La rue Warnier d'Annie Suc

Du Trou des Facs et de ses débouchés...

Après avoir vécu pendant 17 ans au 30 de la rue Michelet, et pour des raisons que je ne connais pas, nous avons ma famille et moi déménagé au mois de janvier 1962, nous sommes allés habiter, pour les quelques mois qui nous restaient à vivre à Alger, dans une charmante petite rue, qui ressemblait à une rue de village, cet endroit était calme, car il n'y avait pas beaucoup de circulation automobile. Elle commençait au numéro 2 rue Richelieu et se terminait au 13 de la rue Michelet.

Petite rue sans issue, pas pour les piétons, mais pour les voitures, elle débutait au carrefour de l'Agha en bas de la rue Richelieu et elle se terminait à l'entrée du Trou des Facultés, seule rue qui arrivait directement dans la galerie marchande qui se situait sous la place Lyautey. Ce passage souterrain formait un cercle, au centre se trouvait une salle de conférences, tout autour de cet amphithéâtre, une allée entre divers magasins, boutiques et bars.

Plusieurs sorties par des escaliers nous amenaient dans la rue Michelet : une devant le magasin de véhicules Renault, une autre Boulevard Camille Saint-Saëns devant la vitrine d'Air-France, la troisième devant le magasin de maroquinerie Bissonnet, la quatrième arrivait juste en face du Tunnel des Facultés.

Au-dessus de la rue Warnier deux sorties pour accéder rue Michelet coté numéros impairs. A chaque issue de part et d'autre des montées, se trouvaient des petits kiosques et je me souviens de celui qui était aux escaliers Michelet-vitrine Renault, c'était une vendeuse de bonbons ou j'achetais des chewing-gums style Malabar et à l'intérieur on y découvrait la photo d'un artiste de cinéma, que l'on collectionnait. Coté rue Michelet-Bissonnet, là c'était un kiosque ou l'on vendait des disques 45 tours et, pour la première fois j'entendais Françoise Hardy chanter "Tous les garçons et les filles de mon âge etc". Le kiosque d'à coté vendait des journaux quotidiens et des magazines.

Bon, demi-tour, repartons vers la rue Warnier toujours dans la galerie souterraine en passant devant des étalages de meubles, d'électroménager, deux marches pour arriver à ce petit bout de tunnel qui s'ouvre sur cette rue, un distributeur automatique à tiroirs délivrait contre une petite pièce, des pastilles Vichy, des chewing-gums Hollywood, et là se terminait la galerie.

Ah! Enfin revoilà le ciel bleu et la rue Warnier.


Du "repos du gosier" à l'oiseau (: > buveur...

En descendant à droite, un délicieux petit magasin tenu par une dame (madame Touhas) toute aussi jolie et toute ronde couleur caramel et tout habillée de rose ou de blanc, c'est normal elle vendait des bonbons, des gâteaux arabes et les inoubliables Loukoums Raham, qui veut dire "le repos du gosier", confiserie orientale faite d'une pâte sucrée parfumée aux amandes et aux pistaches, de toutes les couleurs. Sur des étagères en verre des pyramides de boites en fer bleu sur le couvercle une jolie mosquée dorée, sous un ciel étoilé et à l'intérieur "halva turc" pâte douce faite de fragments d'amandes, de noisettes, de pistaches et surtout de cacahuètes , elle vendait des montecaos avec le dôme recouvert de cannelle, et les oublis sorte de gaufres en forme de cornets. Et de croustillantes oreillettes enveloppées de sucre...

En face de cette bonbonnière, on changeait carrément de pays, nous voilà transportés en Italie, un grand commerce avec sa façade peinte en vert, des présentoirs avec des produits tels que les pâtes et encore des pâtes fraîches "pasta" et sur l'étalage de la devanture je vis pour la première fois des pâtes vertes. Etaient-elles teintées où étaient-elles aux épinards. Telle est la question? Ma mère voulait en acheter mais ma soeur et moi nous n'en voulions pas. Bouteilles de Chianti dans toutes les dimensions et surtout certaines avaient de très grands goulots, genre tubes de verre, des pizzas grandes et petites pour tous les goûts et à toutes les sauces, des gâteaux en forme d'anneaux, des macarons aux amandes et des tas d'autres bonnes choses.

Dans cette partie de la rue Warnier, il n'y avait pas de trottoirs mais de grandes et larges marches dites méditerranéennes. De l'Italie on passait à l'école Pigier au numéro 4 de la voie, école connue pour préparer des futures secrétaires sténodactylos ou des comptables, enseignement de couture de coupe, dessin, langues, préparation C.A.P. et B.P., cours par correspondance pour toutes les classes, leçons particulières. Quelle programme charmant.

