Dans les années 20-30, le quartier compris entre la Place du Gouvernement et la place Bugeaud est encore le centre du Alger commerçant. Deux rues se partagent l'essentiel des "grands magasins" : la rueBab-Azoun, entre place du Gouvernement et square Bresson (ou plus exactement "Aristide Briand", puisque la place Bresson désigne l'espace entre le square et l'Opéra), et la rue d'Isly, plus au sud. Dans ces deux artères se sont regroupés des commerces portant pour beaucoup les noms prestigieux de grands magasins de France, dont ils se veulent la réplique (parfois tout à fait réussie) et dont ils sont d'ailleurs les succursales. Rue Bab-Azoun on trouve en 1922 : "Au gagne petit" (au n°4), "A la Renaissance" (au n°7) , "Aux Montagnes Russes" (au n°8), "Les Galeries Lafayette" (au n°12), "Au Printemps" (au n°12), "A la Samaritaine" (au n°20), et surtout, surtout, "Aux Deux Magots" (au n°12 aussi).
Ce dernier magasin, dans la famille Dupeyrot, nous tient particulièrement à coeur. Sans "Aux Deux Magots", il n'y aurait ni moi pour vous en parler (quelle perte!), ni mon frère ni... C'est vertigineux ! Vertigineux de penser à tout ce qui n'aurait pas été si ce grand magasin d'Alger n'avait pas existé : c'est là que se rencontrent au début des années 30 deux jeunes gens, Odette et René, qui deviendront plus tard mes parents.
Odette est la plus jeune de trois soeurs. Veuve de guerre, ma grand-mère faisait des ménages chez les riches propriétaires fonciers du bas du chemin Bucknal à El-Biar. Puis les deux aînées se sont mises à travailler. Toutes les quatre déménageront 8, rue Tirman, puis 22, boulevard Baudin. Lorsqu'Odette a 17 ans, elle habite encore El-Biar, et elle vient travailler aux Deux Magots.
Là, vraisemblablement en 1933, on ne sait plus quel mois, quel jour, elle rencontre René, qui vient de rentrer à la comptabilité. Elle remplace une jolie fille au standard, Gisèle. On dit qu'Odette aurait piqué René à Gisèle. Vous savez comment sont les gens... Odette a 18 ans, lui en a 17. C'est leur premier vrai travail. Un très beau jeune homme, René. Il a eu son certificat d'études, c'est l'intello d'une famille de six frères et soeurs. Il habite Hussein-Dey, un quartier ouvrier de la banlieue sud d'Alger. Lui aussi a perdu son père, sept ans auparavant, en 1926.
Depuis ses 13 ans, René joue au foot, d'abord à la J.S.S., "Jeunesses Sportives Socialistes", puis à l'O.H.D., l'Olympique d'Hussein-Dey. Il est ailier gauche. Il danse comme un dieu, se coiffe comme Henri Garat. Son tailleur du moment (en ce temps là, même pauvre, on se fait faire ses costards sur mesure), Alfred Zemirou, rue Henri Martin ("sur la gauche en montant, il avait pas de vitrine"), l'a à la bonne. Ses costumes il les lui compte à moitié prix. René est son homme sandwich, sa gravure de mode ambulante. Le seul luxe à René : des chausures en chevreau, "très beau cuir, mais surtout très souple, idéal pour danser", se souvient-il en 2001. Il les achète au marchand de chaussures qui est juste en face les Deux-Magots, rue Bab-Azoun, faisant le coin de droite avec la rue Scipion. Tellement il danse, René, que c'est quasiment chaque mois qu'il doit s'en racheter une paire !
