RUBRIQUES "LE COIN DES BONNES CHOSES" ET "NOS SUISSES" RÉUNIES


PATISSERIE HENRI ZORN
"DÉLICE PATISSERIE"


30, rue d'Isly, Alger - Tél : 47-64

par Anne-Marie Juan.





"Il était mon Pépé, un homme entier, droit et merveilleux."


   Heinrich (Henri) Zorn est né le 19 avril 1893 à Richterswil (canton de Zürich - Suisse). Son père, ingénieur aux Eaux et Forêts souhaitait qu'il suive son chemin, mais tout jeune il opte pour le métier de boulanger-pâtissier et un jour, trouvant la Suisse trop petite à son goût, il décide de partir à l'aventure. À vingt ans, le 14 mai 1913 il débarque à Alger et habite au 23, rue Bab el Oued.

   Il est employé au "FIN GOURMET" (1), tenu par la famille Bouvard où il rencontre notre grande Tante, Joséphine Andreu. La guerre les sépare...

   Il revient en Algérie et ils se marient le 27 février 1919.

   En 1928 ils ouvrent une boulangerie-pâtisserie à Guyotville, au 41, rue Malakoff. C'est à cette époque que remonte la photo ci-dessous. Mon Pépé (le seul nu-tête) est au milieu de son équipe...


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   Par la suite ils s'installent au 30, rue d'Isly où ils restent jusqu'en 1957, date à laquelle ils vendent leur commerce, pour raisons de santé, à la famille Micallef.

   J'ai choisi cette période d'avant Pâques (2) pour vous parler de celui qui fut mon Pépé, à qui je veux ainsi rendre hommage en me souvenant des quelques années durant lesquelles j'ai pu engranger des souvenirs.

   Lorsque la période des Fêtes de fin d'année approchait toute la famille se mettait à l'ouvrage, ma soeur et moi comprises. Nous nous installions avec les grands autour de la table de la salle à manger recouverte d'un grand drap blanc. Devant chacun des carrés de papiers magnifiques, multicolores, chatoyants et au milieu les boites : chocolats - pralines - fondants, des papiers fins et des pétards. Chacun confectionnait des papillotes et il ne fallait pas se tromper de corbeilles en les répartissant selon leur contenu. Ma Grand-mère nous racontait des histoires et la soirée passait en réflexions et en rires.

   À la pâtisserie ce qui me plaisait le plus c'était les sabots en chocolat noir ou au lait. Bien brillants, remplis d'autres chocolats à l'intérieur d'un papier de cellophane et le tout retenu par un magnifique ruban ! Personne ne touchait au chocolat sans gants car un doigt chaud laisse des traces ! Il y avait aussi la confection des marrons glacés (Ô délices !) que je regardais avec envie, sécher sur une grille. Il arrivait que certains se brisent et alors j'avais droit à des petits bouts. Bien entendu il y avait toutes sortes de bûches. Aussi nous n'avons jamais connu de réveillons et lendemains de Fêtes car toute la famille travaillait tard et se levait tôt. Mais le Père Noël passait quand même. Ensuite arrivait la période des couronnes des Rois avec des sujets magnifiques. Celle que je préférais c'était la pralinée et plus encore la pralinée meringuée.


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La première façade de la pâtisserie.
"Les deux cadres en marmorite (le laboureur et la semeuse)
m'ont été volé depuis."

   En dehors de ces périodes de Fêtes de Noël ou Pâques avec les beaux oeufs bien enrubannés, bien décorés avec leur petits poussins, chocolat noir, au lait, lisses ou craquelés et ceux en sucre candi, il y avait la vie quotidienne. Je me souviens de l'interdiction d'aller dans le magasin sans y avoir été invitée, pour ne pas gêner. Ce n'était pas notre place sauf pour le goûter où nous avions le droit de choisir notre gâteau qui nous était servi à l'aide d'une pince et pas avec les doigts comme je le vois si souvent maintenant. Mes préférés c'étaient les "olgas", les "russes" et les "oreilles de prussien" bien caramélisées et croustillantes. Pour ma soeur c'étaient les florentins et les maccarons.

   L'été, lorsque je partais avec Pépé et ma grande Tante en Suisse, nous rencontrions les amis Kummer, Tilburg, Schifferli (3) et autres.

   Nous revenions toujours avec des achats "spécial pâtisserie". Tout plein de petites fleurs multicolores en sucre, myosotis, narcisses, petites roses, violettes et des plaques en hosties décorées pour poser sur les oeufs de Pâques ou les entremets. Je passais des heures en m'appliquant à ne pas casser les pétales des petites fleurs en les décollant du papier sulfurisé et en les rangeant dans des boîtes pour faciliter le voyage de retour sur Alger.

   Pour en revenir à la pâtisserie, il y avait Alphonse Papalardo qui me confectionnait des cornets remplis de chocolats chauds que je laissais couler sur ma langue. (Alphonse a conduit notre voiture le jour de mon mariage, donc bien des années plus tard). Il y avait aussi Joseph Cremona (je pense que c'était son nom, je ne me souviens pas très bien). Je le revoie en train de pétrir différentes pâtes, de taper cette pâte qui semblait tellement souple. Souvent j'héritais d'un petit bout pour faire "ma cuisine" et surtout c'était le spécialiste des mounas. Pour Pâques, il nous en faisait toujours une avec un oeuf au milieu et une croix de pâte dessus.