Trottoir de gauche en descendant, il y avait un coiffeur pour hommes et dans sa vitrine, habitait un drôle d'oiseau environ 25 cm de haut en bois, ce volatile trempait son long bec dans un récipient en forme de flûte à champagne, il buvait se redressait et recommençait à la fin de la journée il devait être fatigué de picoler, très élégant, il portait un chapeau haut de forme et jaquette s'il vous plaît! Il était surnommé l'oiseau buveur, et je passais un long moment a le regarder boire sans modération un verre et un deuxième verre et n'oublions pas le troisième, bonjour les dégâts, non, pas de dégâts il restait dans sa vitrine, il savait qu'il allait avoir de la visite, beaucoup de passants s'arrêtaient pour le contempler.

J'habitais au numéro 7, au deuxième étage de ce petit immeuble , au-dessus, il y avait la terrasse avec son carrelage rouge et ses fils pour étendre le linge en plein soleil. Les martinets aux longues ailes noires, aux cris stridents, passaient au-dessus de nos têtes. Une fenêtre de l'appartement donnait directement en face de l'école Pigier et l'autre supervisait la rue Warnier jusqu'à la rue Richelieu.

Au numéro 5, une jolie boutique de Bijouterie Horlogerie et Orfèvrerie, tenue par Madame Guida. Achat de médaille pour le baptême, de croix de communion en l'Eglise Saint-Charles et réparation de la montre de mon père. En sortant de ce commerce, en face on apercevait le passage du Caravansérail dans cette ruelle qui aboutissait rue Charras, au milieu il y avait une place sur laquelle les enfants jouaient avec leur trottinette et certains faisaient du patin a roulettes, se tenait un commerce de gros et détail enÉbonbons, le paradis pour un enfant les odeurs de caramel, de réglisse, de sucre, de guimauve, sur des étagères bien rangées les unes sur les autres des boites en carton sur lesquels de jolis noms étaient inscrits Poulain, Suchard, Cemoi, des boites en fer avec des biscuits l'Alsacienne, Lu, ma mère achetait de temps en temps des bonbons mais les plus gros achats se faisaient pour les communions avec les dragées de toutes les couleurs. Le commerçant nous offrait des bonbons, sortes de coquillages rempli de sucre multicolore.


Tout Suc, tout miel : petite halte chez Mohamed...

Revenons dans la rue Warnier et là à gauche, toujours en descendant, le fameux et typique et incontournable marchand de beignets arabes ah! Ces beignets tous chauds croustillants et comme toujours emballés dans le fameux papier de journal. Que c'était bon. On se léchait les doigts bien gras tellement c'était bon. Petite boutique, il fallait lever la jambe assez haute pour atteindre la première marche, mais la plupart du temps on restait sur la chaussée, en attendant notre délicieux beignet, mon père se régalait de gambelouze, un immense gâteau servi sur une plaque carrée, fait de semoule de miel et d'amandes, Mohamed le découpait avec une spatule genre couteau a mastic de vitrier, il dessinait avec son outil des petits carrés et sur chacun une amande venait finir la gourmandise.

Ne parlons pas de la cuisson des beignets, Mohamed était assis sur une vieille chaise paillée, devant lui un fût en fer qui avait était coupé en deux et à l'intérieur l'huile de friture, de couleur plutôt noire, il prenait une petite boule de pâte qui reposait bien tranquillement sur le comptoir recouvert de carreaux bleus et blancs aidé de ses deux mains il formait un rond, dont le milieu se composait d'un trou, il faisait faire un vol plané au beignet, qui plongeait dans le bain, et à ce moment là le miracle s'accomplissait. Il vendait aussi des makrouts et des zalabias recouverts de miel.

Comme on habitait juste en face de son magasin, on assistait tous les matins, sauf le vendredi, au réveil du marchand. Il n'avait sûrement pas de montre et encore moins de pendule chez lui car il dormait dans l'arrière boutique et un copain venait tous les jours le réveiller, en tapant avec vigueur sur le rideau de tôle ondulé, il tambourinait et l'appelait en même temps qu'il nous réveillait, "Arroua Mena". Quelques instants plus tard Mohamed lui répondait qu'il était debout et venait en djellaba et babouches ouvrir son commerce. Fissa fissa, voilà une journée qui commence. Quelques salamalecs aux piétons qui passaient devant chez lui, mais aussi à la jolie fatma avec son haïk et son panier arabe.