Aux Deux Magots, René et Odette "fréquentent". Entre midi et deux, chacun rentre déjeuner : Odette prend la ligne d'en haut, celle des TA, et va déjeuner avec sa soeur Philomène qui travaille à la librairie Nostre-Dame rue Michelet (elles habitent encore à El-Biar). René, par la ligne d'en-bas (CFRA, "Conducteurs Feignants, Receveurs Autant"), rentre manger chez sa mère à Hussein-Dey. A 13H 20 il reprend le tramway à l'arrêt "Annexe", et retour. Des fois, avant de reprendre le travail à deux heures, René trouve encore le temps d'offrir à Odette un petit cointreau dans un petit café juste à côté, à l'angle de la rue Jules Ferry et de la rue Flatters . Non, pas tous les jours, mais quand même, souvent.
Ces après-midi là, Odette a un peu de mal à trouver les bonnes fiches sur le tableau du standard... Parfois, ils se laissent des messages dans le petit creux dans la pierre d'une colonne sous les arcades du boulevard de la République. Ils l'appellent "leur grotte".
Avec bien des péripéties, que ni l'un ni l'autre ne me racontèrent vraiment, leur amour dura. Plus longtemps que les "Deux Magots". Il dure encore en cette première année du nouveau siècle. La ruine des Deux Magots, ils l'attribuent à l'arrivée d'un directeur général aux idées dispendieuses, Monsieur Mamelzer. Impeccablement "tiré à quatre épingles, changeant de costume à la mi-journée" (c'est te dire!), il eut entre autres initiatives celle d'installer un salon de thé sur la terrasse. "Tu te rends compte, un salon de thé !". Mes parents ne savent pas me dire en quoi ce genre d'initiative ruina le grand magasin, mais ils sont persuadés que la gestion intempestive de Monsieur Mamelzer (dont cette goutte de thé qui fit déborder le vase) fut prépondérante dans la chute de la maison "Aux deux Magots". René reste à peine trois ans aux Deux Magots. Odette plus longtemps, et avant sa chute finle, puisqu'elle se souvient que lorsqu'elle quitta "Les Deux Magots" il y avait encore des employés qui y travaillaient.
En décembre 1945, René, retour de captivité en Allemagne, et Odette se marient. Ils passent leur nuit de Noces et les quelques jours qui leur tiennent lieu de lune de miel, à deux pas de la rue Bab-Azoun, rue Littré, dans un appartement donnant sur le square Bresson (pardon, Aristide Briand) et prêté par la famille Lung. Mademoiselle Lung aura été la patronne d'Odette durant la guerre, à l'Oeuvre du colis au prisonnier, rue Roland de Bussy. Mais ceci est une autre histoire...
Gérald, janvier 2001.
qui pourra nous rappeler le nom de ce café ? Et en retrouverait une image ?
Description par Odette du magasin
"Aux Deux Magots"
et de ses employés, vers 1935 (elle a vingt ans)
Rez-de-chaussée
Parfumerie-maroquinerie. Chemiserie, domaine de monsieur André. Et la caisse, tenue par monsieur Isène, "gentil comme tout", parfois secondé par deux caissières.
Sous-sol
Articles de ménage. Tenu par un couple, Odette ne se souvient plus de leur nom, "c'était justement un ménage, le mari et la femme, qui travaillaient ensemble".
1er étage
Confection pour dames (cheffesse : mademoiselle Vénèque. Sa deuxième: mademoiselle Guemard) et à gauche - on descendait deux marches - confection pour enfants (madame Falières).
2ème étage
A droite, avec une caisse : Blanc et tissus (monsieur Thomasou). Au fond : les vêtements pour hommes, tenue par les frères Sandra. Vincent c'était le petit et Joseph c'était le grand.
3ème étage
Le mobilier, qui occupait tout l'étage. Sous la houlette de monsieur Arnaud. Le vendeur s'appelait monsieur Bahamonde, "un gringalet", juge aujourd'hui Odette.
4ème étage
La literie. Vendeurs : monsieur Régnier et monsieur Béjot. C'était aussi au quatrième le vestiaire des employés de la compta du cinquième.
5ème étage
Par un escalier (de toutes façons, l'ascenceur, s'il va au cinquième, est interdit au personnel), on arrive à la comptabilité. Dans le coin, le service des exportations. A côté, le service "voyageurs" (il y avait une douzaine de rerésentants). A côté, le service "Province", en fait une coquetterie pour désigner à la façon métropolitaine les livraisons en banlieue d'Alger.
