'est elle, Anna Betoulinski, qui est la raison principale de la présence de cet écran sur Es'mma, car autrement, sans elle, sans ce qu'elle allait vivre par la suite, cette histoire de Miss présenterait-elle autant d'intérêt ? (cliquez ici pour d'autres photos d'Anna)

   Et que trouve t-on à son sujet ? Qu'elle a tout juste vingt ans cette année 1937, que sa famille - mère, soeur et nounou, personnage obligé des romans de la Comtesse de Ségur - s'est réfugiée à Menton lors de la guerre civile russe. On nous dit qu'elle est violemment anti-soviétique, le père ayant été assassiné par les "Rouges". N'est-il pas difficile dès lors, en cette année de purges staliniennes à tout va, quand il suffit de ne rien faire pour être déclaré ennemi du peuple, d'accepter l'idée qu'Anna Betoulinski aurait pu représenter la Russie des Soviets, ainsi que le prétend Wikipedia ? D'autant que l'on trouve aussi sur le net la trace d'une fort agréable Miss Russia 1937, du nom d'Irina Ilina (photo ci-contre).

   Rappelons-nous que le journaliste de l'Écho d'Alger nous affirme qu'il a bien vu, de ses yeux vu, descendre du train de Constantine deux représentantes de la Russie. Qui mettrait en doute la parole de ce journaliste ? Il n'avait pas plus de raison de se tromper, que nous de ne pas le croire, sauf à apporter la preuve que ce soir-là il était fin saoûl et voyait tout en double. Ou qu'il louchait sur Miss Russie ?

   Alors ? Alors la vraisemblance nous suggèrerait de considérer qu'Anna Betoulinski devait être une Miss Russie élue par un comité d'exilés russes, et que l'autre, Irina Ilina, était la Miss officielle des glorieuses travailleuses de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Eh bien, pas du tout, c'est exactement le contraire : ce n'est pas Anna Betoulinski qui est la championne des Russes blancs réfugiés en France, mais bien la mignonne Irina Ilina, élue par un comité de tzaristes fanatiques sous l'égide d'un magazine édité à Paris, "La Russie Illustrée", voué à la contre-révolution et au culte de la vieille Russie. Ne choisissant ses Miss que parmi les émigrées russes en France. Alors, si Anna n'était pas l'élue des Russes blancs, de quel comité pouvait-elle bien être l'émanation ? Pouvait-elle vraiment être "Miss Soviet Union" ? (2)


   Quelques recherches complémentaires devraient permettre d'élucider ceci. En particulier en mettant le nez dans le quotidien constantinois relatant l'élection de Miss Europe : il nous dira combien de Miss ont défilé sur la scène du Colisée ce soir du 24 octobre 37. Et lesquelles ? Irina Ilina était-elle au nombre de celles-ci ?

   Ce qui est certain, c'est que c'est bien Anna Betoulinski qui n'a cessé de se trouver au nombre des Miss en lice depuis le début : on la reconnait aisément sur les différentes photos du groupe parues dans la presse. Et qui se retrouvait enfin à Alger avec les 9 autres Miss, elle est encore aisément reconnaissable sur cette photo parue dans l'Écho d'Alger du 29 octobre :

Ci-dessus, on reconnaît aisément Anna Betoulinski, et Miss Espagne, la seconde et la troisième à partir de la gauche. Toutes deux semblent s'entendre comme larronnes en foire. La Miss avec une robe claire à quatre boutons noirs est certainement Miss Danemark. Miss Finlande, c'est bien entendu celle à gauche de l'homme au noeud paillon, son sourire est un passeport à lui tout seul ! Pour les autres, c'est plus coton. Vous noterez qu'elles sont bien dix, et pas neuf. On notera l'abondante dotation en timbres téléphoniques dont peut s'ennorgueillir l'Écho d'Alger, à la pointe de l'information. Et aussi, vous avez raison, M. Beuscher (noeud papillon), directeur du journal, est de taille assez modeste. Non, malin, deux des Miss ne sont pas des géantes ! (en "une" de l'Écho d'Alger du 29 octobre 1937)