Son premier travail, était de s'asseoir sur la première marche toujours dans la même tenue avec son kawa à la main, assis pendant un long moment, il regardait les gens qui passaient dans la rue et qui allaient sûrement travailler. Allez c'est l'heure, la boite d'allumettes à la main, il allumait son gaz, et chauffait son huile, puis il disparaissait pour revenir dans sa tenue de travail, sarouel de couleur bleu, chéchia sur la tête et attendait les clients, le matin il n'y avait pas grand monde, et l'après midi il laissait tout ouvert et allait faire sa sieste, il avait raison, car dans la soirée beaucoup de gens s'arrêtaient pour un beignet ou un gâteau et c'était toujours ouvert tard le soir.

Avec peu de choses on fait de grands bonheurs.


Terminus, tout le monde descend !

On continue à descendre, et à droite au rez de chaussée d'un immeuble récent, un magasin de vêtements mode et un photographe. Nous voilà en bas de la rue; à droite se trouve une pharmacie et à gauche faisant l'angle avec la rue Richelieu le dernier commerce et le dernier personnage de cette voie, un marchand ambulant avec ses cheveux couleur poil de carotte, il était surnommé le Rouquin, il vendait sur son petit étalage des casses croûtes des sardines grillées, il devait sûrement travailler pour le bar qui donnait dans la rue Richelieu, debout adossé au mur, il discutait avec tout le monde et lorsqu'une voiture montait dans la rue il soulevait son plateau et son support laissait passer le véhicule et aussitôt reposait l'ensemble. A coté de lui, un yaouled petit cireur de chaussures, avec sa caisse pleine de brosses et boites de cirage lui tenait compagnie.

Dans ce bistrot, c'était le rendez-vous des commerçants du quartier et les vendeurs du marché Clauzel, les rencontres et les discussions se faisaient autour du zinc, avec l'anisette que l'eau venait troubler et blanchir comme neige, sa kémia et toute la smala d'amuse-gueules, les portes de ce café toujours grandes ouvertes et le monde du matin était remplacé dans la soirée par les apéros entre amis. Entre les verres, de petites assiettes avec des tramousses, de la calentita, des morceaux d'omelettes, des poivrons grillés, les blis-blis .

Voilà, mes souvenirs d'une petite rue où vivaient des gens simples et où chaque jour était rempli de petits bonheurs, mais pour moi le plus beau c'était et ça restera le marchand et ses beignets.

Le 7 décembre 2001

Annie SUC


Rue Warnier: en remontant vers le souterrain des faculltés (© SLIM, août 2000). "Bagatelle", notre petit coiffeur, tenait boutique un peu plus haut à droite, juste avant, nous semble-t-il, le passage du Caravansérail.

L'immeuble à gauche (au 1er étage, il y a une pancarte avec l'image d'une clé) est le n°7, où habitait Annie en 1962. Au deuxième étage à l'angle. Annie se souvient du marchand de beignets sous ses fenêtres, sur la droite de la rueWarnier, juste là où il y a le rayon de soleil. Ou juste après.




La rue Warnier vue depuis la rue Richelieu. (© SLIM, août 2000).

La pharmacie "Gléchauf" mentionnée par Rémi Morelli est au coin gauche, le café cité par Annie (celui de Popol Amadeo selon Lucette Bitard) au coin droit.

5 grains de sel, par Gérald

Je ne me rappelle pas grand'chose de ce trou, si ce n'est une vitrine dans laquelle une compagnie aérienne faisait sa publicité (en venant de l'escalier Michelet-Saint-Saëns, à droite avant la sortie Warnier). Pour moi, cette vitrine avait deux attraits majeurs (le reste, je ne m'en souviens pas... Sûrement y avait-il dans cette vitrine des slogans, des affiches, mais je suppose que les deux objets dont je vais parler me faisaient d'autant plus d'effet que je ne savais pas encore lire. Alors, je ne devais voir qu'eux...)

Première séduction massue : une maquette, fort grande, de l'un des avions de la compagnie, en coupe, et en vol (il était monté sur un socle). On voyait les fauteuils, sans les passagers, les postes des pilotes mais sans les pilotes, les soutes à bagages avec les valises en miniature, et les logements des trains d'atterrissage. Tout était là, offert, et c'était un émerveillement pour le petit bout d'homme que j'étais de se sentir comme un Gulliver éventrant des lieux liliputiens (encore aujourd'hui, à ce souvenir, le même ravissement se lève en moi). Jamais depuis aucune autre maquette ne m'a fait autant d'effet, et aussi durable, que celle là.