On descendait deux marches, et là il y avait une douzaine d'employés. Ce service, c'était "le débiteur", en fait la comptabilité. Dans une cage en verre, le chef de la compta à son bureau : Monsieur Faisandelle. Derrière lui : le bureau du directeur, Monsieur Mamelzer. Devant monsieur Faisandelle : le chef-comptable, Monsieur Servera, "un chef gentil", dit Odette. A côté de monsieur Servera, Monsieur Blanc, on l'appelait "la correspondance". On montait deux petites marches : le chef, monsieur Camilieri, entouré de deux jeunes : Sapena (qui fut plus tard dans les années 50 vendeur aux Galeries Bugeaud) et Pélissier. Devant Monsieur Camilieri : le bureau du chef des voyageurs, Monsieur Mouth (dans une cage en verre, apanage des chefs) et à côté de lui, c'était la place d'Odette.
Les patrons, qui avaient eux aussi leur bureau au 5ème, étaient les frères Tiné : Jules, "le gentil", "avec son petit ventre rond", d'humeur égale, "tout le monde l'adorait", et Edouard, "le pas marrant" (il avait une maison sur la route de la Colonne Voirol). De l'avis de René, ils se partageaient les rôles de carotte et de bâton. Sous l'autorité de Mamelzer, un sous-directeur : monsieur Constant, qui remplaçait Mamelzer quand il était absent. Et sous monsieur Constant, deux autres "chefs" : monsieur Gruèsse et monsieur Fourré."Monsieur Constant était homosexuel, à cette époque c'était rare qu'on sache ce genre de chose".
La Terrasse
Espace dédié au fameux salon de thé, initiative controversée de monsieur Mamelzer.
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Au n°12, compris entre rue Flatters et rue Bosa, et rue Bab-Azoun et rue Jules Ferry : les Deux Magots (en rouge).
Au n° 33 de la rue Bab-Azoun : le plus fameux des cafés du vieil Alger : le café du Vieux Grenadier. Cet endroit a été l'objet de très nombreuses cartes postales représentant cette extrémité de la rue Bab-Azoun (côté square Aristide Briand). A gauche, le départ de la rue Charles Aboulker. A droite commence la petite rue Littré qui longe le square au nord. L'exploitant du café du Vieux Grenadier en 1922 : Georges Larousse. Plus anciennement, sur des cartes postales des années 1910, on lit sur la façade : Constant propriétaire. En 2001, ni Odette ni René ne se souviennent que ce café existât encore "de leur temps", dix ans plus tard, vers 1932-33. Ou bien leur mémoire n'est-elle plus ce qu'elle fut ?
Découvrez le Vieux Grenadier au fil du temps en cliquant sur la photo
D'autres "Grands Magasins" de la rue Bab-Azoun
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 René en 1933, il a 17 ans, c'est l'année où il entre aux Deux Magots.
 Odette vers 1936, dans la gloire de ses vingt ans.
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Photo ci-dessus prise du côté de l'entrée du personnel des Deux-Magots, rue Jules Ferry. A droite : Sapena, qui sera dans les années 50 vendeur aux Galeries Bugeaud, rampe Bugeaud, puis émigrera au Canada. Au centre : René Dupeyrot. A gauche : un qui était caissier au rez-de-chaussée, avec monsieur Iseve.
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Photo ci-dessus prise du côté de l'entrée du personnel, rue Jules Ferry. A droite avec la casquette, le pouce passé dans une boutonnière de la veste, dégaine à la vrai de dur, comme au cinéma : Rosello, "qui était le neveu de monsieur Rosello, le chef du personnel".
Photos de Pérès, un ami de René qui travaillait lui aussi aux Deux Magots. Mention manuscrite au dos de la photo de droite : "Souvenir 1 heure avant mon bain de mer". Pérès devait être un méticuleux méthodique précis.
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