   Avec ces recherches entreprises sur Internet pour essayer de tirer au clair cette histoire de double Miss Russie, nous nous éloignons de Constantine, d'Alger et de toute cette aimable frivolité. Exécutons ensemble, voulez-vous, un rapide travelling arrière… Vers le large… Nous laissons au loin l'Aletti tout illuminé en cette nuit de fête, la musique de l'orchestre finit de s'estomper, seul subsiste le bruit des vagues… S'éteignent au loin les lumières d'Alger, s'engloutissent dans l'obscurité les sombres collines de son écrin de verdure… Immobilisons-nous un instant au dessus de la mer dont nous ne distinguons au dessous de nous que les phosphorescences des moutons, puis, nous laissant porter à droite dans le sens du temps, avançons dans le futur… 1940… Le ciel nocturne se remplit de plus en plus des grandes lueurs de bombardements, et des grondements de combats. 1941… 1943… Dans cette tourmente que sera devenue l'Europe, essayons de retrouver cette petite Miss de vingt ans, cette Anna Betoulinski qui ce soir nous rend visite en Alger… Elle va bientôt changer son nom en celui d'Anna Marly. Réfugiée à Londres, elle donnera d'ici cinq ans à sa patrie d'adoption, la nôtre, deux de ses plus grands chants de guerre. Rien que ça !


Nom de Miss : Anna Betoulinski /
nom de guerre  : Anna Marly 

   Comme nous l'apprend son laissez-passer ci-dessous, Anna sera d'abord employée à la cantine du quartier général des Forces françaises libres à Londres. Puis elle exercera différentes fonctions, dont celle d' "artiste aux armées", interprétant ses propres compositions devant les soldats alliés en Grande-Bretagne.

   Un soir de 1943, elle chantera au "Petit Club français", à Saint James Place, où se retrouvent les Français libres. Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon, seront dans l'assistance. S'accompagnant à la guitare, Anna fredonnera l'une de ses compositions, avec les paroles en russe qu'elle a écrites, inspirées par son enthousiasme patriotique - aussi anti-bolchevik soit-elle - à l'égard des résistants russes se battant comme des lions contre l'envahisseur allemand pour défendre la ville de Smolensk. Entendant ceci, Kessel bondit, "Mais voilà ce qu'il nous faut pour la France !", et ils vont prier Anna d'accepter qu'ils mettent sur sa musique des paroles en Français. Ce qu'elle acceptera.

   C'est ainsi que naîtra le "Chant des partisans", qui subjuguera les maquis de la France occupée. Entre deux messages codés à la BBC, c'est elle qui le chantera - et le sifflera - à destination de tous ceux qui résistent. À ce premier chant de guerre, déjà formidable, elle en ajoutera un second, la bouleversante "complainte du partisan", avec des paroles écrites par Emmanuel d'Astier de La Vigerie, que reprendront "de notre temps" Joan Baez, Leonard Cohen (cliquez ici pour l'écouter), et d'autres.

   Aussitôt la guerre finie, le 17 juin 1945, Anna, accompagnée par 150 choristes, chantera Le Chant des partisans en présence du général de Gaulle et de toutes les autorités de la République, lors d'un gala grandiose au Palais de Chaillot, comme un splendide Te Deum laïque et vengeur. Un remerciement qui, entre autres héroïques destinataires, s'adressait aussi à elle, Anna Marly, qui fit de son talent une arme, et quelle arme !

   Vous pouvez sur le net découvrir les détails de cette vie si singulière. Où vous apprendrez entre autres choses qu'Anna Marly aura déposé à la SACEM, la société des auteurs et compositeurs de musique, dans les 300 compositions de sa création ! Comme quoi être Miss mène à tout, à condition d'en sortir, comme ne me contredira pas Madame de Fontenay. Alors, Miss Anna, chapeau !

   Et content, Anna, que vous soyez passée nous voir quelques jours en cet automne 37, quand le siroco soufflait sur notre cité. Par les grandes baies de la "Ville dans la Ville", écoutant distraitement les banalités d'admirateurs d'un soir, vous avez peut-être contemplé les réverbères s'allumant le long du front de mer, et la nuit s'étendant sur notre port et notre baie, en ces jours où venaient s'y réfugier des cargos pourchassés par les flottes fascistes (4). La guerre déjà s'étendait sur le Monde, et bientôt, parmi ses drames et ses gloires, elle accueillerait avec vous la jeune femme dont finalement les seules vraies patries furent la Liberté et notre Terre toute entière. Ce que toute votre vie va tendre à prouver. La prochaine fois que je retournerai à l'Aletti - si j'y retourne un jour - un soir, depuis la grande salle du restaurant, écartant les hautes tentures, à mon tour je poserai mon regard sur la mer, et je verrai ma ville avec vos yeux. Comme vous étiez belles, toutes deux, ce soir-là !