Seconde merveille : un plateau-repas avec dessus le fac-simile en plastique d'un repas tel qu'il serait servi aux avisés clients de la compagnie. Rien à voir avec les chichiteuses et misérables collations de maintenant; et d'ailleurs quelle compagnie de nos jours oserait faire de ses égarements culinaires un argument de vente aussi fièrement ostensible ? Aujourd'hui, j'éprouve la même fascination pour les reproductions des plats servis à l'intérieur que certains restaurants japonais mettent en vitrine. Ce premier "dummy" admiré voilà 50 ans dans le souterrain des Facultés n'y est sans doute pas pour rien. G.D.

L'une de mes tantes (90 ans en 2003) qui habitait non loin de là (Bd Baudin, au carrefour de l'Agha) avait pour le "Halva Turc" une passion déraisonnable. Elle avait trouvé un avantageux compromis entre sa gourmandise et sa réputation, surtout auprès de ses neveux. Elle avait astucieusement basé le truc sur le problème apparemment austère parce qu'insoluble du "où et comment s'arrêter en faisant des parts nettes".

D'une main ferme et décidée, de la pointe du couteau, elle égratignait la surface du halva, faisant mine de tracer une frontière définitive et infranchissable. Mais ensuite, la lame s'enfonçant dans le tendre nougat, compte-tenu de la friabilité du terrain, à chaque fois se produisait un éboulement. Du halva, miné par ses pistaches, s'écroulait. Elle écopait prestement les gravats avec une minutie de souris, picorant du bout des doigts et engloutissant d'un seul mouvement. Du coup, la coupe n'était jamais parfaite, et toujours il lui fallait recommencer à un ou deux centimètres de là. La boîte pouvait à ce train se trouver rapidement épuisée, la bonne conscience de ma tante restant intacte et son honneur d'adulte raisonnable (très relativement) indemne. G.D.

Tant que nous habitâmes le bas du boulevard Saint-Saëns (10 ans, de 1946 à 1956), mon père m'emmenait chez le coiffeur de la rue Warnier. Les dimanche matin. Nous nous y rendions par le souterrain des facultés. En ressortant à l'air libre, on commençait à descendre les larges espaliers de cette rue en pente, il était juste un peu plus loin à gauche. On allait chez le coiffeur souvent, dans les années 50. Le cheveu court et net, c'était la mode.

Il y a peu (c'était en 1996), mon père m'apprit que ce coiffeur, il l'appelait "Bagatelle". "Il jouait aux courses ?" (mon père a ri). Non, non, le coiffeur un jour lui avait fait la confidence que, veuf, il s'était remarié, mais que, disait-il, "attention, c'était pas pour la bagatelle!". Ça avait beaucoup amusé mon père, "ça lui était bien tombé" comme on dit. D'où ce surnom qu'il devait être curieusement le seul à donner au merlan : "Bagatelle".

Le rire de Bagatelle n'était pas banal. Il évoquait les glapissements d'un chat fasciné par une mouche, mi-hennissements mi-feulements. Tremblotant, argentin, ce rire derrière moi provoquait sur ma nuque autant de frissons que l'acier froid de sa tondeuse.

Chez lui, en attendant mon tour, je lisais "Le Petit Roi" dans "Vues et Images du Monde" (où il y avait aussi ces photos très grossies dont il fallait deviner le sujet), et je tremblais aux terribles reportages en un seul dessin un seul, d'un réalisme magistral du grand Di Marco, en couverture de la revue "Radar".

Parfois, mon père me laissait le temps que Bagatelle ait fini de me coiffer, puis il revenait me chercher, je le voyais repoussant le bruissant rideau de perles en bois. "Oui oui, il est prêt le petit!". Quelques coups de serviette ou de brosse souple, pour chasser les débris de cheveux, hop, retour sur mes guiboles, et nous repartions tous deux, ma main dans la sienne, moi avec la sensation d'avoir le crâne qui rétrécissait à cause de la gomina qui séchait et me faisait comme un casque craquant. G.D.

Cliquer sur l'oiseau pour le voir en vrai et en grand

Dans la vitrine de "Bagatelle", le coiffeur, une animation non moins efficace que les automates dans les vitrines des boutiques riches, mais à un coût modeste (un verre d'eau, c'est tout!).

On peut encore aujourd'hui se le procurer, il continue d'être fabriqué à Taïwan (même si pour la plupart les pièces qui le composent sont maintenant en plastique, sauf la plume dans le fond). Il est importé par un spécialiste des rééditions de jouets rétro (son catalogue est très sympa, lui aussi) :

pour 7,60 euros, chez "Vertige",
Maison de l'artisan, rue Saint-Marc, 83670 Pontevès.
e-mail : vertige83@club-internet.fr
Tél. / fax : 04 94 77 28 78.

Lucette Bitard, tante de Jean Bayle, se souvient que le patron de ce bistrot s'appelait Popol Amadeo.