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L'intérieur de la pâtisserie, avec les Micallef.

   Et puis il y avait les escaliers qui menaient au four en sous sol. Il faisait toujours chaud et cet endroit m'impressionnait. Les grandes pelles, les bassines et autres ustensiles, les moules, tout était là en attendant leur utilisation. Il y régnait une odeur extraordinaire que je n'oublierai jamais. Le long du four il y avait un petit réduit où on entreposait des bassines de chocolat fondu prêt à l'emploi. Mais il y avait aussi des tapettes à souris dans les coins et je pleurais chaque fois que j'en voyais une coincée là-dedans.

   Voilà quelques souvenirs parmi tant d'autres qui me restent encore après tant d'années, de mon Pépé que j'aimais profondément, cet homme juste, droit et bon qui me surnommait "son arapède" car je ne le lâchais pas d'une semelle.

   Je ne voudrais pas terminer mon petit texte sans parler de tous les beaux rameaux qui ornaient la Pâtisserie à cette époque de Pâques, en attendant d'être achetés et portés fièrement à l'Église. Ils venaient de Nice, ces rameaux argentés avec par endroit des petites branches de faux mimosas et ensuite chargés de gâteries sucrées et chocolatées. Trop grands et trop lourds pour certains d'entre nous, mais que nous étions fiers ! Jusqu'au jour où mon cher Abbé Di Meglio (4) a décidé de ne plus les accepter à l'Église, que les Rameaux n'étaient pas la fête des pâtissiers, et qu'il n'accepterait désormais que de l'olivier ou du buis. Je fus très déçue à l'époque parce que je n'étais qu'une enfant et que c'était tellement joli, mais il avait raison. Là aussi je me souviens avoir une petite photo et là aussi dès que je la retrouve je vous l'enverrai.

Passez de Joyeuses Fêtes de Pâques.
Anne-Marie JUAN,
dimanche 4 avril 2010



Jean-Brua se souvient :

"On cite à juste titre le Trianon et Tilburg pour les "russes" (La "Princière" devait être aussi dans le coup, je pense). Mais il faudrait parler aussi des "boules de chez Zorn".
Zorn était un pâtissier de la rue d'Isly (tout près du cinéma "Le Club") spécialiste de ce délice à peu près gros comme une balle de tennis : un noyau de crème pralinée, entouré d'un doigt de meringue elle-même recouverte d'une croûte de chocolat piquée d'éclats de noisette. Il fallait les commander avant le dimanche, pour le plaisir cruel d'emporter sa boîte enrubannée au nez et à la barbe d'une file d'imprévoyants angoissés".

Jean Brua, livre d'Or, 23/01/06, 23 h 36.




(1) Chacun se sera souvenu de cette magnifique pâtisserie sise 23 rue Bab-Azoun, qui rivalisait avec la "Pâtisserie Fille" non loin de là, au 2 de la rue. Il semblerait que le "Fin Gourmet" était tenu en 1925 par Madame Pousse, avant d'être ensuite repris par la famille Bouvard. Ou bien Mme Pousse n'en était-elle que la gérante ? Le "Fin Gourmet, pâtisserie Bouvard" était toujours là en 1954, devenu propriété ou gérance de la famille Filippi. Sous le seul nom de "Bouvard", le "pâtissier-traiteur" sera encore là en 1961. (tél. 5-41 en 1925, puis 205-41 en 1954, et 62-05-41 en 1961)

(2) Oui, Anne-Marie, je sais, vous aviez écrit "j'ai choisi cette période d'avant Noël", mais comme votre texte vient d'arriver, j'ai préféré ne pas attendre la fin de l'année, d'autant que la vitrine de Pâques de la photo est trop belle pour ne pas en faire en ce dimanche cadeau aux Es'mmaïens, non ?



Elles sont pas à croquer, les deux poupées-papillons ?


(3) Chaque ancienne fine gueule algéroise aura reconnu quelques unes des familles les plus prestigieuses du Gotha gourmand de notre ville, aux noms desquelles, cinquante ans après, nos papilles s'affolent encore ! Kummer, c'était "La Genevoise", 23 rue Richelieu ; Tilburg, la pâtisserie du 40 rue Michelet faisant l'angle avec la rue Drouillet. Et pour M. Schifferli ? Eh bien les "Bab-el-Ouédiens" se souviendront de la boulangerie-pâtisserie "À l'Épi d'Or" au 39 rue de la Bouzaréah. Comme Henri Zorn, Otto Schifferli était de la région de Zürich, et comme lui, tout jeune, il avait décidé de voyager et opté pour l'Algérie où il était arrivé, lui aussi, avant la guerre de 14/18. "J'ai revu, il y a bien longtemps, les Tilburg à Genève et pour les Schifferli, Marc, le fils, a eu une patisserie à Nice, et Michèle, la fille, était à Perpignan." (Anne-Marie Juan)

(4) Curé de la paroisse du Sacré-Coeur.