GÉRALD DUPEYROT





(1)





Article dans l"Écho d'Alger du 20 octobre 1937.
Pour l'agrandir, cliquez sur la photo.




Un "montreur" plutôt sympa



   Dans les articles sur cet écran, il va être assez souvent question, comme accompagnateur des Miss, d'un certain M. de Waleffe.
   En cette année 1937, Maurice de Waleffe n'est pas un inconnu en notre ville : déjà en mai 1930, à l'occasion des fêtes du Centenaire, il était venu présenter (et déjà à l'hôtel Aletti, flambant neuf) un concours de Reines de beauté qui avait remporté un franc succès et concouru aux fastes de cette célébration. Avaient participé à l'évènement les quatre Miss élues "Reines de Paris" (pour les années 1927, 1928, 1929, 1930). Leur présence avait donné lieu au Casino Municipal à deux grandes soirées de gala, les mardi 6 et mercredi 7 mai 1930.
   Depuis, peut-être M. de Waleffe a t-il eu l'occasion de venir à d'autres reprises en notre ville, et à l'hôtel Aletti en particulier, pour d'autres présentations de "Reine de Beauté". Nous le saurons, chers petits amis, en continuant d'éplucher l'Écho d'Alger sur Gallica.
   L'an dernier, en 1936, Maurice de Waleffe a créé avec son associé Jean Barone, la première sélection de Miss Europe.
   Un an après, pour la grande Exposition de 1937 à Paris, Maurice de Waleffe dérange les codes en invitant des mannequins de l'Empire colonial français : des Miss Guadeloupe, Annam, Sénégal, Tonkin, Tunisie et Cambodge. Cela ne plaît guère aux parlementaires et ministres, mais le président de la République française Albert Lebrun les invite à goûter au palais de l'Élysée.


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   Le 28 juillet, c'est Miss Guadeloupe qui est élue Miss France d'Outre-Mer.



Dans l'Écho d'Alger du 30 juillet 1937.

   Les Miss de la France d'Outre-Mer sont ensuite présentées à l'Île aux Cygnes (dans l'enceinte de l'Expo), et leur présence est un tel succès que l'on doit refuser 20 000 entrées à 20 francs.
   Certains esprits chagrins protesteront qu'ils ne voient pas la différence entre les exhibitions d'indigènes lors de précédentes expos internationales et coloniales et cet étalage de Miss de couleur. On leur fera remarquer que dans ce cas, c'est le principe des concours de Miss et du manequinat qu'ils mettent en cause, et que c'est un autre combat.
    Et puis, si M. de Waleffe aimait s'entourer de jolies femmes de toutes les couleurs, qui le lui reprocherait ?




 C'est donc à lui, Maurice de Waleffe, que nous devons d'avoir concocté cet…

Agenda des Miss 1937


- 15 octobre : les Miss, venues de toute l'Europe, se sont regroupées dans un grand hôtel Parisien. Miss Hollande est in-extremis rattrapée par la police française et ramenée à sa mère. Les Miss quittent Paris pour Marseille. Sur la photo de leur départ de Paris, parue dans le Figaro, elles ne sont plus que 9. Sans Miss Hollande.
- 16 octobre : Embarquement à Marseille pour Tunis.
- 17 octobre, dimanche : 9 miss débarquent à Tunis, chacune avec sa maman. Séjour de deux jours à Tunis.
- 20 octobre, mercredi : à 17 heures 15, les 9 Miss arrivent à Bône, par car spécial depuis Tunis.
- 24 octobre, dimanche : Corso fleuri avec défilé de chars dans les rues de Constantine. Les Miss sont rassemblées sur l'un d'eux. En soirée, Miss Finlande est élue Miss Europe 1937 au Colisée. Puis séjour de deux jours à Constantine.
- 27 octobre, mercredi : 10 Miss (et non plus 9) descendent du train de 19 h 50 en gare d'Alger. Elles gagnent leur hôtel, l'Aletti.
- 28 octobre, jeudi : elles sont reçues par les quotidiens algérois.
- 28 octobre : à 16 h. 30, thé d'ouverture de la saison du Casino municipal à l'Aletti, "avec le concours des beautés européennes".
- 29 octobre, après-midi : excursion au Ruisseau des Singes. Sur la photo : la Belle (Miss Finlande) et la bête.


cliquez pour lire l'article.


- 29 octobre, soir : les Miss sont reçues par le Comité des fêtes de la Ville d'Alger à l'Oasis, le restaurant de M. Tiar. Puis vont dîner en ville.
- 30 octobre, samedi matin : réception à l'Hôtel de Ville, dont nous rend compte cet article dans l'Écho d'Alger du 31 :



- 30 octobre, samedi : soirée de gala à l'Aletti, avec remise de la Coupe de la Ville d'Alger à miss Danemark (élue par un vote du public).
- 1er novembre : les Miss reprennent le bateau pour la France.
- 3 novembre : les Miss sont de retour à Paris. Miss Finlande, accompagnée de Miss France, y est reçue par l'ambassadeur de son pays (Le Figaro du 04 novembre).



(2)

Bémol de taille à cette hypothèse : si Anna Betoulinski avait été la championne de l'URSS, comment la sourcilleuse et bolchevique patrie du petit père des peuples, qui en cette année 37 zigouille du présumé comploteur anti-soviétique à tout va (c'est l'année das grandes purges et des "procès de Moscou"), aurait-elle accepté cette présence simultanée de "leur" Miss avec cette usurpatrice d'Irina Ilina, élue par des éléments contre-révolutionnaires ?



Henri Monier donne son avis
sur le retrait de Miss Hollande

(Écho d'Alger du 27 octobre 1937,
rubrique "de tout un peu")



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N'en jetez plus,
la coupe est pleine !


   Une coupe totalement inattendue, avec 77 ans de retard, est décernée à M. Louis Morard (3), président de la Chambre de Commerce d'Alger, de l'OFALAC, du Comité des fêtes et d'autres organismes locaux : il remporte haut la main les Grands Prix toutes catégories de la muflerie, de la suffisance et du machisme réunis !

   Lisons le compte-rendu qui suit, paru dans "Spectacles d'Alger", un hebdomadaire publié par le bon Marcel Léon, Maître imprimeur rue de Tanger. Le rédacteur s'en donne à coeur joie de sournoise ironie et de suave perfidie, et on le comprend ! Se laisser aller à vanter comme spécialités algéroises les harems d'antan à de jeunes Reines de Beauté en visite, bravo M. Morard, quel sens de l'hospitalité, quelle courtoisie, quelle délicatesse !
   D'ailleurs M. de Waleffe, en retour, avec les formes qui conviennent, ne le lui envoie pas dire : non, Alger n'est pas encore une capitale ! Et faut dire qu'avec des loustics comme ce M. Morard, il y a encore du boulot !

   On pense à l'appréciation d'Albert Camus sur l'actuel maire d'Alger, M. Rozis : "la médiocrité a sans doute des droits, elle ne les a pas tous. Pour parler clair, elle a le droit d'être ridicule, pas celui d'être odieuse".





(3) Louis Morard,
l'homme qui regrette l'heureux temps des harems,
Chambéry, 1877 - Clermont-Ferrand, 1949.
Ci-dessus, sa photo dans "le livre d'Or d'Alger", 1930




(4) Encore aujourd'hui, 30 octobre, les quotidiens algérois annoncent l'arrivée à Alger des rescapés du "Cabo-Santo-Tome", cargo espagnol coulé par des canonnières franquistes du côté de Bône.


cliquez pour agrandir.




C'est bien joli,
toutes ces Miss d'importation,
mais il n'y avait donc pas
de Miss Algérie ?


   Une Miss Algérie, je ne sais pas. Mais une Miss Alger, si, il y en avait bien une, même s'il n'est aucunement question d'elle au cours de ces festivités de fin octobre 1937.


cliquez pour voir les deux dauphines.

   Le samedi 20 mars, au cours d'une compétition organisée à l'Aletti par le Comité des Fêtes de la ville d'Alger, Melle Sanchez avait été élue "Reine des Fêtes" de la ville d'Alger. Avec deux dauphines. Deux demoiselles d'honneur, lit-on dans l'Écho d'Alger, comme pour un mariage. Au printemps dernier, ce sont elles qui auront trôné sur un char lors du traditionnel défilé du carnaval, saluant de la main et envoyant de petits baisers à la foule en liesse. Je suppose qu'elles auront aussi rehaussé de leur présence différentes autres manifestations festives en notre ville, comme le défilé de chars de la quinzaine commerciale en mai 1937 (photo ci-dessous).



La Reine, Melle Sanchez, est à gauche, les deux dauphines sont au centre et à droite. La photo a été prise lors du défilé de chars de la quinzaine commerciale en mai dernier. Elles passent devant l'hôtel Laferrière (souvenez-nous, au 44 rue Alfred Lelluch). Cliquez pour agrandir.



Une fois la fête finie…


   Au lendemain de cette fiesta à l'Aletti, les Galeries de France, notre très urf grand magasin algérois de la rue d'Isly, futur "Mama" au XXIème siècle (Musée d'Art Moderne d'Alger), font paraître dans les quotidiens algérois la publicité suivante :


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   Peut-être cette double rangée de dix paires de gambettes impeccables, gainées de rayonne ou de soie, en une perspective triomphale digne des "Ziegfeld Follies", est-elle une coïncidence ?

   Mais penser ceci serait mal connaître le formidable esprit d'à-propos dont faisaient preuve nos commerçants !



Et Miss Finlande,
devenue Miss Europe 1937 ?


   Le Figaro ne l'oublie pas, et dans son édition du 04 novembre nous donne de ses nouvelles :



   La suite de la vie de Miss Finlande 37 ne nous est pas connue. Tout juste sait-on que son beau visage respirant le naturel et la santé convainquit sans peine ses concitoyens d'acheter les produits qui, pour faire leur réclame, eurent recours à elle…

   Internet nous apprend aussi qu'elle vécut bien vieille, qu'elle fut mariée deux fois, que la maison où se trouvaient ses trophées et souvenirs de Miss a été détruite dans un incendie (du moins si j'en crois ce que j'ai pu obtenir de traducteurs automatiques de finnois, dont on connait les poétiques, hallucinantes et désopilantes traductions).


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Pour voir une autre "réclame",
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Et notre gagnante de "la coupe de la Ville d'Alger" 1937 ? La petite Miss Danemark ?


   Car quand même ! On est un peu responsable de celles et ceux qu'on a apprivoisés, non ? Même si ce sont nos pères (et mères) qui les ont choyées et célébrées.

   Alors, j'ai un peu cherché sur le net, fait appel à un excellent traducteur automatique de danois, et j'ai obtenu ceci :

   "Valborg Hansine Korsgaard a été "découverte" par A. W. Sandberg en 1935. Sous le nom de Tove Arni, il la lança avec le film "Millionaire Boy" (1936) où elle et l'acteur Ebbe Rode jouent le jeune couple du film. En septembre 1937, Tove Arni est nommée reine de beauté à l'Apollo Theatre à Copenhague et participe en tant que "Miss Danemark" à une rude compétition avec "Miss Finlande" pour le titre de "Miss Europe". Elle a voyagé "Miss Danemark" sur une tournée européenne. À l'été 1939, elle est mannequin dans l'une des grandes maisons de mode de Paris et se produit aux Folies Bergères. Ensuite, elle a joué des rôles mineurs dans des films danois, parmi lesquels "Aujourd'hui commence la vie» (1939) et «Méfiez-vous du virage Solby" (1940). Pendant un temps, il fut question que Tove Arni soit actrice de cinéma à la Ufa à Berlin, mais en 1941, étudiante de Gerda Christophersen, elle décide de se présenter à l'audition pour le rôle de Gretchen dans "Faust",et se retrouve parmi les 5 étudiants admis (oui, là, le traducteur merde un peu, désolé). Tove Arni épousa plus tard un réalisateur allemand et portait le surnom Lystø. Il n'est pas possible de trouver des informations sur le reste de la vie de Tove Arni, y compris son éventuelle date de décès."

   Voilà, je n'ai rien trouvé de plus. Adieu, petite Reine.


Tove, vers 1940. Belle, non ?
Le public algérois ne manquait pas de goût.